Durant trente ans, l’ancien sélectionneur Philippe Troussier a foulé des dizaines de terrains de foot aux quatre coins du monde, du Japon au Qatar. Aujourd’hui, il foule du raisin en Gironde, où il produit un saint-émilion, mais rêve encore de voyages en ballon.
Déjeuner avec Philippe Troussier est un voyage en soi. Installé dans une élégante brasserie parisienne proche du Parc des Princes, l’homme m’embarque dans son périple, non sans avoir rapidement vérifié que son vin Sol Béni figurait bien à la carte. Direction l’Afrique du Sud, où Winnie Mandela l’emmenait à l’église de Soweto chaque dimanche, le Qatar, où il a fumé le cigare avec l'émir dans le palais princier, la Côte d’Ivoire dont le président Félix Houphouët-Boigny l’a fait citoyen après trois titres de champion du pays consécutifs, le Japon, où une rue porte son nom, la Chine, le Maroc ou, plus près de chez nous, Marseille et son Olympique. Des aventures le plus souvent triomphales, même s’il rappelle volontiers que certaines ont tourné court avant même d’avoir commencé. Comme en Libye, un épisode qu’il raconte en souriant : un jour, le fils aîné de Kadhafi, surnommé « l’Ingénieur », le convoque à Rome, où il privatise un hôtel, pour lui proposer un poste de sélectionneur. « Je n’étais pas intéressé mais je ne savais pas comment le lui dire ! Pour gagner du temps, j’ai demandé à visiter les installations. Le lendemain, je me retrouvais seul avec lui dans un 747 spécialement affrété, direction Tripoli ! Sur le tarmac, un tapis rouge de 150 mètres encerclé par de grosses BMW », se rappelle-t-il dans un sourire, en me montrant ses vêtements : « Je suis habillé en paysan, j’ai été élevé au cul des vaches, avec les valeurs de l’effort et de la terre transmises par mon père. »
À 67 ans, Philippe Troussier n’est pas rassasié. « Ma femme et mes filles me disent que j’ai un gros ego ! » avoue-t-il. Dominique, son épouse, son double, rencontrée à 18 ans au lycée à Paris, enfonce le clou : « Toi, tu n’es pas du genre discret, plutôt extraverti ! » De fait, l’homme se met volontiers en scène, sans vaine modestie. Comme lorsqu’il raconte qu’en juin dernier, à Tokyo, les dirigeants de la fédération japonaise lui ont demandé de venir dans le vestiaire improviser un discours pour remobiliser les troupes après une défaite lors d’un match amical contre le Brésil. « Je ne me suis pas fait prier. L’entraîneur est resté en retrait. J’ai senti du respect dans les yeux des joueurs, je mesure avec fierté l’impact que j’ai eu là-bas », jubile-t-il. Entre deux coups de fourchette, il confirme avoir toujours faim de football et de projets ambitieux. « Je continue de rêver… »
Régulièrement sollicité, Philippe Troussier a les moyens d’assouvir son appétit. Il vient de terminer une mission de directeur technique à l’académie de football PVF au Viêtnam et a été approché au mois de septembre pour le poste de sélectionneur national de l’équipe du Bénin. Il aimerait des propositions européennes, voire françaises… « Nul n’est prophète en son pays, souffle-t-il. Mais je prends énormément de plaisir hors des sentiers battus et mes expatriations m’ont enrichi ! Aujourd’hui, je peux manger à toutes les tables, avec une fourchette, des baguettes ou à la main. »
La suite du programme, c’est la Coupe du monde au Qatar, où il a été personnellement invité, mais qu’il suivra depuis sa maison dans les Hauts-de-Seine pour soigner un genou abîmé et se faire poser des prothèses, puis le Japon, où l’homme est une icône, pour participer à des émissions sur la chaîne NHK et promouvoir son vin.
