En vers et pour tous

Hind Meddeb

Des premières manifestations qui ont entraîné la chute du dictateur Omar el-Béchir le 11 avril 2019 aux mois qui ont suivi le coup d’État militaire du 25 octobre 2021, la cinéaste Hind Meddeb a suivi, à distance puis sur place, les luttes d’un peuple déterminé à obtenir sa liberté. Reportage.

 

Arrivée en pleine nuit dans une ville sous surveillance. Avec ses pistes d’atterrissage qui jouxtent les quartiers résidentiels, le vieil aéroport délabré situé en plein centre de Khartoum me propulse dans un autre espace-temps. Les militaires me fouillent. Ils se méfient de ma caméra, de mon appareil photo et de mes micros. Ma lettre d’invitation de la Maison de la poésie de Khartoum et mon passeport tunisien me sauvent. Au Soudan, la poésie occupe une place particulière, jusque dans le cœur des bourreaux.

Mauvais sommeil. Réveil à l’aube, à l’heure de la prière. Au loin, les voix des muezzins des mosquées voisines s’entremêlent. De ma fenêtre, j’observe des dizaines d’oiseaux qui dansent et chantent à tue-tête. C’est la saison des oiseaux migrateurs. Un spréo superbe aux plumes orange et bleu turquoise s’approche du balcon, surgissement d’une beauté incandescente au petit matin.

Je découvre que l’immeuble où je loge se trouve à deux rues des nouveaux bureaux des Forces de soutien rapide (FSR) la milice paramilitaire du général Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemetti », accusé de crimes de guerre au Darfour. Mes allées et venues sont-elles observées ? Un bip retentit au début de chacune de mes conversations téléphoniques, on m’assure que c’est le signe que la ligne est sur écoute. La paranoïa s’installe. Mes amis sont difficiles à joindre. Leurs téléphones sont éteints. Plus tard, ils finissent par m’appeler, d’un autre numéro que le leur.

L’atmosphère est pesante. Le 25 octobre 2021, un coup d’État militaire a brutalement interrompu le processus démocratique entamé en 2019 après la chute du dictateur Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989. Depuis, les projets de développement et l’aide internationale sont suspendus. Minée par une inflation qui frôle les 400 %, l’économie tourne au ralenti. Malgré les difficultés quotidiennes et la violence de la répression, les Soudanais continuent de lutter pour l’instauration d’une madania (madani signifie « citoyen » en arabe), soit un gouvernement civil, libéré du joug religieux et militaire. Mais pour l’heure, ils sont soumis à un régime dictatorial. Vivre en dictature, c’est vivre dans la peur, le ventre noué. La nuit, le moindre bruit vous réveille. Seraient-ils en train d’essayer d’ouvrir la porte ? Le jour, des rumeurs d’arrestations parcourent la ville, donnant à chacun le sentiment d’être constamment suspect. Les récits se succèdent. Rester en mouvement, changer de téléphone, changer de domicile, brouiller les pistes. L’étau se resserre. Je fais pour la première fois l’expérience d’un sentiment permanent d’insécurité. C’est épuisant. Tant que, au bout de quelques jours, je finis par oublier les risques. Après tout, je ne suis certainement pas en première ligne. Et les tyrans vont avoir du mal à arrêter tout le monde, car la révolution est dans la plupart des cœurs et il va falloir l’arracher à des millions de gens.

Nés sous la dictature, n’ayant rien connu d’autre, mes amis soudanais n’ont plus peur. Bachir est l’un d’eux. Pour lui, vivre soumis est encore plus terrible que de risquer sa vie en manif. « Même si je sais que ça peut me valoir la prison ou la mort. » À l’université où Bachir avait rendez-vous avec un ami, une voiture de police s’est arrêtée brusquement devant l’entrée du campus. Des hommes en uniforme en sont descendus. En quelques secondes, ils ont enlevé trois étudiants connus pour être des activistes. Personne ne sait où ils ont été conduits, ni quand – ou si – ils reviendront. Bachir était professeur de sciences politiques à l’université d’Omdurman. Au moment des révoltes étudiantes de 2013, il a été arrêté, emprisonné et torturé pendant sept mois. À sa sortie, il a mis plusieurs mois à retrouver l’usage normal de ses jambes. Six ans plus tard, quand le soulèvement de 2019 parvint à chasser le dictateur d’alors, Omar el-Béchir, les Soudanais arrachèrent aux militaires la mise en place d’un gouvernement de transition et de nouvelles nominations dans l’administration. Aussitôt, Bachir est promu à la tête de son département universitaire. À son entrée en fonction, il découvre l’ampleur de la corruption qui gangrène l’institution. Il dénonce les faits à sa hiérarchie mais les sanctions tardent à venir. Deux ans plus tard, le coup d’État militaire achève d’assurer l’impunité des personnalités incriminées. Ses révélations se retournent contre lui. Bachir est renvoyé de l’université et se retrouve sans travail.

