Généalogie du mâle

Victor Dumont

LIVRE

La famille ressemble à un cimetière – lieu de vie et de mort. D’un côté la naissance, don de la vie, miracle du don de la vie. Et de l’autre, le crime, crime d’une mort par transmission, d’une mort par transmi-transformation. Ce que les parents ont de mort en eux, ils s’assureront de le transmettre à leur enfant. C’est un crime connu. Rarement jugé. Crime d’une généalogie de la névrose, de l’angoisse, des frustrations. Crime d’une violence léguée, qui se propage au milieu de l’arbre familial avec une assurance tranquille, comme par fatalité. La famille comme théâtre tragique. Tragédie de la pomme qui se retrouve au pied du pommier. 

Le dernier roman de Blandine Rinkel, Vers la violence (Flammarion), trace l’itinéraire de Lou, danseuse solitaire, exilée à Londres, adepte du « sommeil bleu », cette pratique qui consiste à étrangler son partenaire pendant l’étreinte, depuis son enfance, jusqu’à sa vie de femme.

Lou est en fuite. Fuite de l’être ensemble, négation de la pulsion domestique. Fuite de la tendresse, recherche de la douleur. Fuite de l’amour, désir de violence. Sa trajectoire file le long d’une pulsion de mort, indissociable des souvenirs familiaux dont elle tente de se défaire, et en particulier d’un père – hargneux, possessif, colérique, vivant, exalté, généreux.

Ce père, Gérard, fascine. Tant sa fille, qui le regarde, parfois effrayée par sa force sauvage, toujours amoureusement, que ses amis et sa femme. Sa dualité intrinsèque fascine. Homme emporté, que la pensée angoisse, préférant à l’incertitude scientifique la stabilité close de l’imaginaire. Avoir la main sur son monde. Homme dont la vie est action, qui a besoin du mouvement comme l’arbre de sa sève, qui s’imagine en zone de guerre, grisé par la conscience obsidionale du danger. Père joyeux mais coupable, après la perte de ses deux enfants. Généreux mais possessif, qui ne supporte pas de voir Lou s’amuser avec un autre. Homme dont l’impulsion vitale fut aux premiers instants un rêve, la réussite. Rêve dont il ne s’est éveillé que pour sombrer dans l’aigreur. Car Gérard est aussi l’homme d’une génération d’idéalistes égocentriques. Fabriqué en plein délire néo-libéral, sur fond de rêve américain, pour vaincre. Qui n’a finalement pas vaincu. Qui est consommateur-moyen. Dont le seul pouvoir est un pouvoir d’achat. Qui reste planté là, frustré, avec « cet excès de sève qui lui pesait, comme un lévrier anglais confiné dans un studio d’étudiant ». 

Car Gérard est aussi l’homme d’une génération d’idéalistes égocentriques. Fabriqué en plein délire néo-libéral, sur fond de rêve américain, pour vaincre. Qui n’a finalement pas vaincu. Qui est consommateur-moyen. Dont le seul pouvoir est un pouvoir d’achat.

Cette énergie inemployée doit se dépenser ailleurs pour régner dans l’espace domestique : au travers de l’éducation viriliste de Lou (qui la destine à une vie de violence), et dont elle souligne l’ambivalence fondamentale « Je pourrais dire l’horreur de la douleur, les larmes », « Mais je pourrais aussi, et ce serait encore plus honnête, dire l’éducation du courage », des ivrogneries et des coups sur le chien. Ou bien d’une haine diffuse contre les lois, la morale et les cons. Ou encore d’une joie. Celle d’un monstre, désespérée donc, acide, l’exaltation servant davantage à lutter contre soi en oubliant ce qui grouille au fond du ventre. 

Lou-narratrice observe la transmission de la violence. Archéologie d’un nouveau type, de la mère au fils, du fils-père à la fille-guerrière, de la fille à ce qui viendra suite. Comme dans d’autres familles, cette violence est une grenade qui n’explose pas. C’est-à-dire une possibilité. Chaos contenu. Destruction canalisée. Cette violence banale, tue, de la famille, qui fait dire « C’est pas graves », c’est ainsi. Qui opère par gradation. Tacite et donc reproductible à l’infini. Violence qui ne franchit aucun seuil identifiable. Celle que l’on justifie d’un revers de la main, en disant Il est comme ça, c’est tout. Violence de mauvaise foi. 

Enfin, toute famille est une affaire d’échange. Don contre don. Ce que l’enfant doit à ceux qui l’élèvent, il le rendra aux vieillards qui vont mourir, comme s’il était redevable. Cette logique du don est un leurre. Un engrenage entretenu par jeu de forces réciproques, répulsion-détestation et attirance, qui s’éprouvent, comme sur un ring. Cette logique du don est un piège, le potlatch familial ne pouvant trouver vainqueur. Pour en sortir, il s’agit de rompre avec ce récit familial, cette histoire qu’on nous a racontée, qui fait tenir ensemble des éléments douloureux, du vécu injustifiable, charriés depuis le passé, emportés vers l’avenir par ceux qui vivent. Toute liberté commence par la négation. Il faut briser le lien, jeter l’histoire. Sortir de l’enfance, c’est aussi changer de conteur. Avoir son propre récit. Bien à soi. 

C’est refermer la porte du pavillon conjugal pour que la violence s’éteigne, comme un petit feu dans les bois, étouffé par la nuit. 

Vers la violence, de Blandine Rinkel, éd. Fayard, 378 p., 20 €.



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