Echenoz, le déluge du verbe

Thomas Louis

LITTÉRATURE

Il y a une semaine, je me plongeais dans Le drap, un roman d’Yves Ravey paru en 2003, dont j’avais marqué un passage. Pensant qu’il allait l’intéresser (pour des raisons que je n’évoquerais pas ici), je l’ai montré à une amie, sans lui dire de qui étaient ces quelques phrases. Sa réaction a été sans appel. Elle a reconnu Jean Echenoz. Un collègue d’Yves Ravey.

Mais pas Yves Ravey. Echenoz. 

À quoi pense-t-on reconnaître Jean Echenoz ? Si on imagine avoir affaire à lui, c’est qu’il y a quelque chose d’un peu plus. Il y a quelques semaines, est venu s’installer chez les libraires de France et de Navarre un nouveau cahier de l’Herne. Dirigé par Johan Faerber, cet objet de 240 pages se consacre à celui dont j’ai déjà écrit le nom trois fois (indice, ce n’est pas Yves Ravey), ou plutôt : à son œuvre. Le cahier de l’Herne est, dans la vie de quelqu’un (souvent, quelqu’un qui écrit), une consécration. Il semblait presque inévitable que Jean Echenoz y ait droit, un jour. La première chose qui frappe est la couverture, Echenoz y a quoi, vingt, trente ans. Il a les bras croisés, un manteau noir, il regarde au loin, on dirait un écrivain. Au deuxième coup d’œil, il est un mélange entre Benoît Magimel, Michou, et un comédien américain dont le nom m’échappe (mais qui a du
style, assurément).

Si l’intérieur de ce cahier n’a rien d’un cabotinage, il a toutes les qualités du jeu d’acteur. Il extrait quelque chose que l’on ne voit pas de l’œuvre échenozienne. Et c’est intense. Comme le veut la tradition de l’Herne, les archives personnelles de l’auteur croisent les témoignages de plus ou moins proches, toutes et tous glosant sur l’importance et la richesse des textes de l’auteur de Cherokee (1962) ou du Méridien de Greenwich (1979) — à qui on a bien du mal à assigner une étiquette non mouvante. Et on ne peut qu’être d’accord avec la voix de Dominique Rabaté, qui imagine que « ce qui anime profondément l’œuvre de Jean Echenoz […], c’est un rapport très particulier à ce qui (nous) échappe, à ce qui doit échapper ». Rien de plus. Mais rien de moins.

Je parle peut-être (sûrement) pour moi, mais il n’est pas rare d’avoir envie d’être dans un roman d’Echenoz. Non pour y vivre, mais pour voir. C’est tout là l’essence de son œuvre : elle donne à voir, pour mieux penser la vie, comme elle est. Jean Échenoz désemberlificote les nœuds du Texte, pour en tirer un bricolage doré qui finit, lui-même, par former une œuvre digne d’être étudiée dans un cahier de l’Herne. Cette opération – et on le comprend dans le livre – s’organise grâce à la construction d’un casse-tête, où rien ne va en face de rien, entre humour et inquiétude. C’est ce qui forme la cohérence de romans comme Les Grandes Blondes (1995) ou de Vie de Gérard Fulmard (2020), dont chaque contributeur au cahier de l’Herne s’évertue à capter les contours. Ça, et l’intérêt magistral de l’auteur pour tout ce qui touche au réel. En témoignent les savoureux croquis présents dans ce cahier. À bien y réfléchir, je ne sais pas si je préfère être dans un roman de Jean Echenoz, ou juste au-dessus de son épaule. Probablement les deux, ce qui revient à dire que j’aimerais qu’il me prenne par le bras, qu’il m’emmène boire un verre de vin en me disant : « Je vais tout t’expliquer. »

Ce qui se trouve dans ce cahier y ressemble.

Cahier de l'Herne Jean Echenoz
Cahier de L’Herne n°139 : Jean Echenoz, sous la direction de Johan Faerber, septembre 2022, 240 p., 33€

Alors voilà, bon nombre de points de l’œuvre de Jean Echenoz sont mis en lumière dans ce cahier de l’Herne, composé de quatre parties. Les angles y sont variés, on le présente, on le décortique, Jean Echenoz, jusqu’à étudier ses formules verbales, souligner l’absence de « je », ou encore dévoiler certaines archives délicieuses, comme sa contribution à la revue Jazz Hot. Tiens l’absence de « je », je vais y venir, puisqu’elle n’est pas présente dans ce papier. « Je » voulais dire que Johann Faerber a organisé un travail collectif remarquable, ne serait-ce que parce que les voix de Laurent Mauvignier, de Pierre Michon et de Florence Delay se croisent. Chacun déploie une vraie sincérité (jamais sans une petite anecdote) pour parler de l’œuvre de cet homme qui écrit des choses et qui, malgré sa discrétion légendaire, apparaît comme une véritable vedette. Pas une star, non, ce serait vulgaire, une vedette sobre, une vedette sans envie, qui peut désormais se targuer de pouvoir lire un livre pour mieux comprendre ce qu’il a écrit. À condition qu’il en ait envie.



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