Mais rembobinons la folle saga de ce fils de boucher sarthois, dont la vie justifierait un biopic Netflix. Né à Paris en mars 1955, aîné de six enfants, il grandit à Arnage, au sud du Mans, où, comme tous ses camarades, il joue au football. À 11 ans, il signe sa première licence à l’US Métro, à Paris, où sa famille est venue s’installer. Le gamin n’est pas spécialement doué, mais bosseur et dur au mal. En 1974, il s’engage avec l’AS Choisy-le-Roi, où il croise Dominique Lokoli, un espoir en partance pour le tout jeune Paris Saint-Germain. Solide défenseur, Philippe Troussier évolue au gré des saisons dans différents clubs de deuxième division, d’Angoulême à Rouen en passant par le Red Star où il se lie à l’entraîneur, un certain Roger Lemerre, qui prendra plus tard les rênes de l’équipe de France pour gagner l’Euro 2000. En 1983, il n’a toujours pas réussi à rejoindre le graal, la première division du championnat de France. Au Stade de Reims, où il dispute sa deuxième saison, une aubaine se présente, qui incite Troussier à raccrocher les crampons. « J’avais 28 ans, j’étais un joueur moyen. Quand deux anciens sélectionneurs des Bleus, Michel Hidalgo et Henri Michel, m’ont proposé de me lancer à l’Institut national du football (INF) de Vichy, je n’ai pas hésité. J’ai rompu mon contrat avec Reims. » Licence d’EPS et diplôme de masseur-kinésithérapeute en poche, il passe ses brevets d’entraîneur et démarre à l’INF, centre de formation de la Fédération désormais installé à Clairefontaine. Responsable des « première année » au côté de Francisco Filho, il assiste aux débuts prometteurs de Jean-Pierre Papin, futur Ballon d’or.
Un an plus tard, Philippe Troussier démissionne. Il doit s’engager avec Niort mais l’affaire capote. Il rebondit à Alençon, un club de quatrième division. Il fourbit ses armes, affine sa méthode pendant trois ans et performe en Coupe de France. « Dans le management, j’ai besoin d’avoir une certaine place », euphémise-t-il. À 32 ans, il entraîne le Red Star. L’éphémère quotidien Le Sport le présente alors ainsi : « Intello et inconnu. Sauf du milieu. Il doit être l’homme de la reconquête, celui qui doit mener le club de Saint-Ouen en Division 2. » Il y parviendra, étrennant une défense à trois, qui deviendra l’une de ses marques de fabrique. Il rejoint ensuite Créteil, toujours en seconde division. Le tournant survient fin 1989. L’attaquant tchadien Nambatingue Toko, vainqueur de la Coupe de France avec le PSG, s’entraîne avec Créteil pour se remettre en forme. Il informe Troussier que l’ASEC Mimosas d’Abidjan cherche un entraîneur. Pourquoi pas lui ? Alors qu’il n’a presque jamais voyagé, à peine pris l’avion, le voilà en route vers la Côte d’Ivoire. « Pour moi, c’était un peu Tintin au Congo ! Pendant le vol, on m’indique par téléphone que je dois sortir en dernier », se souvient-il. L’accueil est enthousiaste, la suite sera triomphale. Il remporte trois fois le titre de champion de Côte d’Ivoire, atteint la demi-finale de la Coupe d’Afrique des clubs champions et entre dans les annales de la FIFA en restant invaincu 105 matches consécutifs, record stratosphérique, probablement insurpassable.
En trois ans, Troussier l’inconnu est devenu le « Sorcier blanc ». Il dirige ensuite la sélection de Côte d’Ivoire, puis file en Afrique du Sud entraîner les Kaizer Chiefs à Johannesburg. Avant de partir pour Rabat, au Maroc, où il restera vivre une partie de l’année, entraînant deux équipes nationales : le Nigeria, dont il a assuré la qualification pour le Mondial, et le Burkina Faso – pour le convaincre, le président Blaise Compaoré n’a pas hésité à mettre à sa disposition un Falcon ! En 1998, lors de la Coupe du monde en France, il est sélectionneur de l’équipe d’Afrique du Sud, premier adversaire des Bleus d’Aimé Jacquet – un autre fils de boucher. Nelson Mandela lui adresse une vibrante lettre d’encouragement. Cela ne suffit pas : défaite 3-0 et élimination au premier tour. Dominique Troussier se souvient avec émotion de sa rencontre avec le leader sud-africain. « J’ai été prise d’une émotion incontrôlée. Sans bien savoir pourquoi, j’ai pleuré. »
Quatre ans plus tard, la Coupe du monde s’invite pour la première fois en Asie, co-organisée par le Japon et la Corée du Sud. Depuis 1998, Philippe Troussier est sur place. Entraîneur du Japon, il mène l’équipe nationale d’une main de fer, ses discours, ses consignes et même ses gestes fidèlement reproduits par son interprète, Florent Dabadie, fils du scénariste et académicien Jean-Loup Dabadie. Quatre années qui vont forger sa légende : sous sa férule, le pays du Soleil-Levant atteint les huitièmes de finale du Mondial, soit le meilleur résultat de son histoire, faisant vibrer les foules bien au-delà des stades. Toujours avec le Japon, il avait auparavant gagné la Coupe d’Asie des nations, été vice-champion du monde moins de 19 ans, terminé cinquième des jeux Olympiques de Sydney avec les moins de 23 ans et même disputé la Copa America, une compétition sud-américaine ! Philippe Troussier devient une star, à qui l’on consacre un manga, plusieurs biographies et que l’on fait tourner dans des réclames. « Pour une pub, j’ai même été préféré à Gérard Depardieu et Jean Reno ! », plastronne-t-il. Il est le seul Français dont le portrait en bronze – il en a vérifié la ressemblance de près – figure au Japan Football Museum.
