Camus et l’engagement

Frank Subiela

Sans être jamais encarté, l'auteur de L’Étranger a développé au fil de son œuvre une conception complexe et protéiforme de l'engagement. Une approche résolument actuelle.

« Il n’y a pas de honte à apprendre encore et à réformer ses jugements » déclarait le prince Hémon à son père, le roi Créon, dans l’Antigone de Sophocle. Tout l’engagement artistique et politique d’Albert Camus pourrait – en acceptant le raccourci – se résumer à cette idée. Pourtant, s’il y a bien un domaine qui est demeuré complexe chez lui, c’est sa conception de l’engagement, au point de dérouter, chaque fois le sujet abordé, la plupart de ses exégètes. Loin de nous, d’ailleurs, l’idée d’en dépasser un seul, tant la tâche est ardue et le format d’un article restreint. Mais à l’heure des immenses défis à relever, à l’heure où certains poseurs, à cheval entre philosophie et média, interrogent, toute hypocrisie bue, le sens de notre engagement au cœur du monde bouleversé, l’héroïsme du juste milieu prôné par le prix Nobel de littérature 1957 ressurgit comme une clé d’or dont ignorer l’usage ne pourrait qu’ajouter au malheur du monde.

Camus, encore ! Nous entendons d’ici certains détracteurs incapables de réfréner leur agacement à la seule évocation du nom d’Albert Camus. Et le camusien qui écrit ces lignes n’est pas loin de leur accorder son pardon tant l’auteur de La Peste a fait l’objet des plus piteuses exploitations, des pillages les plus éhontés, des distorsions les plus crispantes, et cela depuis de longues années. Je reconnais qu’il va nous falloir ici faire preuve de la plus grande sagacité pour ne pas ajouter à ce cortège d’idées convenues qui a transformé la pensée de l’humble Camus pour en faire selon certains un fourre-tout humaniste, selon d’autres l’expression d’un auteur pour « petits profs ». Nous ne chercherons pas, dans les lignes qui vont suivre, à défendre l’auteur magnifique de L’Étranger ou celui, bien moins inspiré, de La Mort heureuse, comme nous ne prétendrons pas que Le Mythe de Sisyphe ou L’Homme révolté sont le nec plus ultra de la philosophie française, loin s’en faut. Mais porter un regard juste sur l’œuvre d’Albert Camus est l’occasion de mesurer avec raison la flamme et l’engagement qui ont toujours nourri son œuvre alors qu’il abordait la question de l’absurde du monde ou celle de la justice des hommes. Nous ne retiendrons dans cet article que la question de l’engagement parce qu’elle peut apporter des réponses précieuses à notre questionnement contemporain.

Pour l’écrivain, qui déclare dans ses Carnets II : « Je préfère les hommes engagés à la littérature engagée », la notion d’engagement est pour le moins complexe. Complexe – et surtout politiquement incorrecte pour les intellectuels communistes français d’alors – son exigence de justice prône l’idée que la fin ne justifie jamais les moyens, une position à l’origine de sa rupture définitive avec Sartre et le matérialisme historique ; complexe sa volonté de raison et d’équilibre en toute chose qui va le conduire à introduire ce que l’on pourrait qualifier d’héroïsme de l’équilibre, d’héroïsme du juste milieu ; complexe la raison d’être de l’engagement qu’il destine à être, avant toute chose, l’instrument de lutte contre le silence du monde (nous y reviendrons).
La recherche de Camus va consister à démontrer que l’homme peut apporter un sens là où le monde n’est qu’un silence déraisonnable.
Mais le principal reproche de ses détracteurs, d’hier comme d’aujourd’hui, porte sur sa volonté farouche de considérer la recherche permanente du point d’équilibre comme l’alpha et l’oméga des résolutions de crises. Ce qui lui a valu, et lui vaut encore, d’être qualifié trop souvent de niais, de parfait coquebin. Pourtant, jamais, chez Camus, la volonté d’échange, de dialogue n’a signifié l’absence de controverses, l’abandon de toute opposition argumentée, ni le choix de la compromission qu’il abhorrait, et jamais le refus des combats radicaux tels ceux qu’il mena contre le franquisme et le nazisme. Mais cet engagement excluait toute haine de l’autre et les profondes et percutantes Lettres à un ami allemand montrent combien il existe un combat du juste milieu, combien peut être puissant l’engagement dans l’ordre de l’argumentation éclairée, combien l’équilibre peut, et sans doute doit, faire l’objet d’un combat radical. « Ce n’est pas me réfuter […] que de réfuter la non-violence. Je n’ai jamais plaidé pour elle », écrit-il dans Actuelles.

