Tous les après-midis, nous nous retrouvions pour marcher – 19, 20 kilomètres parfois, et nous n’étions pas fatigués. Nous traversions tout le village, de la rue aux Fleurs jusqu’au sixième lampadaire, près de la poste – s’il fallait le refaire cent fois, nous le refaisions cent fois. Parfois, surtout l’été, lorsque la nuit tombait tard, nous nous aventurions sur les routes de campagne, ou bien nous continuions vers la grande ville dont le clocher, au loin, nous servait de boussole. Jamais elle ne se plaignait et moi non plus ; tout au plus, nous faisions une pause à côté d’un point d’eau. Bien sûr, lorsqu’on ne voyait plus rien ou lorsqu’il commençait à faire froid, nous rentrions chacun chez soi – il nous fallait reprendre des forces pour la marche du lendemain. Une fois à l’abri de nos chambres, nous ressortions nos mappemondes et faisions les calculs : aujourd’hui, nous avons parcouru 20 kilomètres de plus qu’hier, et 40 de plus qu’avant-hier. Je traçais au feutre rouge les nouveaux millimètres.
Le lendemain, à la poste, quand le patron allait fumer dehors, nous filions dans le cagibi pour nous montrer nos cartes. « Nous sommes presque en Espagne », je soufflais. « Oui, elle répondait, nous atteignons Figueras. » Nous savions ce que ça voulait dire : bientôt, ce serait Barcelone, et nous savions tout de Barcelone. Nous avions acheté les guides, mesuré les distances entre les cafés et les parcs, appris l’histoire, l’architecture – plus que 182 kilomètres, et ce serait Barcelone.
Après Barcelone, il y aurait Valence, Grenade, Málaga et Gibraltar. Nous n’avions pas décidé si nous mettrions ensuite le cap vers l’ouest, direction l’Amérique, ou vers l’est pour atteindre l’Égypte. La seule chose dont nous étions certains, c’est qu’il nous faudrait bientôt traverser l’eau – l’Atlantique ou la Méditerranée – alors nous économisions pour plusieurs semaines de location de pédalo à l’Aquapark de la commune. Deux ans plus tôt, nous avions parcouru la France entière et, l’année d’après, l’Italie et la Grèce – cela faisait un moment que nous parcourions dans le village les distances qui nous séparaient du reste du monde.
J’avais eu l’idée alors qu’elle triait des cartes postales dans l’entrepôt et soupirait : « Je suis jalouse de ces cartes qui font de si longs trajets, et jalouse de ces images d’océans et de déserts. Moi, mon horizon, c’est la rue aux fleurs, le sixième lampadaire. » J’avais répondu que nous aussi nous pouvions faire de longs trajets, si nous le voulions ; que nous pourrions explorer ici-même la Terre entière, kilomètre après kilomètre, dans les temps exacts du voyage. « Et nous ferions le tour du monde ? » elle avait demandé. Le lendemain, nous nous étions mis en marche vers le bout de la Terre.
Il y avait eu ce matin d’hiver où je l’avais vue se figer. Dans l’entrepôt, elle classait ses plis par rue et par numéro et je classais les miens, nous entendions le bruit sec de la pluie qui tombait dans la nuit, emmitouflés dans nos manteaux à cause du chauffage qui ne fonctionnait plus, et pour cette raison-là, nous classions très vite. Nous nous agitions, nous remuions nos doigts sans gants – les gants et le papier ne font pas bon ménage –, nous faisions claquer les enveloppes. Et d’un coup, elle s’était figée devant une carte postale qu’elle tenait des deux mains. J’avais continué à bouger en jetant des coups d'œil à ses doigts qui devenaient mauves, et à son visage. « Tu vas attraper froid, j’avais dit, et puis tu vas te mettre en retard ». Elle avait tourné le regard vers moi. « Cet endroit, qu’est-ce que c’est ? » Elle avait murmuré ça d’une voix rauque, comme lorsqu’on sort du sommeil. Elle me tendait la carte. On y voyait un chalet en bois au toit pointu couvert d’une neige illuminée par les spots, un gros bonhomme de neige, des panneaux phosphorescents qui dirigeaient vers des cafés et des boutiques de souvenirs et un très haut sapin qui paraissait toucher le ciel, et ce ciel était du même noir que le nôtre à cet instant précis, sauf que nous, nous n’avions pas la lumière qui transperçait la neige, ni le chalet, ni ce panneau en demi-lune au-dessus de tous les autres qui disait en anglais que ce village-là, c’était le village du père Noël. Je lui avais répondu ça, que c’était le village du père Noël – elle ne lisait pas l’anglais. En bas à droite de la photo, il était écrit : Rovaniemi, Laponie. Elle avait ouvert des yeux ronds : le père Noël a un village ?