Depuis le coup d’État, les manifestations sont quasi quotidiennes. Lorsqu’il voit les pickups militaires postés à l’entrée des ponts pour en bloquer l’accès, Bachir ne cache pas sa colère. Le soir qui précède l’annonce de chaque manifestation, l’armée ferme les principaux accès à la ville, pour que les habitants de la banlieue ne puissent ni venir au centre, ni même circuler d’un quartier à l’autre. Leur objectif est d’éviter que les foules puissent converger vers le palais présidentiel et produire les images impressionnantes de centaines de milliers de personnes marchant pour la même cause : rendre le pays à ses habitants.

Khartoum est une ville couleur sable dont les contours semblent s’estomper au contact de l’air chaud qui vous balaye le visage. De grandes tours modernes jouxtent des terres agricoles sur les bords du Nil. Certains quartiers en construction donnent un sentiment de ville inachevée. Pour se rendre d’un district à l’autre, il faut emprunter de grandes avenues à quatre voies. Khartoum est une cité hostile aux marcheurs. L’ancien régime a volontairement détruit tous les lieux de convivialité, fermant les bateaux cabarets qui foisonnaient sur les berges du Nil, laissant à l’abandon les espaces autrefois aménagés pour les promeneurs. Du temps de la colonisation britannique, une forêt avait été plantée tout autour de la ville. Cédant à la spéculation et à la corruption, le gouvernement islamiste d’Omar el-Béchir a progressivement arraché les arbres qui stoppaient l’avancée du désert de sable pour les remplacer par des lotissements immobiliers. De mars à septembre, la température monte jusqu’à 50 degrés. Étouffante, polluée et poussiéreuse, Karthoum devient irrespirable.

Je traverse la ville fantôme en voiture. C’est jour de grève. Les slogans révolutionnaires s’affichent sur les murs : « La liberté et la dignité ou la mort », « La révolution continue », « Sissi, retire tes sales pattes du Soudan », « Le peuple est plus fort, non au retour de la dictature ». Depuis qu’Internet a été coupé – le 25 octobre, jour du coup d’État – l’annonce des manifestations se fait sur les murs : 30 octobre, 13 novembre, 17 novembre… Avant chacune des dates, on promet une « millioniya », une marche du million, en espérant qu’elle changera le cours de l’histoire. Les comités de quartier reviennent aux anciennes méthodes de mobilisation : ils distribuent des tracts et font du porte-à-porte.

