In Nicandri Theriaca Scholia, 1557, page de titre (détail). Photo : L. Calvié (2021).
In Nicandri Theriaca Scholia, 1557, page de titre (détail). Photo : L. Calvié (2021).

Par la volonté d’un roi

Laure Calvié

Le Moyen Âge occidental n’a pas connu la philologie, qui est fille de la Renaissance : introduite en Italie au XVe siècle par des savants byzantins fuyant l’envahisseur turc avec leurs bibliothèques de manuscrits grecs, elle s’est ensuite diffusée dans le nord de l’Europe et doit à François Ier d’avoir connu son heure de gloire à Paris, dans les années 1529-1559.

Entouré de savants conseillers, comme l’helléniste Guillaume Budé (1467-1540) qui a publié De philologia en 1532, ce protecteur des arts et des lettres a en effet mené une ambitieuse politique culturelle tripartite en faveur de la philologie grecque : de cette entreprise royale, la mémoire est assurée par la fameuse marque au basilic.

La première mesure d’importance prise par François Ier en faveur de la philologie grecque consiste en la création, au printemps 1530, du corps des professeurs royaux. Des cinq lecteurs alors nommés, deux – Jacques Toussain (1499-1547) et Pierre Danès (1497-1577) – étaient expressément chargés d’enseigner le grec ; mais leurs trois collègues étaient également hellénistes, et leurs successeurs – mathématiciens, philosophes et médecins – devaient eux aussi traduire et expliquer les textes grecs d’Aristote, Hippocrate et Euclide. Leur nomination aboutissait ainsi à remplacer le latin, qui était jusque-là l’idiome scientifique de la Sorbonne, par la langue grecque, « sans laquelle, écrivait François Rabelais (†1553) dans Pantagruel (1532), c’est honte qu’une personne se die sçavant ». Avec ce Collège royal constitué presque entièrement d’hellénistes se trouvait donc rassemblée, à Paris, une équipe de savants capables d’éditer des textes grecs en tout genre de sciences, pourvu qu’ils pussent s’en procurer des manuscrits.

La deuxième mesure prise par François Ier en faveur de l’hellénisme consiste précisément en la constitution, en une dizaine d’années, d’une extraordinaire collection de manuscrits grecs. En 1538, il fit ainsi acheter les manuscrits de l’helléniste Jean de Pins (1470-1537) et envoya Jérôme Fondule (†1540) en Italie pour en acquérir d’autres : dès lors, tous ses ambassadeurs à Venise, à Rome et à Constantinople se virent confier la même mission ; et ils furent secondés par des émissaires que le roi envoya tout exprès en Italie et en Orient. Le résultat de cette véritable chasse aux manuscrits grecs fut que, dès 1542, la Bibliothèque royale de Fontainebleau, qui était ouverte aux lecteurs royaux, rassemblait plus de 200 manuscrits grecs, et qu’elle en comptait plus de 500 en 1552 : les savants professeurs du roi n’avaient donc plus qu’à les publier et les expliquer.

Pour que Paris devienne la capitale mondiale de la philologie grecque, François Ier a employé toutes les ressources et tous les talents dont il pouvait disposer pour y rassembler des manuscrits, des professeurs et des imprimeurs de grec. Cette politique culturelle a fait l’admiration de l’Europe durant des siècles.

La troisième mesure prise par François Ier en faveur des lettres grecques consiste justement en la création, en 1538, de l’office d’imprimeur royal pour le grec : il échut d’abord à Conrad Néobar (†1540), puis à Robert Estienne (1503-1559), Adrien Turnèbe (1512-1565) et Guillaume Morel (1505-1564). Il leur fut associé un « scripteur et correcteur de l’impression du Roy en langue grecque », le copiste et philologue crétois Ange Vergèce (†1569), à qui fut également confié le soin de rédiger le catalogue des manuscrits de Fontainebleau. Le maître de la Bibliothèque royale eut enfin la garde des trois jeux de caractères grecs (plus de 1 200 poinçons en tout) que François Ier fit graver, durant dix ans, de 1540 à 1550, par le célèbre fondeur de caractères Claude Garamont (1499-1561), sur le modèle de l’écriture de ce scripteur crétois à la plume d’ange : ce fut l’acte de naissance des fameux Grecs du roi, qui sont aujourd’hui encore considérés comme les plus beaux caractères grecs jamais réalisés.

Avec ses somptueux Grecs du roi, les imprimeurs royaux purent enfin imprimer les éditions que les lecteurs royaux donnaient des inédits grecs contenus dans les manuscrits rassemblés à grands frais à Fontainebleau ; et faire figurer sur la page de titre de ces prestigieux volumes la mystérieuse marque au basilic.