Tout avait démarré comme ça. Il avait fallu revoir tout le programme, acheter de nouvelles cartes, repartir de zéro et dire adieu à Barcelone alors même que j’avais appris quelques mots en catalan. J’avais essayé de négocier. J’avais dit que c’était ridicule, que le lendemain, nous avions prévu un détour par Cadaqués et qu’elle y aimerait les criques, l’odeur du sel, les petites ruelles aux maisons en pierres blanches et les grands navires des Caraïbes dont nous avions lu les légendes à la bibliothèque. Et le pin d’Alep, avais-je ajouté, et le chêne-liège, et les pistachiers lentisques dont elle avait imprimé les photos en secret dans le bureau du directeur, allait-elle les jeter ? La promenade aurait été si belle, et nous marchions depuis si longtemps. Elle avait été intraitable. Elle avait annulé notre marche du jour – une randonnée magnifique dans la vallée de l’Alzeda avec une grimpée un peu pénible jusqu’au pic de l’Aigle pour laquelle nous avions prévu de monter et remonter l’escalier du clocher de la ville. Nous ne nous serions pas ennuyés puisque le long de la ligne de crête, à travers les petites fenêtres du clocher, nous aurions su voir les champs d’oliviers et les ruisseaux. C’était la vraie aptitude que demandait notre marche : pas de savoir marcher, mais de savoir voir. Je nous avais préparé des casquettes. Mais pour elle, le Sud, c’était terminé. Nous irions vers le nord. Elle avait passé l’après-midi à faire les calculs. 2804 kilomètres, 567 heures : le soir, elle m’avait téléphoné, elle m’avait dit que si on commençait le lendemain, on y serait pour Noël.
Moi, je n’avais jamais su qu’elle n’avait jamais fêté Noël. À vrai dire, je n’avais jamais vraiment rien su d’elle. Il y avait tant à voir pendant nos marches, et tant à commenter, et tant à préparer. Ce que je savais d’elle, – je m’en faisais la liste la veille du grand départ avant de m’endormir – c’était que ses mains devenaient mauves avec le froid et rouge avec le chaud, qu’elle triait vite les plis mais qu’elle marchait lentement, qu’elle détestait descendre les pentes parce qu’elle craignait de dégringoler. Elle était moins essoufflée que moi lorsqu’elle les montait. Je savais aussi que quand elle ne se croyait pas observée, son regard était triste – on lui parlait, il s’allumait d’un coup. Elle aimait les rivières et les forêts, bien plus que la mer, et maintenant, je savais qu’elle n’avait jamais fêté Noël. Au téléphone, elle avait dit qu’à Rovaniemi, ce serait son premier Noël. Toutes les années d’avant, en rentrant de mes vacances de fin d’année, j’avais demandé : « Tu as passé de bonnes fêtes ? » et elle avait chaque fois répondu oui, j’avais dit moi aussi, et on en était restés là – il y avait la marche à reprendre. Enfin, voilà, je savais d’elle ces choses, ce n’était pas beaucoup. Mais ce que je savais le mieux d’elle, je le savais comme on sait un frisson, sans le moindre doute et mieux que tous ceux qui pourraient affirmer la connaître, aujourd’hui ou demain : je savais qu’elle était à côté de moi, et qu’ensemble, on marchait.
Nous irions à Rovaniemi sans pause et sans flâner, sans nous attarder sur le chemin. D’abord, nous traverserions la Belgique avec une halte rapide à Charleroi qu’elle me concédait et à l’occasion de laquelle, dans mon appartement, nous ferions des frites. Peu après le passage de la frontière avec les Pays-Bas, nous longerions le lac Boschmolenplas, à l’ouest du village de Heel – nous nous étions donc inscrits à la piscine municipale pour, en temps voulu, faire et refaire le tour du bassin munis des sandales en plastique antidérapantes qu’elle s’était occupée de commander. Elle disait que le lac Boschmolenplas était aussi un lac de plongée, alors une fois ou deux, mais une fois ou deux seulement, nous pourrions louer des palmes pour y voir les épaves de navires engloutis. Il faudrait s’entraîner à l’apnée. Nous remonterions ensuite la Meuse sur la barque abandonnée dans le garage de notre collègue Sylvie, qui était d’accord et qui avait marqué son calendrier de quelques croix pour nous courant mars. En avril, ce serait la traversée de la mer Baltique. Puis il y aurait le Danemark et des mois entiers à remonter la Suède le long du golfe de Botnie. Et le 24 décembre, si tout se passait bien, si nous n’accumulions pas de retard et si nous respections le plan, nous arriverions dans le village du père Noël, sur le cercle arctique, en Laponie, au nord de Rovaniemi. Ce serait son premier Noël.