Plus je m’éloigne du centre, plus les arbres se font rares, plus les routes sont défoncées et les habitations rudimentaires. J’arrive dans un quartier périphérique, dont les rues sont vides et les rideaux des commerces baissés. J’ai rendez-vous avec Shajane, l’une des figures de la révolution de 2019. Enveloppée dans un voile noir, la jeune femme m’ouvre prudemment la porte. Tout en préparant un thé, elle m’explique que cette maison n’est pas la sienne : par sécurité, elle ne dort plus chez elle. Elle a trouvé refuge ici, chez une lointaine cousine. Elle me parle des descentes de police chez ses amis révolutionnaires. Les arrestations ont souvent lieu en pleine nuit, ou à l’aube, à leur domicile. Le matin du coup d’État, elle dormait. La veille, elle avait passé la soirée avec des amis, ils avaient discuté jusqu’à une heure avancée de la nuit. « Quand je me suis réveillée, j’avais une litanie de messages m’informant de la prise de pouvoir par les militaires. Ma première réaction a été de me dire que c’était la fin, que nous étions vaincus. Mais quelques jours plus tard, le 30 octobre, je suis descendue dans la rue pour protester contre le coup d’État et là, de nouveau, je me suis remise à espérer. Il y avait tellement de monde. C’était impressionnant. Au bout de quelques heures, ça a commencé à tirer dans tous les sens. On ne savait pas d’où venaient les balles. Mon amie Abrar et moi nous sommes senties traversées par une sensation étrange. Lorsque le danger est omniprésent, impossible à éviter, on voit la mort en face. La porte d’une maison s’est ouverte et nous nous sommes réfugiées à l’intérieur. Depuis le coup d’État, il y a au moins une manifestation par semaine, souvent deux. Et à chaque fois, les militaires nous tirent dessus à balles réelles. Quand tu descends dans la rue, tu ne sais pas si tu reviendras sain et sauf. Ni même si tu reviendras. Je veux rester vivante pour continuer à écrire, les mots c’est tout ce que j’ai pour me battre. Nous vivons dans l’incertitude et la peur. Sous le règne de l’arbitraire. » Étudiante en architecture, Shajane Suliman s’est faite connaître sur le sit-in révolutionnaire qui a tenu deux mois autour du quartier général de l’armée avant d’être dispersé par la junte militaire dans un bain de sang, le 3 juin 2019 (des centaines de morts en quelques heures, impossible de connaître le nombre exact de victimes). Chaque jour, elle traversait le sit-in en brandissant un message inscrit sur une feuille de papier. Photographiés et partagés sur les réseaux sociaux, ses textes ont largement circulé et l’ont rendu célèbre dans tout le pays. Surnommée, « la plume du sit-in », elle a ce don pour allier forme poétique et contenu politique. Il est impossible de marcher à son côté dans la rue, sans qu’elle soit arrêtée par les passants qui, les larmes aux yeux, la remercient pour ses mots et réclament une photo avec elle. Modeste et réservée, Shajane est, bien malgré elle, devenue à 29 ans l’un des visages de cette révolution. Sa popularité, elle la doit à une authentique simplicité, autant qu’à une intuition littéraire et politique hors du commun.

En arabe, Shajane signifie « tristesse » et c’est aussi le titre d’une chanson de la célèbre chanteuse libanaise Fairouz. Après avoir passé toute sa vie en Arabie saoudite où elle est née, ce n’est que récemment, lorsque la mort de son père a contraint sa famille à rentrer au Soudan, que Shajane a découvert son pays d’origine. Ce retour s’est accompagné d’un véritable déclassement social. En Arabie saoudite, le salaire paternel permettait à toute la famille de vivre dignement. À Khartoum, trois générations cohabitent dans la maison de la grand-mère, en ces temps troublés où il est difficile de trouver du travail et où l’inflation galopante dégrade considérablement le niveau de vie. Shajane fait désormais partie d’une classe moyenne déchue qui a pour seul capital une éducation scientifique et poétique. « Ma génération rêve d’une cohabitation pacifique entre tribus et croyances différentes. Ce n’est peut-être qu’un rêve, mais quelle révolution peut s’en dispenser ? Si nous n’avions pas rêvé, nous n’aurions pas été des milliers à camper devant le ministère des Armées. Et de cette énergie libératrice est né le plus populaire de nos slogans révolutionnaires : “Liberté, Paix et Justice ! Notre choix c’est la révolution”. Ce slogan est tiré d’un poème écrit par un jeune manifestant tué par les militaires alors qu’il marchait pour demander la chute du régime. Le poème a d’abord circulé anonymement sur les réseaux sociaux. Après sa mort, ses parents ont révélé que leur fils, Youssef El Badawi Hamad, en était l’auteur », me raconte-t-elle avant de le réciter :

 
Venus des quatre coins du pays
De guerre lasse, nous voilà !
Nous, les frustrés, les spoliés, les oubliés,
Les condamnés à la précarité
À la garde des bougie illuminées, 
Nous voilà réunis pour crier : Liberté, Paix et Justice !
 

Shajane a grandi dans une famille religieuse et conservatrice. Elle porte l’abaya, une tenue traditionnelle saoudienne, voile et long manteau qui recouvre tout le corps. Mais elle agrémente ce look austère d’une série d’accessoires : un collier peace & love, des bracelets brésiliens, un ruban aux couleurs rastafaries, un sac à dos rose orné d’un papillon bleu. Elle est très croyante mais, sans la pression familiale, elle enlèverait volontiers son voile. Elle fait partie de cette génération qui considère que la religion a été dévoyée par la dictature d’Omar el-Béchir. Sous son règne, les femmes étaient soumises à la tutelle de leur père, de leur grand frère ou de leur mari. La police des mœurs pouvait à tout moment les arrêter pour vérifier leur tenue vestimentaire. Dès les premières manifestations, en décembre 2018, les Soudanaises sont descendues dans la rue. En tête de cortège, certaines ramassaient les bombes lacrymogènes pour les renvoyer sur les militaires. Leur courage, les Soudanais l’ont salué en les surnommant kandaka, du nom de ces reines nubiennes, bâtisseuses de pyramides, dont l’une repoussa les troupes de l’empereur Auguste.

