Culture de paix, cultures de guerre

Thierry Pasquet, Tania Sollogoub

Depuis très longtemps, nous – citoyens occidentaux – pensions notre quotidien à l’abri des risques géopolitiques. Forts de cette conviction, nous avions fait de l’idée de paix notre univers mental. Nous vivions ainsi dans la certitude de n’être pas concernés par la guerre, certitude bien ancrée à deux piliers : une réalité et une idée. La réalité, c’est que non seulement les guerres se passaient ailleurs, mais aussi que nos économies résistaient à leurs effets secondaires. La guerre, on la voyait dans James Bond, jamais dans les prix. Quant aux pourvoyeurs réguliers de nos moyens de confort, on savait pouvoir compter sur eux. Même des plus puissants, comme les membres de l’OPEP, on attendait qu’ils obéissent au bout du compte à la logique du pacte du Quincy de 1945, par lequel les Américains assuraient leur défense en échange d’une fourniture d’énergie illimitée à l’Occident. 

D’ailleurs, miracle, l’effondrement sur elle-même de l’URSS n’était-il pas venu confirmer que nous étions le centre du système-monde ? Le point d’attraction des désirs et des valeurs de tous ? Et luxe suprême, l’Europe-Vénus – selon l’expression de Robert Kagan dans La Puissance et la Faiblesse (éd. Hachette, 2004) – se permettait même d’afficher son désintérêt pour les dépenses de défense tandis que les États-Unis, fils de Mars, se chargeaient de quelques œuvres de police locale. Cette réalité, qui se déployait sous nos yeux depuis 1945 – et sophisme puissant : réalité fait force de vérité –, s’ancra par ailleurs, surtout à partir des années 1980, à une idée fondatrice : la mondialisation entraînait la croissance et la croissance entraînait la démocratisation. Cette idée a donc été l’une des bases, même inconsciente, de nombreux choix politiques. 

La Chine ? Il suffisait de laisser faire la mondialisation ! C’est ce qu’a répété l’administration américaine jusqu’à l’arrivée de Xi au pouvoir. Un État intégré économiquement dans la mondialisation ne pouvait que finir par adopter l’idéologie des démocraties libérales, et la logique croissance/mondialisation allait dissoudre tout problème géopolitique. McDonald’s avait bien vaincu Lénine, pourquoi Google ne pourrait-il pas enterrer Mao ? Il n’y avait donc plus de différences idéologiques, puisque tout était économique. Les entreprises pouvaient projeter leurs stratégies dans ce monde plat, comme on l’appelait à l’époque, et construire des chaînes de valeur sur le seul critère de l’économie des coûts. Nos enfants, quant à eux, pouvaient ancrer leur imaginaire et leurs valeurs dans un universalisme des merveilles. Mieux que cela, tout allait être modélisable et donc, prévisible ! Les économistes, comme les astrologues Mayas, produisaient des prévisions scientifiques qui établissaient au passage la légitimité des politiques – car ceux qui gouvernent sont ceux qui savent prévoir. 

Mais il y avait une paille dans l’acier, un biais dans l’axiomatique qui fondait ces modèles : ils prenaient la paix comme hypothèse universelle. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine, mais aussi l’affirmation d’un néo-maoïsme en Chine, ou l’attaque du Capitole par des citoyens américains, ont fait tomber une partie des économistes de leur siège de conseillers du prince, incapables qu’ils avaient été de prévoir tout cela, tout comme la sécheresse avait décrédibilisé les astrologues des Mayas. Mais avec cette chute de l’économisme à tout crin s’effondre aussi notre univers mental, qui reliait mondialisation, prospérité, démocratie et paix. Et voilà que resurgissent vite, trop vite, sans plus de recul critique, trois vieux principes explicatifs du monde, inquiétants car simplificateurs, et surtout, nourris de nos peurs plus que de nos valeurs. 