Nous l’avons déjà souligné : l’engagement chez Camus a ses limites, et l’engagement systématique porté par certains pour des raisons politiques, quelle que puisse être la sensibilité considérée, finit par l’agacer. Il a pourtant parfois souscrit à cet engagement systématisé à travers le journalisme, qu’il a longtemps pratiqué. Mais si l’on observe attentivement ses chroniques, on remarque que son engagement est pour lui l’expression de la liberté, celle de l’homme en lutte pour tout ce qui l’enchaîne et l’asservit. Il est peut-être intéressant de préciser que l’engagement camusien en faveur de la liberté n’est pas à comprendre au sens que lui donnait Sartre, c’est-à-dire au sens de l’écrivain qui engage son œuvre dans le creuset historique. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il va préférer le terme pascalien « d’embarquement » à l’expression sartrienne « d’engagement radical », réservant de plus en plus la notion d’engagement pour l’œuvre que l’artiste accomplit.

C’est ici qu’il nous faut apporter un éclairage sans doute utile : pour Albert Camus l’engagement – l’embarquement – est aussi une expérience, une trajectoire de vie, et l’artiste engagé ne peut être qu’un franc-tireur, n’appartenant à aucun parti. Il écrit ainsi en 1950 dans ses Carnets : « Engagement. J’ai la plus haute idée, et la plus passionnée, de l’art. Bien trop haute pour consentir à le soumettre à rien. » Nous savons que Camus a toujours refusé d’associer son nom et sa signature à tout groupe partisan, son engagement le situant hors le systématisme qui l’insupportait.

Dès les premiers temps de sa réflexion philosophique, Albert Camus va orienter la notion d’engagement pour lui donner un visage singulier : l’expression de la révolte qui doit s’éveiller en chaque homme. Il ne s’agit pas ici d’interpréter trop hâtivement la révolte camusienne comme un comportement libérateur, mais comme le moyen essentiel du dépassement de l’absurde. Car toute la recherche de Camus va consister non pas à déceler l’absurde dans chaque repli du monde (cela, pour lui, est acquis depuis Kierkegaard et Nietzsche), mais à démontrer que l’homme peut apporter un sens là où le monde n’est qu’un silence déraisonnable. Cette révolte contre l’absurde, révolte qui admet ce silence et tente parallèlement de le dépasser, fait émerger un sens à la vie. S’engager dans cette révolte, et faire de cet engagement l’instrument du sens donné à l’action, devient la réalité intime de l’existence. L’ante-excipit du Mythe de Sisyphe camusien ne dit pas autre chose : « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Et l’on comprend mieux, parvenu à l’excipit, qu’il faille, le cœur débordant de cet engagement, « […] imaginer Sisyphe heureux ».

Mais une ombre couvre la notion d’engagement chez Albert Camus, une ombre où se cache une soif de réponses, ou un refus du silence, ce qui revient à peu près au même. Il est, en effet, difficile de concevoir que son embarquement contre le silence du monde puise ses racines ailleurs que dans le silence de ceux qu’il a profondément aimés, et d’abord celui de sa mère, cette éternelle mutique, puis celui de son père, ce fantôme qu’il a côtoyé jusqu’au Premier Homme, roman dont on trouvera le manuscrit alors que son auteur n’était lui-même plus qu’une ombre. En tout état de cause, leur silence ne saurait être totalement étranger à son engagement. Serait-ce pour lutter contre un silence – celui de Dieu – que Simone Weil va entreprendre de son côté la pesante, épuisante et sans doute fatale voie de l’engagement exalté à la recherche de la Grâce ? Camus semble l’avoir compris ainsi et va, dès 1949, publier les œuvres de la jeune philosophe dans la collection « Espoirs », chez Gallimard avant d’écrire à Jean Grenier : « Ne croyez pas en tout cas que je me sente une âme tout à fait aveugle. J’ai, moi aussi, éprouvé à de rares moments le flot de cette éternité de l’âme et de l’amour. »

Camus et Weil ne se sont jamais rencontrés (Weil est morte en 1943), mais la complexité de l’engagement passionné de la disciple d’Alain va le saisir et ne plus le lâcher. C’est la même volonté d’engagement contre le silence du monde qui va unir ces deux pensées par-delà une foi mystique chez l’une et un agnosticisme déclaré chez l’autre. Et c’est un même questionnement qui nourrit leur engagement et leur fait tendre la main l’un vers l’autre.
Si nous voulions concentrer tout l’engagement de l’écrivain, nous devrions commencer par rassembler toutes ses interrogations.
Il ne saurait être question de considérer Camus autrement que sous l’aspect d’un pyrrhonien, de le découvrir ailleurs que là où l’on réforme sans cesse ses jugements, pour en revenir à Sophocle. Si nous voulions concentrer tout l’engagement de l’écrivain, nous devrions commencer par rassembler toutes ses interrogations, et nous ne ferions que marcher sur les traces d’un autre prix Nobel de littérature, William Faulkner, qui, pour féliciter Albert Camus d’avoir obtenu à son tour la suprême distinction, lui télégraphiait le 17 octobre 1957 ces mots rédigés en français : « On salue l’âme qui constamment se cherche et se demande. »

