De l’usage intempestif des mots rares et précieux

Emmanuelle Favier

Abstème*, hyalin*, inerme*, pélagique*, pruine*, rudéral*… Je n’avais pas 20 ans lorsque je me vis offrir, dans sa version de poche, le Dictionnaire des mots rares et précieux, réédité en 1996 par Jean-Claude Zylberstein à partir de la publication originale, datant de 1965, établie aux éditions Seghers par Bernard Delvaille. À vrai dire, ce livre m’a même été offert à deux reprises, tant je devais déjà, à l’époque, témoigner plus ou moins consciemment de ma gourmandise lexicale.

Comme écrivaine, j’aime les mots, bien sûr, et tout ce qu’ils recouvrent ; mais plus encore, j’aime fouir* dans leur histoire, leurs implicites, leur arbitraire. J’aime les mots au point d’avoir, pendant une vingtaine d’années, fait mon métier de la chasse à la cacographie*. La faute d’orthographe était alors à mes yeux une blessure insoutenable infligée au vocable, sa déformation – involontaire – un véritable attentat perpétré envers la langue. J’ai depuis apaisé mes fureurs, mais pas mon goût pour cet étrange objet qu’est le mot, agrégat de signes typographiques dont l’ordonnancement est intimement lié au message qu’il veut transmettre, à son contexte de transmission, à son histoire.

Le petit opuscule au lettrage ivoire sur fond noir des éditions 10/18 a longtemps été mon livre de chevet, transmettant par contamination imaginaire ses couleurs mordorées au mélodieux, et désormais fétiche pour moi, hexasyllabe qu’est la formule « mots rares et précieux ».

Je me plongeais presque quotidiennement dans ses combinaisons inédites de morphèmes, aux musicalités parfois dissonantes, parfois saugrenues mais toujours exaltantes, ses définitions vouées à disparaître de ma mémoire comme de l’usage.

Cette habitude ne m’a jamais quittée ; elle a contaminé ma relation à la lecture, initiée dans la rencontre avec les mots récoltés dans les romans de la comtesse de Ségur, dont les pouvoirs d’évocation m’apparaissaient comme magiques à force d’opacité, et que leur tombée en désuétude rendait délicieusement étranges – entremets*, popeline* et ponceau* ont ravi les déchiffrages de mes 7 ans, sans parler des touloupe* et autres télègue* empruntés au russe, langue maternelle de la comtesse née Rostopchine.

Rien n’a changé : au fil du temps, et jusqu’à mes lectures les plus récentes, j’ai récolté des émétique* et des exuvie*, des capricant* et des smaragdin*, des caliorne*, des exclave* et des ormoulu*, aux définitions fertiles pour l’esprit créateur tant par leur richesse que par leur exquise précision.

Chaque découverte d’un mot inconnu au détour d’une ligne est un trésor dont on me fait cadeau ; elle me donne la possibilité de creuser, en en découvrant la définition, dans la profondeur de la langue, de découvrir un pan minuscule de l’inconnu. D’espérer le moment où le terme, collecté comme un galet précieux, me viendra sous la plume spontanément, m’offrant la possibilité d’en faire don à mon tour.

J’ai en effet assez vite commencé à utiliser certains de ces mots rares dans mes propres écrits. Une raison très pragmatique à cela est que la jouissance juvénile éprouvée dans l’apprentissage d’un mot nouveau se double généralement de la crainte de l’oublier, faute d’avoir l’occasion de le rencontrer à nouveau, insuffisamment du moins pour qu’il se grave dans la mémoire (il faut, m’a-t-on appris à l’école, lire, entendre, prononcer ou écrire sept fois un mot avant qu’il ne s’intègre définitivement à notre viatique langagier).