Le premier, c’est le grand retour de ce que Romain Rolland appelait « la fameuse doctrine du salut public, mère des héroïsmes et des crimes » dans un texte toujours aussi bouleversant, publié le 15 septembre 1914 : Au-dessus de la mêlée. Il écrit alors : « la guerre est la guerre, dites-vous, c’est-à-dire sans commune mesure avec le reste des choses, au-delà de la morale, de la raison, de toutes les limites de la vie ordinaire, une sorte d’état surnaturel devant quoi il ne reste qu’à s’incliner sans discuter. » Aujourd’hui, la France n’est pas encore en guerre, comme elle l’était au temps de Romain Rolland, mais nous sommes baignés dans le discours et surtout dans l’idée de guerre. Certains diront, peut-être à raison, qu’il est nécessaire de se préparer afin d’affronter la réalité à venir. Mais d’autres rappelleront aussi, utilement, que cela n’empêche pas de comprendre que la doctrine du salut public est une dangereuse tentation politique ! Et que la tentation sera d’autant plus forte qu’elle résout les clivages, annihile les oppositions et peut même faire oublier le mur de la dette. En ce sens, la proximité de la guerre est donc aussi une sorte d’« occasion politique », tout comme l’a été le covid, et comme le sera l’urgence climatique. Nous sommes en guerre. Quelles objurgations à nous adapter, à accepter sans discussions telle ou telle transformation cette phrase ne contient-elle pas ? La réforme, les grandes orientations de politique économique choisies dans l’urgence, à l’ombre des pseudo-débats d’une poignée d’experts ? Nous sommes en guerre. L’amendement de libertés essentielles (liberté d’expression, secret des correspondances et vie privée protégée, droit de manifester, présomption d’innocence) ? Nous sommes en guerre. L’intelligence artificielle mobilisée pour le contrôle des populations ? Nous sommes en guerre. 

Réponse unique à la légitime critique des atteintes à l’idéal démocratique… 

Si la doctrine du salut public peut être nécessaire, elle doit toujours être contrôlée, observée, éclairée, démocratisée. « Chaque peuple y a recours à l’heure du danger, mais les plus grands sont ceux qui défendent contre elle leur âme immortelle », écrivait encore Romain Rolland.

Mais comment se fait le passage en quelques mois d’une culture de paix à une culture de guerre ? C’est le second piège des temps présents. Les atrocités des champs de bataille y sont pour beaucoup, et encore plus dans un univers hyper médiatisé et propagandisé. Mais cela ne suffit pas. Pour que tous les esprits, y compris ceux des intellectuels mondialisés, pacifistes et universalistes des années 2000, migrent brutalement dans un nouvel univers mental, il faut un choc plus violent, dont l’histoire du XXe siècle nous informe. Ainsi, en 1914, tous les jeunes intellectuels pourtant biberonnés à la culture-monde héritée de Goethe (car l’époque était déjà très globalisée) se sont rués dans un nationalisme pro-guerre échevelé : de sa chaire, Bergson annonce la lutte pour la civilisation ; Zweig est pro-allemand dans ses premiers écrits ; Mann chante le militarisme comme creuset identitaire de la Kultur allemande. Tous, ou presque, ont grimpé dans le train de la pensée militariste sans ciller, nous prouvant que ce qu’il faut pour construire un tel champ mental raccourci, c’est en définitive le clivage entre civilisation et barbarie. L’opposition du Bien et du Mal. 

Or, malheureusement, en envoyant sur le front un mélange tragique de troupes mercenaires, de prisonniers de droits communs et de jeunes gens chair-à-canon, qui trouvent dans la guerre un salaire ou l’annulation de leur dette ; en lobotomisant les Russes derrière la lettre Z ; en mobilisant Dieu grâce à Kirill, l’État russe a fourni à l’Occident sur un plateau la base du virage mental vers le salut public, à savoir les thèmes de la barbarie et de la dictature. Dès lors, ce sont eux qui justifient une guerre quoi-qu’il-en-coûte, dont les Ukrainiens sont en première ligne. À cela, ajoutez le film chinois d’un congrès orwellien qui suinte l’immobilisme, la peur et la dissolution des identités. Sur ce décor mental, les États-Unis ont une autoroute pour se présenter comme les « seuls leaders possibles » du monde libre. C’est d’ailleurs la position qu’ils revendiquent dans leur récent document de défense nationale : plus que jamais, le monde a « besoin » des Américains, écrit le président Joe Biden dans l’introduction, et ils sont les plus forts. Désormais, les financiers occidentaux n’ont plus qu’à se contorsionner pour faire entrer le secteur de la défense dans les notations d’investissements responsables. Les discussions, opaques pour le citoyen, sont faites de vagues distinguos entre catégories d’armes, mais le résultat est là : le secteur militaro-industriel, particulièrement américain, est en train de prendre la main pour organiser l’économie, voire la diplomatie, et devient même « à la mode ». C’est sans doute le marqueur le plus visible de cette culture de guerre, mais la culture américaine ne se réduit certes pas à cela. De même que les Russes ou les Chinois ne sont pas que cela… Attaqué de toute part, Romain Rolland osait rappeler qu’il existait « une autre Allemagne, plus juste et plus humaine ». « Ils peuvent me haïr, se défendait-il, ils ne m’apprendront pas la haine. » D’ailleurs, c’est bouleversé par les mots de son ami que Stefan Zweig entreprendra une migration spirituelle dans l’autre sens, vers un pacifisme radical. C’était aussi la grande vision de Tolstoï, dont l’ouvrage de 13000 pages, Le Salut est en vous, inspira Gandhi. Ainsi essaiment les grands hommes et se diffusent les grandes idées.