« Le général Hemitti et les criminels comme lui, je ne les considère pas comme des êtres humains, s’indigne Shajane. Ils ont trahi la foi pour la mettre au service de leurs intérêts, à tel point qu’ils nous ont fait détester la religion. Dans le discours officiel, nous sommes des mécréants, des ennemis de l’État qui semons le chaos alors qu’eux rétablissent l’ordre. Certains miliciens croient à cette propagande grossière, d’autres sont juste des tueurs. Je ne peux pas dialoguer avec ces gens. » L’instrumentalisation de la religion pour exercer une forme de contrôle social et assujettir les corps a constitué la base idéologique de la dictature. Croyants pour la plupart, les révolutionnaires soudanais considèrent néanmoins que leur pratique leur appartient. Shajane fait partie de cette nouvelle génération qui milite pour la liberté de conscience.

Jour de manifestation à Khartoum. Dans la matinée, quelques heures avant le début de la marche, la ville est calme. À chaque rond-point stratégique, des hommes en tenue de camouflage, béret rouge sur la tête, stationnent leurs pickups. Très jeunes, surnommés janjawid – « démons à cheval » – ils font partie de la milice FSR, accusée de crimes de guerre au Darfour, dans la région du Nil Bleu et au Kordofan. Assis à l’arrière de leurs véhicules, AK-47 en bandoulière et mitrailleuses soviétiques DShK en position, ils attendent le début des hostilités.

Shajane me propose de la suivre en manif. Elle me donne rendez-vous chez son amie Abrar, à Riyad, un quartier plus central. Les rideaux sont tirés. Le soleil perce ici et là. Il n’y a pas un bruit. Les deux amies se préparent dans une chambre encombrée de livres, de classeurs et de vêtements épars. Shajane feuillète les pages d’un cahier noirci par son écriture et s’arrête parfois pour lire un extrait à voix haute. Elle demande l’avis de son amie Abrar. Puis elle inscrit au marqueur chaque message sur une feuille cartonnée.

 
On ne peut pas tuer une âme 
Encore moins une idée
Nous vivons dans le monde des âmes 
La bataille continue
Les morts sont avec nous 
Enfants de la révolte,
Nous sommes l’éternité
Vous aurez beau nous tuer, 
Notre nombre ne diminue pas, 
Il augmente
 

Avant de sortir, Shajane et Abrar se recueillent quelques minutes, main dans la main. Elles prient à voix basse. Posant ses mains sur la tête d’Abrar, Shajane murmure : « Mon Dieu faites que nous revenions vivantes. »

Alors que nous sommes en route pour la manif à bord d’un touk-touk, nous croisons dix pickups chargés de policiers antiémeute surexcités, les yeux injectés de sang, vociférant des cris de guerre, chauffés à blanc. Le cortège funeste passe à toute vitesse, vision aussi fugace que glaçante de la répression.

Postée au milieu d’une immense avenue où la circulation a été bloquée par les barricades, Shajane arbore son message. Au loin, une foule compacte de manifestants avance dans sa direction. Certains s’arrêtent pour la saluer ou la prendre en photo. Nous nous mêlons au cortège. Après plusieurs heures de marche, nous arrivons à l’intersection entre deux quartiers où les militants ont monté une estrade. Les manifestants affluent de toutes parts. La place est noire de monde. Tour à tour, des citoyens prennent la parole. Au-dessus de la foule flottent des drapeaux à l’effigie de jeunes gens assassinés lors des dernières manifestations, leurs portraits dessinés à l’encre noire et imprimés sur fond blanc. L’espace semble complètement sous le contrôle des habitants du quartier jusqu’à ce qu’une épaisse fumée noire s’élève au loin. À quelques kilomètres de là, un autre point de rassemblement vient d’être attaqué par l’armée. Malgré la distance, l’odeur des gaz lacrymogènes et le bruit des détonations nous parviennent. Nous décidons de nous mettre à l’abri dans une ruelle voisine.