Nous avions pris la route début janvier dans le village, de la rue aux Fleurs jusqu’au sixième lampadaire, puis en sens inverse. Il avait beaucoup plu les premières semaines – nous entendions chaque jour le flot battre fort sur nos parapluies que le vent retournait et, à la fin du mois, il y avait eu une grêle à nous crever les yeux. Mais nous marchions sérieux et déterminés jusqu’à la frontière belge. Un matin, la pluie avait cessé enfin, la grêle aussi, et même le vent : la neige s’était mise à tomber. Tout avait changé comme ça, ou bien tout avait déjà changé, je ne sais pas. La neige avait étouffé les bruits, ceux de la tempête, de l’église, de nos pas, et nous avions pu nous remettre à discuter. Nous avions discuté comme d’habitude de ce que nous voyions – un marchand de gaufres de Liège, un hôtel de ville en briques rouges –, de ce que nous savions – les deux langues de Belgique, les séquelles architecturales de la Grande Guerre –, mais aussi d’autres choses qui étaient, je crois bien, autre chose. En pause à Charleroi, en mâchonnant ses frites, elle m’avait demandé à quoi ça ressemblait quand on fêtait Noël.
À quoi ça ressemble, quand on fête Noël ? Moi, je n’étais pas préparé pour répondre à ça. Parler, je savais le faire pourtant et je le faisais bien – des pays que nous visitions, j’apprenais tout et je racontais, et mieux qu’elle, j’ose le dire. Quand nous envisagions encore d’atteindre l’Égypte, avant notre grande déviation, j’avais déjà appris des tas d’histoires sur les pharaons et sur les pyramides. Pour mes discours de marche, je prenais toujours de l’avance. Il y avait cette anecdote sur Moïse que j’avais prévu de lui raconter en passant par le Sinaï. « Savais-tu que Moïse était bègue ? » J’aurais commencé comme ça, et puis l’air de rien, j’aurais parlé de la Bible comme si je l’avais toujours connue par cœur, et j’aurais devisé sur la beauté d’un prophète qui peine à s’exprimer. Je m’étais entraîné devant le miroir. « Savais-tu que Moïse était bègue ? » Peut-être avais-je espéré notre visite de l’Égypte moins pour les pharaons que pour le regard qu’elle aurait eu en m’écoutant. Mais à quoi ça ressemble, quand on fête Noël, ça je ne l’avais pas préparé, et soudain, c'était moi, le prophète bègue. J’avais essayé d’esquiver – je changeais de sujet, je m’emmêlais les pinceaux et je convoquais, en passant devant le steakhouse qui jouxtait la piscine municipale, le veau d’or des Hébreux en bas du mont Sinaï. Elle, elle continuait à demander : « Mais Noël, tu ne m’as pas raconté comment c’était Noël. » En mars, dans le garage de Sylvie, nous ramions sur la Meuse et elle m’avait encore questionné. Nous étions face à face, son visage était là, proche et nu comme le mien, et il nous fallait six heures pour remonter le fleuve. Alors j’avais fini par répondre la vérité : que le réveillon de Noël, c’était un dîner en famille. Elle avait dit : « je le sais, ça. Moi, ce que je voudrais savoir, c’est comment c’est, c’est ce que ça fait. » C'était ainsi qu'en ramant et en rougissant, j’avais dû dire ce que ça faisait, la famille, c’est-à-dire la joie et aussi la douleur d’être avec les gens qui nous ont bercés comme ils nous ont blessés. Elle, elle n’avait pas de famille, elle disait, et elle ne se souvenait pas de tout ça, ni de la joie ni de la douleur, alors j’avais dû expliquer pourquoi la joie – être ensemble et retrouver les rires, et se souvenir en la voyant de l’odeur de café de ma mère le matin quand je me glissais dans son lit, et en embrassant mon père, des milliards de minutes de tours sur le tourniquet du square. Pourquoi la douleur, j’avais dû expliquer aussi, elle avait insisté. J’avais haussé les épaules, j’avais dit, « oh, tu sais, l’enfance qui nous revient, c’est tout » – un regard de dégoût qu’on saisit sans le vouloir, un frémissement de honte, nos rancœurs, quelqu’un qui a crié, quelqu’un qui a pleuré, un secret. Tous ces fantômes-là, pendant les réveillons, ils sont à table avec nous. Sur la Meuse, et encore après, j’avais raconté et elle avait raconté aussi. « Tu as de la chance d’en avoir, des fantômes », elle avait dit. Elle m’avait décrit ce que ça faisait quand on est si seul qu’on a chassé de soi tous les fantômes et la mémoire et qu’il ne reste, à l’intérieur, qu’une steppe sèche où les arbustes meurent. Cette année-là, il m’avait semblé que nous prononcions les premières paroles du monde. On n’a jamais envie de raconter la douleur. On a envie d’être beau, surtout quand on marche à côté d’elle.