Six mois avant la Coupe du monde 2002, il avait déjà annoncé qu’il quitterait le Japon à l’issue de la compétition, quel que soit le parcours de l’équipe. « Je n’ai pas de business plan, je marche au feeling ! Ce métier réclame une telle énergie qu’il ne peut fonctionner que par cycles. Quatre ans, c’est une éternité. » Un an plus tard, à l’été 2003, il s’engage avec la modeste équipe qatarie. « Le pays m’avait sollicité une première fois après le Mondial 1998, via un agent brésilien. J’avais été reçu à l’hôtel Sheraton de Doha, où l’on m’avait offert une montre de luxe. J’avais rencontré deux princes héritiers – dont l’actuel émir, Tamim Ben Hamad Al Thani – accompagnés d’un bébé tigre. J’avais finalement choisi le Japon, mais le contact n’a pas été rompu. » Lorsqu’il devient champion d’Asie à Beyrouth en battant l’Arabie saoudite, Philippe Troussier reçoit un bouquet de fleurs de l’ambassadeur du Qatar à Tokyo. La rencontre avec le souverain du petit émirat du golfe Persique le décide. Pour réhausser le niveau de la sélection, il cherche à enrôler des joueurs étrangers expérimentés, Brésiliens et Français notamment, en les naturalisant. Las, un nouveau règlement international ruine cette stratégie mercenaire. Même si l’un des fils de l’émir, cheikh Jassem, responsable du football, lui jure que le Qatar organisera le Mondial 2022, Philippe Troussier comprend qu’il est temps de faire ses valises.
Fin 2004, alors qu’il est sur le point de s’engager à nouveau au Japon, Pape Diouf, manager général et futur président de l’Olympique de Marseille, lui confie l’équipe. « C’est le club que je supportais dans mon enfance ! » jure-t-il. Il ne restera qu’une saison, l’OM terminant à une décevante cinquième place en Ligue 1. Son caractère éruptif détonne, rebute certains cadres comme l’arrière international Bixente Lizarazu qui retourne illico au Bayern Munich pour lui échapper. « Je construis un personnage, explique-t-il. Un éducateur est aussi un acteur, selon la situation. » Clivant, il l’est. Et l’assume. Sur la conception de son rôle, il expliquait à l’époque marseillaise, dans France Football : « Je suis un chef de bande. On doit se retrouver dans la même idée, au même moment. Il y entre une notion de dressage afin d’harmoniser les attitudes de chacun. Je suis comme un chef d'orchestre qui coordonne Jimi Hendrix avec les autres, alors que lui aimerait partir dans un solo de trente secondes. Moi, je lui dis : “Attends, là, tu nous fous dans la merde.” Lui me répond : “Oui, mais je suis le meilleur du monde.” Je me dois de lui répliquer : “Oui, oui, t’es le meilleur, mais ça ne suffit pas...” Mon boulot, c'est de penser à la performance collective, au rendement du groupe. »
Très vite, il reprend son tour du globe : Maroc, Japon, Chine, Tunisie, Viêtnam… « Quand je me retourne, je suis fier d’avoir participé à deux Coupes du monde, à la Coupe d’Afrique des nations, aux jeux Olympiques, à la Copa America. J’ai dirigé plus de 250 matches internationaux, j’ai connu 15 pays, travaillé avec 8 fédérations différentes. Mais jamais avec la mienne, regrette-t-il. Le système français ne m’a pas reconnu, malgré mes quarante années d’expérience. Bon, je me console en songeant que j’ai été décoré de l’Ordre du Mérite à l’initiative de Bernard Kouchner, venu à Tokyo lors d’une visite du Premier ministre d’alors, François Fillon. J’ai été distingué à l’ambassade de France au Japon, en présence de tous les joueurs qui ont participé au Mondial 2002. »