Chercher, se demander inlassablement, parfaire son œuvre au prix d’une confiance en soi chaque fois plus menacée, le chemin de Camus se compare en tout point à celui d’un sceptique dont le viatique se composerait d’abord d’interrogations. Camus l’engagé est à l’évidence celui qui a construit son chemin en écrasant à chacun de ses pas l’ombre de la lâcheté. Son humanisme enclin au dialogue ne s’est jamais satisfait des faux-semblants, encore moins de l’hypocrisie ou de la pusillanimité, comme il a toujours refusé l’asservissement ou la manipulation, et jamais renoncé au combat quand les libertés étaient menacées, quitte à devoir traverser les murs. C’est assurément le sens de ce qu’il déclare lors d’une conférence à l’université d’Uppsala, le 14 décembre 1957 : « Mais peut-être n’y a-t-il pas d’autre paix que celle qui se trouve au plus brûlant du combat. “Tout mur est une porte”, a dit justement Emerson. Ne cherchons pas la porte, et l’issue, ailleurs que dans le mur contre lequel nous vivons. » Du menaçant mur de l’existence à la terre ténébreuse, il n’y a pas plus d’un pas, et dès le début de son engagement artistique, et peut-être plus qu’aucun autre, Albert Camus a refusé, pour lui sans doute, mais plus encore pour le genre humain, que celui-ci ne soit « l’hôte obscur d’une terre enténébrée », pour reprendre le sombre vers de Goethe.

Ainsi, l’engagement d’Albert Camus apparaît comme l’engagement âpre d’un cherchant tourné de tout son être vers l’autre et, à travers les exigences de cet altruisme irréductible, vers la poursuite de l’amour et du vrai. Mais cet humanisme tant désiré, sans concession, avait un prix, celui du dépassement de l’absurde du monde et du poids de la clairvoyance, seule capable d’apporter le bonheur souhaité au pessimisme raisonné. Voilà pourquoi il achève son essai L’Été par ces mots : « J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. » Exprime-t-il, à la fin, autre chose quand il déclare il y a trois quarts de siècle, lors d’une conférence au Brooklyn College de New York – des propos que nous ne nous hasarderons pas à vous présenter comme d’une actualité aiguë tant cette expression convenue vous semblera un truisme grotesque dans quelques secondes : « Et la vérité est que le monde aujourd’hui n’est ni celui du bonheur, ni celui du malheur. Il est un champ clos entre l’exigence du bonheur qui est dans le cœur de tout homme et une fatalité historique où la crise de l’homme est arrivée à son maximum. Il faut donc que nous ayons d’une part une juste idée de cette crise et d’autre part un sentiment précis du bonheur que chaque homme peut désirer. Il faut donc que nous ayons de la lucidité. »...

Sans être jamais encarté, l'auteur de L’Étranger a développé au fil de son œuvre une conception complexe et protéiforme de l'engagement. Une approche résolument actuelle. « Il n’y a pas de honte à apprendre encore et à réformer ses jugements » déclarait le prince Hémon à son père, le roi Créon, dans l’Antigone de Sophocle. Tout l’engagement artistique et politique d’Albert Camus pourrait – en acceptant le raccourci – se résumer à cette idée. Pourtant, s’il y a bien un domaine qui est demeuré complexe chez lui, c’est sa conception de l’engagement, au point de dérouter, chaque fois le sujet abordé, la plupart de ses exégètes. Loin de nous, d’ailleurs, l’idée d’en dépasser un seul, tant la tâche est ardue et le format d’un article restreint. Mais à l’heure des immenses défis à relever, à l’heure où certains poseurs, à cheval entre philosophie et média, interrogent, toute hypocrisie bue, le sens de notre engagement au cœur du monde bouleversé, l’héroïsme du juste milieu prôné par le prix Nobel de littérature 1957 ressurgit comme une clé d’or dont ignorer l’usage ne pourrait qu’ajouter au malheur du monde. Camus, encore ! Nous entendons d’ici certains détracteurs incapables de réfréner leur agacement à la seule évocation du nom d’Albert Camus. Et le camusien qui écrit ces lignes n’est pas loin de leur accorder son pardon tant l’auteur de La Peste a fait l’objet des plus piteuses exploitations, des pillages les plus éhontés, des distorsions les plus crispantes, et cela depuis de longues années. Je reconnais qu’il va…

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