Or quoi de mieux pour favoriser la mémoire que l’expérience concrète ? Manipuler le mot, l’essorer pour en prendre pleinement la mesure, le déployer sur la totalité de son champ sémantique permet de se l’approprier et de l’engranger dans sa collection personnelle. Il peut m’arriver d’oublier l’exacte définition d’un mot que j’ai employé dans un livre ; je n’oublierai jamais sa beauté formelle, ni le charme qui a opéré lorsque je l’ai découvert.

Et puis cette tentation peut-être un peu superficielle, cette fantaisie est devenue, à mesure que mon écriture personnelle s’affirmait, un souci de précision. Lorsqu’un mot existe pour désigner un objet spécifique, pourquoi en choisir un autre, plus courant mais moins exact, et donc susceptible de trahir la pensée, sous prétexte que le premier risque de n’être pas connu du lecteur, auquel il faudra alors demander l’effort surhumain d’en chercher la signification dans le dictionnaire ?

Si je ne suis pas prosélyte – l’usage des mots rares est une pratique personnelle, non une idéologie que je voudrais partagée par tous, et la nobélisation récente d’une écriture dite blanche, à l’opposé de ma propre recherche, ne m’a pas arraché le moindre cri d’orfraie –, ma démarche peut se prévaloir d’une dimension militante. Il s’agit de sauver des mots de l’oubli, de les réhabiliter, en somme de s’en servir pour, à l’instar de la liberté, empêcher qu’ils ne s’usent.

Dès lors à qui confier, sinon à l’écrivain, la mission nécessaire de préserver les richesses de la langue ? Et ce – c’est là un point essentiel – non pas contre, mais de concert avec son évolution. Moi-même, je confesse ne pas renâcler, exceptionnellement bien sûr, devant le néologisme, lorsqu’il me semble pertinent. J’ai ainsi fabriqué des perspirer* (j’aime trop la langue anglaise pour me formaliser d’un anglicisme) ou des pétrichorien* qui m’apparaissaient comme idéalement charpentés pour exprimer une pensée ou, plus souvent, une sensation. L’essentiel restant de pouvoir saisir non seulement le sens, mais l’infrasens que le mot charrie. Peut-être, un jour, m’attribuera-t-on la maternité d’un hapax*…

La régression de la langue naît, bien au contraire, de ces postures de rejet d’une archéologie mobile de la langue, qui m’apparaissent comme autant de démagogies méprisantes.

Lorsque j’étais correctrice dans la presse – un média très marqué à gauche, qui avait à cœur d’intellectualiser sa relation au langage en posant avec sérieux et exigence des questions comme celles du langage inclusif ou de la réforme de l’orthographe –, j’étais en relation constante avec l’évolution de la langue.

Nous interrogions les concessions qu’il faut faire à la rapidité et à la lisibilité, au détriment de l’exactitude et de la richesse sémantique. Se refuser à les penser, c’est risquer de s’effondrer sous la puissance inéluctable du flux qu’est l’usage. C’est se priver de la chance de faire partie de cette évolution, et donc de la chance de l’enrichir.

L’évolution de la langue et de ses faits est donc digne d’être célébrée, dans la mesure où elle ne constitue pas un appauvrissement ; certaine réforme de l’orthographe en revanche asthénie la langue – ainsi et par exemple, perdre son accent circonflexe est dommageable en ce qu’il met le mot sur un plan d’équivalence, et donc de confusion potentielle, avec son homophone, et risque d’effacer les traces de son étymologie, comme par le fait d’une méfiance – qui est une mauvaise conscience – envers tout ce qui relève du patrimoine. Mettre des enfants au monde ne signifie pas que l’on oublie ses grands-parents ; il ne s’agit que d’élargir la famille.
Il s’agit de sauver des mots de l’oubli, de s’en servir pour empêcher qu’ils ne s’usent.
L’argument généralement employé contre l’utilisation de mots précieux est l’accessibilité à tous. Est-ce à dire que certaines parts de l’humanité ne sont pas en mesure d’ouvrir un dictionnaire ? J’ai souvent eu l’occasion de vérifier le contraire. Ce sont, d’ailleurs, bien plus fréquemment des lettrés qui m’ont fait le reproche de ces mots précieux, projetant leurs préjugés et leurs croyances sur le lecteur dit « populaire ».