S’il reste entraîneur de football, toujours avide de challenges (« J’ai 67 ans, je suis un sage, je ne veux pas être dans le cimetière des éléphants, je me sens encore capable techniquement et tactiquement. »), il s’investit de plus en plus dans le vin, auquel il est venu via un oncle de sa femme en 2014. « Un héritage familial m’a permis d’acquérir un bâtiment en ruines, posé sur 1,2 hectare de vignes d’appellation saint-émilion. Par la suite, j’ai acheté une parcelle sur des coteaux argilo-calcaires, remonté un chai, des cuves, des barriques ainsi qu’un petit labo. Élevé dans une famille où un sou est un sou, j’ai besoin d’acquérir les choses, de construire un patrimoine. » Fièrement, il revendique ses hautes ambitions. « Sur le domaine, tout se fait à la main ; je cherche à faire du grand vin, mais de manière artisanale. D’un vignoble comme d’un joueur, j’essaie d’obtenir le meilleur, de l’amener à l’excellence. Je me sens vigneron et entraîneur, essayant obstinément de trouver le bon équilibre, le bon assemblage, l’harmonie. Rien n’est gagné d’avance. » Aujourd’hui, le voisin du Château Cheval Blanc produit entre 6000 et 8000 bouteilles par an.
Sans surprise, le nom de ses vins est inspiré de son parcours dans le football, on ne se refait pas. Sol Béni, par exemple, rappelle le complexe sportif éponyme d’Abidjan, porte d’entrée dans sa carrière d’entraîneur international. Troussier a vu pousser dans cette académie de futurs cadors des clubs européens, comme Yaya Touré, Kolo Touré, Gervinho, Bakari Koné ou Didier Zokora, couvés par Jean-Marc Guillou. Sol Béni est désormais un saint-émilion grand cru, composé à 90 % de merlot de 35 ans d’âge et 10 % de cabernet de plus de 60 ans. L’icône de la propriété, le charpenté Coup du chapeau, produit à partir de vieilles vignes de merlot minutieusement sélectionnées – entre 1200 et 1800 cols selon les années – reprend un terme du jargon footballistique, utilisé lorsqu’un même joueur marque trois buts consécutifs au cours d’une rencontre. « J’envisage d’ailleurs d’en offrir une bouteille dans une belle boite à chaque joueur du championnat de France qui réalisera un hat trick », promet-t-il. Dernier vin : Grain Bleu, comme la couleur du maillot de l’équipe de France de football, de l’Olympique de Marseille ou de celui des Samouraïs Bleus nippons, est un merlot issu de jeunes vignes établies près du chai. Ses connexions dans le football l’aident à faire voyager son vin, du Japon aux États-Unis, de la Chine au Viêtnam. Paris aussi, à la Grande Épicerie du Bon Marché notamment.
À ces passions du football et du vin – qu’il mêle volontiers, comme lorsqu’il envoie des bouteilles au staff de l’équipe de France avant la victoire de la Coupe du monde 2018 – s’ajoute celle de la famille. Philippe et Dominique Troussier ont deux filles, Marocaines de naissance, aujourd’hui âgées de 16 et 13 ans, et qui vivent avec eux dans la banlieue ouest de Paris. Pour obtenir le droit de les adopter, le couple s’est converti à la religion musulmane lors d’une cérémonie à Rabat. Appelez-le Philippe Omar Troussier ! « Quand je le lui ai annoncé, ma mère pensait que je partais en Afghanistan ou en Syrie ! Alors que j’étais en discussion pour être sélectionneur de l’Australie, des journaux locaux se sont interrogés : “Un musulman à la tête du pays ?” Mêmes réticences à mon égard de la part des Anglais. Ils ont tout faux. C’est un acte d’amour que nous avons produit, ma femme et moi, pour pouvoir accueillir ces enfants dans notre foyer. Plus jeune, je voulais devenir curé. J’ai eu une éducation terrienne et je crois en Dieu, quel qu’il soit. Je me sens universel. »...
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