« C’est un peu bizarre d’être ici à discuter comme s’il était normal d’entendre siffler les balles. Malheureusement on s’habitue à tout, et plus vite que l’on ne le pense. Ce qui s’est passé avant en Égypte, en Libye, en Tunisie ou en Algérie, nous l’avons en tête. Nous avons été les premiers à nous soulever, dès 1964. Aujourd’hui comme alors, notre révolution est pacifique. Nos seules armes, ce sont nos voix, nos chants et nos mots. Malgré les coups, les arrestations et les morts, cela fait trois ans que nous restons pacifiques ! »

Devant l’hôpital universitaire de Bahri, un rassemblement d’infirmières dénonce les incursions illégales des militaires pour arrêter les blessés. Le personnel hospitalier appelle à la désobéissance civile. Les infirmières tiennent les portraits des derniers manifestants tués par balle. Parmi les médecins, brancardiers et fonctionnaires venus soutenir les infirmières, je retrouve Samah, interne en médecine que j’avais rencontrée sur le sit-in révolutionnaire en 2019. Pour elle, les dernières semaines ont été rudes. Le foyer étudiant où elle habite est surveillé par des sympathisants du Keizan, surnom péjoratif donné à l’ancien régime religieux. Quand elle va manifester, elle doit cacher les banderoles et les drapeaux dans son sac. Elle m’explique que, depuis le coup d’État, les fonctionnaires proches de l’ancien régime sortent de l’ombre et se préparent à revenir sur le devant de la scène. À l’hôpital aussi, une atmosphère de suspicion s’est installée. Au sein du personnel, certains sont complices des militaires. « Quand un blessé arrive un jour de manifestation, il peut se faire dénoncer. » Samah a même été témoin d’une incursion de soldats en salle de soins, « la pire chose que j’ai vue de ma vie ». Samah a 25 ans, elle a grandi dans une famille de militants politiques qui l’a initiée très tôt à l’écriture poétique. À l’âge de 13 ans, son père découvre le marxisme. Adolescent, il est membre du parti communiste soudanais et compose ses propres vers. Sa mère est elle aussi une activiste, fervente supportrice de la révolution et auteure de nombreux poèmes. Depuis l’enfance, Samah s’est forgée une solide culture poétique, influencée notamment par Mahjoub Sharif, Hommeid, Mahmoud Darwich et Ahmed Mattar. « À chaque manifestation, il y a des morts. C’est pour eux que j’écris », me dit-elle.

 
Sur vos cadavres déchiquetés 
Nos dirigeants ont dansé 
Sans présenter ni condoléances ni prières
Sur vos dépouilles, ils ont dansé 
Par pure cruauté, ils vous ont massacrés 
Sans connaître ni vos noms ni vos histoires 
Leur sniper du haut de son bâtiment a tiré
Ils ont pris vos camarades et dans une cellule les ont enfermés
Et leur président sur vos cadavres a dansé
Sur les victimes par centaines et par milliers 
Mais vous vivez en nous
Vos âmes s’élèvent et nous donnent de l’assurance
Et vous veillez sur nous 
depuis les jardins du bonheur
Et vous rallumez la révolution ardente 
avec les lumières du front
 

Ce poème, Samah l’a déclamé sur le sit-in révolutionnaire en mai 2019.

La jeunesse de Khartoum aime se retrouver sur la plage de l’île de Tuti située au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc. C’est l’un des derniers havres de paix de la ville. De ce côté-ci de la rive, les habitants de l’île ont toujours refusé de vendre leurs terres, ardents défenseurs de leur campagne bucolique contre l’urbanisation sauvage qui domine le paysage partout ailleurs. Éros et ses amis se donnent rendez-vous ici pour oublier les soucis du quotidien, loin des militaires, se créant pour quelques heures une petite oasis de liberté. Certains pêchent, d’autres se baignent. La bouteille d’araki, un alcool de datte artisanal vendu sous le manteau, passe de main en main. Avec son ami Tebbou, Éros se remémore les jours qui ont suivi le coup d’État. Arrêtés alors qu’ils construisaient une barricade, ils ont été humiliés et battus par des miliciens, avant d’être relâchés le lendemain matin. Soucieux de ne pas donner trop d’importance aux miliciens, ils évoquent l’épisode sur le ton de la dérision. « Comme nous avions bu, nous n’avons pas pu nous empêcher de nous moquer de nos oppresseurs. Du coup ils nous ont frappés encore plus fort. » Malgré la fatigue et les blessures, malgré la violence quotidienne, Éros et Tebbou refusent de céder à la peur. Il en va de leur dignité. Et la poésie n’est jamais loin. Elle leur donne la force de continuer. Tebbou écrit continuellement, dans un carnet ou directement sur le bloc-notes de son téléphone portable. Installé avec ses amis sur les bords du Nil, il déclame à voix haute l’une de ses dernières compositions.