Entre 1544 et 1564, figure régulièrement sur la page de titre des principales éditions de textes grecs sorties des presses des imprimeurs du roi une marque typographique appelée « marque au basilic ». Avec ses trois tailles différentes, elle faisait partie des trois jeux de Grecs du roi, comme l’attestent deux documents notariés qui font état de « trois marques du Roi » parmi les « lettres grecques, casses, matrices, moules, lettres grises, chapiteaux » des imprimeurs royaux pour le grec. Ce n’étaient donc pas leurs marques typographiques personnelles, mais des insignes royaux qu’ils se transmettaient avec les caractères grecs de Claude Garamont.

Quoi qu’on en ait dit, ces marques ne représentent pas un thyrse entouré d’une branche d’olivier et d’un serpent – ou d’un monstre hybride à tête de salamandre –, qui surmonterait un hémistiche emprunté à Homère, mais un rameau de laurier et un basilic royal – ou « Roy des Serpens » –, la tête couverte de petites éminences en forme de couronne, s’enroulant l’un et l’autre autour d’une lance ; et ce motif assurément symbolique surmonte cinq mots grecs (« Βασιλεῖ τ᾽ ἀγαθῷ κρατερῷ τ᾽ αἰχμητῇ ») qui reprennent au datif une formule employée dans un hémistiche de l’Iliade (iii, 179) d’Homère célébrant Agamemnon, « tout à la fois bon roi et rude manieur de la lance » (« Βασιλεύς τ᾽ ἀγαθὸς κρατερός τ᾽ αἰχμητής »), en une préfiguration homérique du roi-philosophe de Platon.

Transposée au datif, c’est-à-dire au cas qui indique le destinataire ou le bénéficiaire d’une parole, d’un don ou d’un hommage, cette formule homérique rend hommage à François Ier en présentant les impressions grecques frappées de la marque au basilic comme redevables de leur existence à ce « bon roi et rude lancier » qui, après s’être fait admirer par ses prouesses guerrières durant les guerres d’Italie, s’illustrait désormais par sa politique culturelle en faveur de la philologie grecque. Le basilic de la marque, qui évoque le nom grec du roi (basileus) figurant dans l’hémistiche homérique (Βασιλεύς), est la figure même de François Ier, le guerrier terrible qui, à l’instar du serpent royal, avait le pouvoir, suivant le médecin royal Ambroise Paré (†1590), de faire « mourir tous autres animaux » ; la lance est l’attribut d’Arès et représente sa valeur guerrière ; le rameau de laurier est celui d’Apollon et symbolise l’excellence de sa politique culturelle : le tout suggère l’alliance dans un même roi de l’excellence philosophique et guerrière, l’union maîtrisée des armes et des lettres, l’unité d’Apollon et d’Arès, l’idéal platonicien réalisé.

Laure Calvié
Artiste plasticienne.
« Philologie de l’avenir »
est une association fondée par une douzaine d’enseignants, chercheurs, artistes, restaurateurs d’art, écrivains et éditeurs, pour promouvoir la recherche scientifique et d’œuvrer à la publication de travaux savants dans le domaine de l’étude philologique (linguistique, historique, bibliologique, critique, herméneutique et poétique) de la littérature antique, médiévale et moderne.

Les volumes grecs portant la marque au basilic sont donc des commandes institutionnelles : entre 1544 et 1564, elles ont nécessité la collaboration des imprimeurs du roi, du maître de la Bibliothèque de Fontainebleau, du fondeur Claude Garamont, du copiste Ange Vergèce et des lecteurs royaux. De cette commande institutionnelle, aucun document n’atteste cependant l’existence, sinon la présence d’une des trois marques au basilic sur une soixantaine de ces impressions royales de Robert Estienne, Adrien Turnèbe et Guillaume Morel : plus de la moitié d’entre elles contiennent des textes grecs jusqu’alors inédits.

Voilà qui offre un exemple édifiant de ce dont est capable une volonté politique clairement définie. Pour que Paris devienne la capitale mondiale de la philologie grecque, François Ier a employé toutes les ressources et tous les talents dont il pouvait disposer pour y rassembler des manuscrits, des professeurs et des imprimeurs de grec. Cette politique culturelle a fait l’admiration de l’Europe durant des siècles.

Ce qu’a jadis pu réaliser un roi de France isolé peut de nouveau être accompli par un gouvernement éclairé, à l’heure où la philologie grecque se meurt dans la patrie même de François Ier, devenue l’un des pays les plus riches du monde : il suffit pour cela d’une volonté politique…



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