Ici s’ouvre sous ma plume le gouffre de la polémique… je décèle une singulière erreur de jugement dans l’établissement d’une dichotomie entre d’une part l’attachement à la langue et à sa richesse – attachement perçu, de manière un peu pavlovienne, comme réactionnaire –, et d’autre part ce que certains considèrent comme une forme d’ouverture d’esprit, une tolérance à la médiocrité mâtinée de décontraction où je vois surtout le signe d’une paresse intellectuelle et, sans doute, une forme de peur face à l’inconnu. Attitude qui se traduit in fine par le reproche d’une certaine inactualité, que je détourne avec Nietzsche et délectation – zeugme* joyeux – en intempestivité.

Le mot « précieux » est souvent réduit à sa nuance péjorative, définitivement basculée du côté du ridicule moliéresque, au point d’en oublier la notion de « prix » qu’il renferme, au sens noble du terme. On en oublie la valeur des mots, ces perles gratuites et donc incorruptibles au monde marchand, que la pratique généralisée de la Toile a rendus accessibles à tous en abolissant presque tout à fait l’usage des dictionnaires papier.

Je m’élève contre l’idée que le choix de mots peu usités serait le fruit d’une affèterie vaguement réactionnaire, ou le fait d’une coquetterie superficielle. L’exigence et la précision sont aussi, à mon sens, la marque d’une ouverture à d’autres possibles de la pensée, et donc à l’autre en général.

L’air du temps est à la rapidité, au message univoque, au slogan, aux 140 caractères poésie (non) comprise, au mot qui dit la chose et rien de plus. La littérature, du moins à mes yeux, est tout le contraire : elle permet d’ouvrir le mot sur la pluralité de ses sens, de dévoiler le double fond qui échappe au langage courant. Employer un mot usuel, voire galvaudé, de façon inattendue ou légèrement décalée permet de le remotiver – au sens de lui redonner son motif, de retrouver ce qui, à l’origine, le met en mouvement : le mot retrouve ainsi toute la fraîcheur, et donc la puissance de sa signification. De même, utiliser un mot rare permet de comprendre autrement une situation, une image, une pensée déployée. Ce sont deux façons d’être styliste, qui réjouissent chacune à leur manière la lectrice que je suis.

J’aime les mots, je le répète malgré l’évidence, et n’ai de cesse de les traquer dans mes lectures pour enrichir ma pensée en même temps que ma propre écriture. Aujourd’hui, certains me le reprochent encore quelquefois, qui s’épuisent à ouvrir le dictionnaire, même d’un clic ; mais de livre en livre, à force d’assumer cette démarche de désir, je ne désespère pas que même ceux-là finiront par y prendre goût.

Mon entourage, en tout cas, continue de m’offrir des livres aux fins d’encourager ma lubie – dictionnaires des mots qui ont une histoire, des mots perdus, oubliés ou même sauvages –, en un écho à ce premier cadeau de mes 20 ans. En écho au monde de joies jamais épuisé qu’il m’a ouvert, et dont je suis certaine qu’il joue un rôle essentiel dans le choix que j’ai fait de me consacrer au travail des mots, qui me sont tous, à la réflexion, même lorsqu’ils ne sont pas rares, infiniment précieux.

 

Définitions des mots précieux cités

Abstème : Qui ne boit pas de vin. (DMRP)

Cacographie : Orthographe vicieuse. (DMRP)

Caliorne : En marine, gros palan à poulies triples.

Capricant : Fantasque, désordonné. 

Émétique : Se dit d’une substance qui fait vomir.

Entremets : Plat sucré, chaud ou froid, que l’on sert entre le fromage et les fruits ou comme dessert.