 
Ma vie est un mirage
Mes rêves sont sombres
L’imagination absente
Partout je vois l’injustice
Un jardin de fleurs mortes,
Des nids d’abeilles détruits
Ne cherchez pas à connaître l’avenir
Notre tour viendra assez tôt
La mort guette
La folie naît de l’absence de morale
Malgré notre bonne volonté, nous voilà en enfer 
Les larmes des belles filles réveillent les chômeurs 
Des pharaons qui se prennent pour Dieu
Moussa est enterré au fond de toi
Yousif a vendu sa chemise et s’en est allé
Le chemin était trop étroit
Il a dû payer un passeur
Combien de prophètes nous ont quittés
Mes poèmes sont des lettres au monde 
Auxquelles personne ne répond
Jusqu’à quand devrons-nous vivre en fuite ?
Nous n’avons plus où aller
Endettés pour acheter l’air que nous respirons 
Nous vivons dans un monde sans issue
 

Éros évoque son séjour en prison avant le coup d'État militaire. Il achetait de l’alcool de dattes sur le marché noir. Derrière lui, venus aussi pour se réapprovisionner, des soldats. « Ils ont essayé de me faire chanter. Soit je leur donnais de l’argent, soit ils m’arrêtaient. J’ai refusé de payer. Je préfère aller en prison plutôt que de céder à la corruption. À mon procès, le juge m’a condamné pour des raisons religieuses. Je lui ai répondu que pour moi l’alcool n’était pas haram [« péché »] puisque je ne croyais pas en Dieu. J’ai été condamné à un mois de prison et à une grosse amende. » Amaigri, le visage marqué par la fatigue, Éros s’obstine, refusant de se soumettre à la loi du plus fort. Ses actes de résistance au quotidien mettent constamment sa vie en danger. Au drame, il répond par l’humour. L’ivresse, la poésie et l’amour, telle pourrait être la devise d’Éros. Mossab de son vrai prénom, rebaptisé Éros parce que toutes les filles tombaient amoureuses de lui et que sa voix enchantait ceux qui venaient à l’écouter. À 20 ans, il entame une brillante carrière de chanteur, participe à des concerts, est demandé pour les mariages et les fêtes. Mais le 3 juin 2019, tous ses rêves s’écroulent. C’est la fin de l’insouciance, une longue traversée du silence et de l’obscurité. « Pendant les deux mois du sit-in, nous avons bâti une cité utopique, surmontant toutes nos différences. C’est précisément cette unité que les militaires ont voulu détruire ! » me dit-il. Il était là ce 3 juin, lorsque les militaires ont attaqué le sit-in, mettant le feu aux tentes, brûlant vifs les dormeurs, saccageant tout ce que des citoyens ordinaires avaient bâti, l’école pour les enfants des rues, la librairie, la clinique, les scènes musicales… Il a vu des gens se faire tuer devant lui, des femmes se faire violer, sans rien pouvoir faire. Éros se souvient : « Ils achevaient les blessés en leur donnant des coups de pied et en leur demandant de crier “Vive le régime militaire”. Ils ne se contentaient pas de nous tuer, ils voulaient nous humilier, nous obliger à renier nos engagements. Renoncer à nos rêves. À la fin, ils ont rassemblé les survivants sous le pont ferroviaire, nous ont forcés à nous mettre à genoux, les mains attachées dans le dos, parqués comme des animaux. Ils nous filmaient. Nous étions des trophées, l’image de la révolution mise à mort. On les voyait entasser les cadavres dans leurs pickups. » Depuis ce massacre, Éros a arrêté de chanter. Peu à peu, il sombre dans l’alcool. D’occasionnelle, sa consommation est devenue quotidienne. La journée, il travaille dans une aciérie avec son père. À la nuit tombée, il rejoint la place d’Athènes où se réunissent ses amis révolutionnaires avant d’errer de fête en fête, se saoulant au vin de datte. Il s’est éloigné de la politique, s’est réfugié dans l’ivresse et dans l’imaginaire, seul espace que les militaires n’ont jamais tout à fait réussi à détruire.

