La disparition

Philippe Charlier et Saudamini Deo

Histoire de fantôme chinois
C'est une petite tablette en bois de 38 centimètres sur 12. Poussiéreuse, elle sent le vieil encens et la fumée d'opium. Je l'ai rapportée chez moi, à Paris, après l’avoir achetée au marchand ambulant d'une petite brocante de quartier. Presque rien, quelques euros. Mais je ne l'ai pas choisie : elle m'a choisi. Quand je l'ai vue, j'ai tout de suite compris son histoire. Comme une inspiration subite. Une intuition. Je savais. Sur un fond de peinture rouge cochenille écaillée, on aperçoit, à gauche, une volumineuse lanterne de mariage et, à droite, un couple dansant sur un pont : un homme tenant une fleur à la main, et une femme avec un miroir. Du moins, il y avait une femme – car elle est partie. Seule sa silhouette est encore présente. C'est comme si elle avait décidé de quitter le bois. De disparaître.
Voici son histoire.
Il y a 500 ans, sous la glorieuse dynastie des Ming, dans la ville fortifiée de Ping Yao, vivait une jeune fille nommée Miao. On la découvre à 16 ans, le jour de son mariage, alors qu’elle a passé la journée entière à danser avec son mari sur le gracieux pont de bois franchissant le Grand Canal de l'Ouest. Certes, elle avait bien eu quelques soupçons sur son nouvel époux, de vastes prémonitions, des sensations bizarres… mais l’amour avait pris le dessus, et elle ne voulait pas penser à des choses aussi désagréables en ce jour précis – prétendument le plus beau jour de sa vie. Pourtant, elle avait bien vu son mari, Fa, disparaître dans un nuage de fumée violette quelques jours auparavant, tôt le matin, près de la ferme de son père… Il y avait certainement une explication ; les gens ne peuvent pas apparaître et disparaître à volonté, et ce n'était peut-être pas lui, après tout, mais un magicien qui avait pris son apparence. Ou peut-être rêvait-elle encore ? À moins qu’il ne se soit agi d’un dieu du foyer qui leur aurait fait l’honneur d’une visite inopinée ? Il était si tôt, ce matin-là, qu’on ne pouvait vraiment pas être certain. La gorge de Miao commençait à s'assécher un peu, alors elle se concentra à nouveau sur les pas de danse, sur le beau visage de Fa, et sur l'avenir brillant et magnifique qu'ils étaient certains d’avoir, avec un long chemin de vie ponctué de beaux enfants. Des fils.
Quelques jours plus tard, alors que Miao se rendait au marché aux légumes, une femme aux yeux de feu bondit de derrière les étals surchargés de choux et de basilic, et lui barra brusquement la route pour regarder intensément son visage. Et alors que Miao effrayée essayait de s'éloigner d'elle, la femme lui pris la main avec vigueur, enfonçant ses doigts crochus et noirs dans la douceur de sa peau ivoire, en criant qu'il y avait un esprit dans sa maison. Un fantôme. Un revenant. Un vampire. Elle ne savait pas exactement, mais un être surnaturel qui ne pouvait attirer sur elle que drames ineffaçables et mauvais œil. Tous ceux qui pouvaient l'entendre rirent, comme face aux propos d’une vieille folle… Tous se moquèrent de cette femme édentée aux cheveux couleur de cendre qui vociférait sans aucune pudeur. Tous, sauf Miao. Le cœur de la jeune fille cœur battait de plus en plus vite, alors qu'elle réussissait enfin à échapper à l’emprise de cette sorcière des rues et à rentrer péniblement chez elle. Le chemin depuis le marché jusqu’au quartier où elle habitait fut le plus long voyage jamais effectué par quiconque dans le monde… à la fin duquel Miao sentit que sa vie n'était plus la sienne, et que plus rien sur Terre n'avait de véritable sens. Elle entra dans la chambre nuptiale, encore couverte de draps et de tentures rouges portant le caractère du bonheur et de la prospérité. Et il y avait là Fa, allongé sur le lit. Elle ne pouvait plus attendre, alors elle ferma toutes les fenêtres, tira les rideaux, déploya les paravents, verrouilla les portes et lui demanda directement : « Mon cher Fa, mon cher époux, amour de ma vie, tu es le seul homme que j'aie jamais aimé, le seul homme que j'aie embrassé, le seul homme qui ait jamais touché mon corps, mais es-tu un homme véritable, dis-moi, Fa, dis-moi la vérité, es-tu un esprit, existes-tu réellement ? ».
Fa était étonné, il ne pouvait pas croire ce qu'il entendait. « Miao, mon amour, que dites-vous ? Où avez-vous entendu de pareilles inepties ? Je suis un homme, bien sûr, fait de chair et d'os. Comment pouvez-vous en douter, ma bien-aimée Miao ? C’est vous, en réalité, qui n'êtes pas une femme. Je vous ai vue disparaître dans un nuage de fumée violette, tôt un matin. Je connais la vérité, mon aimée. Mais je garde le silence par amour pour vous, car l’amour est plus fort que la mort… »
Miao resta ainsi, stupéfaite. Ce que Fa lui disait ne pouvait pas être vrai. C'était lui, c'était lui le mort, c'était lui qui avait disparu. Et il essayait maintenant de la convaincre qu'elle était un fantôme. Elle pouvait supporter le sort d'être mariée à un homme mort, à un fantôme, une ombre, mais elle ne pouvait pas tolérer qu'on lui mente. C'était une trahison irréparable. Ou une folie ?
– Fa, si ce que tu dis est vrai, alors je ne peux pas mourir.
– Miao, et si ce que vous dites est vrai, alors je ne peux pas mourir non plus…
Philippe Charlier
Docteur en médecine (médecine légale et anatomo-pathologie), docteur ès-lettres (archéo-anthropologie) et docteur ès-sciences (bioéthique), Philippe Charlier est maître de conférence (HDR) à l'Université de Paris-Saclay (UVSQ). Il dirige le Département de la recherche et de l'enseignement au musée du quai Branly - Jacques Chirac et le Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB) à l'UFR des Sciences de la Santé (UVSQ). Il est également le directeur de la collection Terre Humaine (Plon).
Saudamini Deo
Écrivaine et traductrice. Saudamini Deo est co-rédactrice du RIC Journal, un magazine littéraire ésotérique. Elle a traduit deux livres de l’hindi. Ses essais et traductions ont été publiés dans Scroll.in, Words Without Borders, 3:AM Magazine, etc. Elle vit à Jaipur, Rajasthan.
Elle ne croyait pas un mot de ce que disait son esprit-mari, mais, au milieu de cette démence, comment pouvait-elle en être sûre ? Entre les deux, qui était le fantôme ? Elle devait savoir, elle devait être fixée sur son propre sort, et sur celui de son mari. Alors, à pas de loup, elle se dirigea lentement vers la cuisine, sortit un couteau affuté, et se mit à attaquer Fa en le criblant de coups. Sa rage était inouïe, peut-être comparable à son insatiable curiosité. Il n’y avait pas d’autre solution, aucun autre moyen : c'était la seule façon de connaître la vérité. Fa, devenu fou de rage, écumant de sang, sortit le couteau de son ventre et le planta pareillement dans celui de Miao. En un coup sec, la lame s’enfonça jusqu’à la garde. Les vêtements de Fa, en soie rouge, devinrent encore plus rouge… Après quelques cris et beaucoup de sang, il était mort. Interdite, Miao ne saignait pas, le couteau émergeait de son nombril, elle ne sentait absolument rien. Toujours en vie, imperturbable, l’épouse-fantôme-assassin ne savait pas quoi faire. En désespoir de cause, elle décida de sauter dans le canal, ce soir d'hiver. Le suicide lui paraissait l’ultime et unique solution. Mais la mort se refusa encore à elle : les yeux grands ouverts dans le fond boueux, son corps se mit à regarder, sans pouvoir s’arrêter, le fond des barques chargées de marchandises qui défilaient au-dessus d’elle… Mourir lui était impossible, comme une malédiction.
À la surface, les gens ont oublié son nom, sa vie, son visage, sauf cette jeune apprentie qui, bien plus tard, a gravé la mémoire de Miao sur un tout petit morceau de bois. Cent ans après sa mort, à la demande des Juges des Enfers, le fantôme de Miao a dû choisir entre disparaître dans une nouvelle vie ou s'incarner dans une matière inerte : c'était dans ce petit morceau de bois, intégré dans un coffre de mariage (triste ironie !). Pendant des années, elle est restée immobile, les yeux fixés sur toutes les vies qui se sont déroulées devant elle : drames, joies, surprises. Immobile ? En réalité, un œil exercé pouvait percevoir de très faibles mouvements : très silencieusement, le fantôme Miao faisait bouger ses bras, son buste, ses chaussures et la courbure de sa robe… Seuls quelques éclats de peinture – de très minuscules taches rouges au sol – auraient pu trahir cette évanescente mobilité.
Mais un jour, le coffre de mariage fut remodelé, et l’on déplaça son panneau. Elle se retrouva sur le devant d’un meuble de mauvais augure, mais, comble de tout, au centre de la console, il y avait un panneau central où avait choisi de vivre pour l'éternité le fantôme de son mari ! En un instant, Miao s'envola : rassemblant toutes ses forces (surnaturelles), la nuit suivante, elle arracha le bois. Peinture, laque, dorure, patine en relief : tout a disparu d'elle en un instant.
Tout ? Sauf cette histoire.