Exclave : Morceau de territoire sous souveraineté d’un pays, du territoire principal duquel il est séparé par un ou plusieurs pays ou mers (mot déniché dans l’Atlas des curiosités géographiques de Vitali Vitaliev).

Exuvie : Ancienne cuticule rejetée à l’occasion de chaque mue chez les arthropodes.

Fouir : Creuser, retourner la terre.

Hapax : Fait de langue dont il n’existe qu’une seule occurrence.

Hyalin : Qui est transparent ou diaphane comme le verre. (DMRP)

Inerme : (Bot.) Qui n’a ni aiguillons ni épines. (Zool.) Qui n’a ni cornes ni crochets. (DMRP)

Ormoulu : Dorure d’un objet en bronze, après application d’un amalgame liquide d'or et de mercure et évaporation du mercure. (Définition du Wiktionnaire, mot déniché dans les Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar)

Pélagique : Qui appartient à la haute mer. (DMRP)

Perspirer : Anglicisme formé à partir de l’anglais « to perspire », transpirer.

Pétrichorien : Extrapolation à partir du terme « pétrichor », du grec petra (pierre) et ichor (sang des dieux), liquide sécrété par les plantes pour les protéger de la sécheresse, et par extension l’odeur dégagée par la terre après la pluie. Utilisé dans L’Œil d’Artemisia, éd. Malo Quirvane, 2020.

Ponceau : Rouge vif.

Popeline : Tissu d'armure toile, formant des côtes dans le sens de la chaîne et comprenant beaucoup moins de fils en trame qu'en chaîne.

Pruine : Poussière cireuse qui couvre certains fruits. (DMRP)

Rudéral : Se dit des plantes qui croissent dans les décombres et le long des murailles. (DMRP)

Smaragdin : Vert émeraude.

Télègue : Voiture hippomobile à quatre roues, utilisée en Russie pour le transport des marchandises.

Touloupe : Pelisse en peau de mouton que portent les paysans russes.

Zeugme : Coordination de deux ou plusieurs éléments qui ne sont pas sur le même plan syntaxique ou sémantique.

 

Sauf mention contraire, les définitions sont tirées du Larousse. 

DMRP : Dictionnaire des mots rares et précieux, éd. 10/18, 1996....

Abstème*, hyalin*, inerme*, pélagique*, pruine*, rudéral*… Je n’avais pas 20 ans lorsque je me vis offrir, dans sa version de poche, le Dictionnaire des mots rares et précieux, réédité en 1996 par Jean-Claude Zylberstein à partir de la publication originale, datant de 1965, établie aux éditions Seghers par Bernard Delvaille. À vrai dire, ce livre m’a même été offert à deux reprises, tant je devais déjà, à l’époque, témoigner plus ou moins consciemment de ma gourmandise lexicale. Comme écrivaine, j’aime les mots, bien sûr, et tout ce qu’ils recouvrent ; mais plus encore, j’aime fouir* dans leur histoire, leurs implicites, leur arbitraire. J’aime les mots au point d’avoir, pendant une vingtaine d’années, fait mon métier de la chasse à la cacographie*. La faute d’orthographe était alors à mes yeux une blessure insoutenable infligée au vocable, sa déformation – involontaire – un véritable attentat perpétré envers la langue. J’ai depuis apaisé mes fureurs, mais pas mon goût pour cet étrange objet qu’est le mot, agrégat de signes typographiques dont l’ordonnancement est intimement lié au message qu’il veut transmettre, à son contexte de transmission, à son histoire. Le petit opuscule au lettrage ivoire sur fond noir des éditions 10/18 a longtemps été mon livre de chevet, transmettant par contamination imaginaire ses couleurs mordorées au mélodieux, et désormais fétiche pour moi, hexasyllabe qu’est la formule « mots rares et précieux ». Je me plongeais presque quotidiennement dans ses combinaisons inédites de morphèmes, aux musicalités parfois dissonantes, parfois saugrenues mais toujours exaltantes, ses définitions vouées à disparaître de ma mémoire comme…

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