JAZZ
Si pour Adèle Van Reeth, nouvelle directrice de France Inter, « la vie ordinaire est une vie de détails, une vie vue de très près » dans laquelle on « s’englue » pour finir par « par ne plus bouger », les jazzmen de No Tongues, eux, y puisent leur inspiration. Après deux voyages dans l’Oyapock, une région amazonienne à la frontière entre le Brésil et la Guyane française, les quatre musiciens nantais rentrent « les oreilles grandes ouvertes », entendant ce qu’ils n’entendaient pas avant, réalisant que « les oiseaux d’ici sont aussi extraordinaires que ceux de là-bas », selon les mots de Ronan Courty, l’un des deux contrebassistes du groupe.
Leur nouvelle mission est évidente : ils enregistreront leur quotidien. Le field recording est une aventure que le surplace n’abolit pas : il s’expérimente aussi bien dans un jardin qu’assis dans une pirogue. Dans Ici, le troisième album de No Tongues, la petite mélodie du quotidien remplace les chants ancestraux des Voies de l’Oyapock, le deuxième album né des recherches de l’ethnomusicologue Florent Wattelier, rencontré alors qu’ils mixaient leur premier, Les voix du monde.
Ils avaient tiré leur nom de cette première aventure : sans langues (No Tongues) les deux contrebassistes (Ronan Courty et Ronan Prual), le saxophoniste (Matthieu Prual) et le trompettiste (Alan Regardin) allaient faire leurs premiers pas guidés par les chants des autres, dans Les voix du monde, une anthologie d’expressions vocales, enregistrées entre 1929 et 1995. Entendre l’ailleurs leur donna envie de le découvrir. Mais, après Les Voies de l’Oyapock, changés par leur voyage en Amazonie, les nouveaux adeptes du field recording ne se voient plus « parler de voyage quand que tout le monde est bloqué chez soi » à cause de la pandémie. Déjà catalogué dans la musique du monde, le quartet entend désormais « faire sa propre musique traditionnelle ».
Le voyage sera intérieur. D’abord intitulé Ici et maintenant, l’album doit inviter à « réveiller un monde sensible, pas loin, à la portée de tous. » De toute façon, dépourvu de langue, parti de rien, d’à peine quelques idées sommaires, le quartet s’est laissé la liberté de se réinventer. Arrivés en studio, les musiciens mettent sur la table les heures d’enregistrement glanées ça et là par chacun.
À l’écoute, on se prend à essayer de deviner l’origine des sons. Est-ce une nuée de mouches ou un essaim d’abeilles ?
Un pull qui s’égoutte, un four avant la pizza, une ponceuse à bande, un cœur d’enfant lors d’une échographie, un enfant qui pleure… Chaque extrait sonore contient « de petits bouts d’âme ». Dans le field recording, « ce qui est drôle, c’est d’enregistrer ce que l’on veut et de le faire soi-même », explique Ronan Courty. À l’écoute, on se prend à essayer de deviner l’origine des sons. Est-ce une nuée de mouches ou un essaim d’abeilles ? La réponse est dans le livret du disque, où No Tongues a recensé l’origine des 40 extraits sonores utilisés dans l’album.
Reste à débusquer les sons quand ils se présentent. Des manifestants en Turquie, un échauffement de fanfare, un pétard sifflant ou des applaudissements ? Expérimentale, potentiellement déroutante, la musique d’Ici capte en partie l’attention par le recours à ces sons connus de tous. Elle reste un jeu. Les instruments sont préparés, agrémentés, par exemple, de pinces à linges ou autres systèmes D, quand il faut copier le timbre d’une voix ou le claquement d’une langue. « Parfois, on se met à quatre pour y parvenir », révèle Ronan Courty.
Ici, sortie le 25 novembre.
Ce semblant de mimétisme ne ternit pas la créativité débridée de No Tongues, qui transforme le chant napolitain proposé par Loup Uberto et le chant galicien amené par Elsa Corre en transes hallucinées. Aux chanteuses Linda Olah et Isabel Sörling, enrôlées pour leur propension à la « recherche » et leur « travail sur la voix », le groupe demande de penser une musique pour l’imaginaire. À la fille de l’un des musiciens revient la mission de balbutier un poème, où l’Américain E.E Cummings évoque « l’abîme des horreurs ». Rien que ça. Alors, musique traditionnelle ? Free jazz ? Techno acoustique ? Cette matière brute, presque lofi mais faite de mille éléments, s’étire à l’unisson et vous emporte avec elle, pour peu que vous lui en laissiez le temps.