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Histoire de fantôme chinois C'est une petite tablette en bois de 38 centimètres sur 12. Poussiéreuse, elle sent le vieil encens et la fumée d'opium. Je l'ai rapportée chez moi, à Paris, après l’avoir achetée au marchand ambulant d'une petite brocante de quartier. Presque rien, quelques euros. Mais je ne l'ai pas choisie : elle m'a choisi. Quand je l'ai vue, j'ai tout de suite compris son histoire. Comme une inspiration subite. Une intuition. Je savais. Sur un fond de peinture rouge cochenille écaillée, on aperçoit, à gauche, une volumineuse lanterne de mariage et, à droite, un couple dansant sur un pont : un homme tenant une fleur à la main, et une femme avec un miroir. Du moins, il y avait une femme – car elle est partie. Seule sa silhouette est encore présente. C'est comme si elle avait décidé de quitter le bois. De disparaître. Voici son histoire. Il y a 500 ans, sous la glorieuse dynastie des Ming, dans la ville fortifiée de Ping Yao, vivait une jeune fille nommée Miao. On la découvre à 16 ans, le jour de son mariage, alors qu’elle a passé la journée entière à danser avec son mari sur le gracieux pont de bois franchissant le Grand Canal de l'Ouest. Certes, elle avait bien eu quelques soupçons sur son nouvel époux, de vastes prémonitions, des sensations bizarres… mais l’amour avait pris le dessus, et elle ne voulait pas penser à des choses aussi désagréables en ce jour précis – prétendument le plus beau jour de sa vie. Pourtant,…

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