Tous les après-midis jusqu’au 24 décembre, nous nous étions retrouvés et nous avions marché vers le nord, vers le village du père Noël, en Laponie, près de Rovaniemi. Nous avions vu l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark. Nous avions vu les forêts de Suède et les montagnes glaciaires, nous avions vu les villes médiévales et nous nous étions vus l’un l’autre. Le premier jour de décembre, à quelques kilomètres du but, nous avions commencé à apprendre le village du père Noël, chacune des rues du village, les panneaux, les boutiques, la maison de la mère Noël et celle des rennes, le bureau de poste et les heures idéales pour chasser les aurores boréales, car sur le cercle arctique, on pouvait en voir. Elle me disait que ça ne servait à rien que j’apprenne avec elle, puisque je n'allais pas être là pour le réveillon, car moi, j’avais une famille et des fantômes qui m'attendaient pour l’apéro. J’apprenais tout de même. Ce serait son jardin qui serait le village. À la mi-décembre, après notre marche, je l’avais aidée à y installer un très haut sapin qui touchait presque le ciel. Nous l’avions décoré ensemble et avions ajouté le long de la clôture des dizaines de guirlandes ; une semaine plus tard, au retour de la neige, nous avions fait un bonhomme de neige comme sur la carte postale. Elle se promènerait là jusqu’à minuit au moins le soir du réveillon. Elle mangerait une pomme d’amour achetée au stand des lutins à l’est du village, et j’étais allé moi-même dans la grande ville la lui acheter à la fête foraine. Elle boirait aussi du vin chaud à la cannelle, alors à l’épicerie, nous avions choisi le vin et choisi la cannelle. « Tu sais, m’avait-elle dit le matin du 23, tous les gens comme moi se retrouvent à Rovaniemi pour le réveillon de Noël. Les autres ont leur dîner, mais pour nous, il y a Rovaniemi. Demain, nous marcherons tous les uns à côté des autres, nous nous ferons des signes de main et des sourires, et je l’ai su à la seconde où tu m’as dit que le Père Noël avait un village, j’ai su qu’il me fallait venir ici pour retrouver les miens. » Nous avions respecté le programme et les calculs. Nous avions parcouru 2804 kilomètres et marché presque 567 heures. Le 24 décembre au soir, pendant le tout dernier quart d’heure de notre année de marche, la nuit tombait, je l’escortais jusqu’à chez elle, et au même moment, nous avions vu tous les deux une aurore boréale grâce au projecteur du jardin du voisin qui était tombé du toit. À Rovaniemi, elle arrivait à l’heure.
Pendant des années, une des histoires de mes réveillons de Noël fut l’histoire de ce Noël-là, où au beau milieu du repas, je m’étais levé et j’étais parti. « Au beau milieu du repas, il est parti, ils disaient. Il s’est levé, et il est parti. On ne sait pas ce qu’il est allé faire, il ne nous l’a jamais dit. » C’était simplement que pendant le dîner, il m’était venu tant de joies et de douleurs nouvelles que j’avais voulu immédiatement lui raconter. Pendant huit minutes et 500 mètres, j’avais marché jusqu’à Rovaniemi. Je l’avais vue dans son jardin déambuler le nez en l’air, sa pomme d’amour entamée dans une main et son vin chaud dans l’autre. Jusqu’à minuit au moins, nous nous étions promenés ensemble dans le village du père Noël au milieu des gens comme elle, nous avions écouté des chœurs, nous avions acheté des porte-clés et des boules à neige. Elle m'avait offert un verre de vin chaud. Toute l’année, nous avions marché côte à côte sur un pan de la Terre, et en marchant encore cette nuit-là près d’elle, de son visage illuminé par les guirlandes, de sa bouche rougie par le sucre et le vin, je m’étais demandé ce que ça ferait si, à Rovaniemi, je lui prenais la main....
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