Prenons donc garde ! La guerre est une invitation à s’oublier et à s’aligner mentalement dans un processus de disciplinarisation des esprits. Mais elle peut aussi être, c’est le dernier piège, la tentation de se surestimer. Elle sera forte aujourd’hui, cette tentation-là, car les États-Unis sont effectivement les plus puissants sur les questions monétaires et militaires, et elle le sera d’autant plus que Russie et Chine sont affaiblies. Cet hubris serait pourtant une mauvaise stratégie pour l’Occident et certainement pas ce qui conduit à la paix. Pour trois raisons. La première, c’est que la bombe atomique donne une puissance infinie même à des États parias. La seconde, c’est que la puissance américaine est minée par la fragmentation politique et sociale intérieure et que le soft power américain ne fait plus rêver : on mange asiatique, nos enfants regardent les studios Ghibli et des États pourtant alliés ne s’alignent plus mécaniquement sur le leader américain à l’ONU. Enfin, une troisième raison, qui est la plus importante. Malgré les déclarations politiques qui décrètent advenu le temps de la souveraineté nationale, il serait bon de reconnaître que nous sommes tout simplement dépendants de la mondialisation pour un bon bout de temps encore : il n’est pas simple de réindustrialiser un pays et d’y trouver le cuivre, les métaux rares ou l’uranium nécessaires ; pas simple non plus d’expliquer aux réseaux d’exportations de vêtements bangladais que désormais, désolés !, nous achèterons tous des T-shirts en lin made in France. Dans ce contexte d’interdépendance de chacun et de tous, des ruptures d’approvisionnement seront sporadiques, qui iront de secteurs en secteurs (moutarde !), au gré des chocs géopolitiques ou climatiques, et qui vont tirer les prix à la hausse. Pauvres banquiers centraux, dont les outils – et les façons de penser – ne sont plus adaptés à la tectonique des plaques géopolitiques. 

Mais ne nous apitoyons pas sur les banquiers centraux, il y a plus à plaindre, d’autant que ce sont eux, aussi, qui nous poussent vers la récession en jouant avec la manette des taux. En fait, nous sommes entrés dans un temps où il faut payer l’addition géopolitique. Personne ne peut y échapper, y compris les plus puissants. Mais le monde étant ce qu’il est, ce seront surtout les plus faibles qui paieront le plus cher, car la guerre et le désordre climatique mettent des régions entières à genoux. Selon le FMI, 35 pays sont en crise alimentaire majeure. En Égypte, la monnaie est en chute libre. Et surtout, Pakistan en tête, on voit s’élargir le cercle de ceux qui s’enfoncent dans une triple crise : dette, climat, alimentation. En somme, construire demain un monde où la paix et la prospérité de quelques-uns ne se feront pas au détriment des autres nous impose de reconnaître la profondeur de nos interdépendances aujourd’hui. Il faudra bien trouver des solutions tous ensemble. La mondialisation nous a conduits à la guerre, puisse-t-elle nous conduire à penser autrement le chemin vers la paix....

Depuis très longtemps, nous – citoyens occidentaux – pensions notre quotidien à l’abri des risques géopolitiques. Forts de cette conviction, nous avions fait de l’idée de paix notre univers mental. Nous vivions ainsi dans la certitude de n’être pas concernés par la guerre, certitude bien ancrée à deux piliers : une réalité et une idée. La réalité, c’est que non seulement les guerres se passaient ailleurs, mais aussi que nos économies résistaient à leurs effets secondaires. La guerre, on la voyait dans James Bond, jamais dans les prix. Quant aux pourvoyeurs réguliers de nos moyens de confort, on savait pouvoir compter sur eux. Même des plus puissants, comme les membres de l’OPEP, on attendait qu’ils obéissent au bout du compte à la logique du pacte du Quincy de 1945, par lequel les Américains assuraient leur défense en échange d’une fourniture d’énergie illimitée à l’Occident.  D’ailleurs, miracle, l’effondrement sur elle-même de l’URSS n’était-il pas venu confirmer que nous étions le centre du système-monde ? Le point d’attraction des désirs et des valeurs de tous ? Et luxe suprême, l’Europe-Vénus – selon l’expression de Robert Kagan dans La Puissance et la Faiblesse (éd. Hachette, 2004) – se permettait même d’afficher son désintérêt pour les dépenses de défense tandis que les États-Unis, fils de Mars, se chargeaient de quelques œuvres de police locale. Cette réalité, qui se déployait sous nos yeux depuis 1945 – et sophisme puissant : réalité fait force de vérité –, s’ancra par ailleurs, surtout à partir des années 1980, à une idée fondatrice :…

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