« Ô chemin de la liberté, amène-nous des chansons. C’est tout ce qu’il nous reste. Des chansons comme voies d’ascension. » [vers d’Azhari Mohamed Ali (1954), poète engagé qui était de toutes les marches, de tous les rassemblements et dont les œuvres sont devenues des slogans révolutionnaires.]

Au Soudan, la poésie fait partie de la vie quotidienne. Elle surgit au milieu d’une conversation politique, dans les manifestations, dans l’intimité comme dans la rue. Les plus grands dissidents sont des poètes. Emprisonnés ou contraints à l’exil, ils étaient interdits de publication sous la dictature d’Omar el-Béchir. Leurs mots ont, malgré tout, traversé les décennies, une nouvelle génération s’en empare. « Nous sommes la braise qui ne s’éteint pas. » Le mouvement est résolument non-violent, d’une inventivité rare et, malgré la répression, il ne faiblit pas. Celui qui écrit le poème et celui qui le déclame se rendent immortels. « Les martyrs ne sont pas morts. Ils vivent avec les révolutionnaires », ou encore « La balle ne tue pas c’est le silence qui tue ». Ces vers devenus slogans leur donnent la force de continuer et de se mesurer aux hommes en armes qui leur barrent le chemin. Ils n’ont que des mots pour défaire les puissants. C’est avec la force du verbe qu’ils défient les militaires.

Ce matin, une vie normale semble reprendre à Khartoum. À bord d’un touk-touk, coincée dans les embouteillages, je vois les boutiques qui remontent leurs rideaux de fer, les gens qui boivent leur thé autour de petites échoppes à ciel ouvert, les marchands ambulants avec leurs carrioles de fruits et légumes, les mendiants et les enfants des rues qui se faufilent entre les voitures au feu rouge et les immenses files d’automobilistes qui patientent devant les stations essence. Une musique populaire s’échappe des baffles installés par le conducteur sur son véhicule.

J’ai rendez-vous avec Shajane chez le Dr Salama, à Omdurman, de l’autre côté du fleuve. La maison est vaste et l’ameublement plutôt cossu. Des jeunes discutent dans un salon Louis XV avec fauteuils à dorures et rideaux en velours. Accrochée au mur, sur un grand tirage encadré, la photo d’un jeune homme nous sourit. Shajane me raconte son histoire, sans cesser d’écrire son texte du jour. Le 17 janvier 2019, le Dr Salama soignait des manifestants blessés quand ont surgi des membres du NIS, les services de sécurité du régime d’Omar el-Béchir. Les mains en l’air, le jeune médecin s’est avancé vers eux pour négocier le transport des blessés à l’hôpital. L’un des agents du NIS lui a alors demandé : c’est vous le docteur qui soigne les blessés ? À l’instant même où il acquiesçait, l’homme lui a tiré une balle dans la tête. Babiker Salama avait 29 ans.

Dans la cuisine, la mère du martyr assassiné trois ans plus tôt prépare des sandwichs. Depuis la mort de son fils, sa maison est ouverte aux jeunes révolutionnaires. « Ils sont comme mes enfants. J’ai deux filles mais Babiker était mon seul fils », me dit-elle. Shajane discute avec ses amis dans le salon. Khattab lui fait essayer un masque à gaz professionnel. Elle le retire aussitôt : « Mais on ne peut pas respirer là-dedans ! » Il lui répond en riant : « Oui, c’est pour que le gaz ne rentre pas, parfois je l’imbibe de vinaigre. » Khattab manipule un gilet orange recouvert de graffitis. Il l’enfile et nous montre qu’au niveau du cœur, il est écrit : « Bienvenue la mort ! » Il tient particulièrement à ce gilet parce qu’il appartenait à son ami Ali qui le portait quand il a été tué par balle lors de la marche du 17 novembre 2021. « Ce jour-là, il y a eu beaucoup plus de morts que d’habitude. Les militaires ont même tué d’une balle en plein cœur une fillette de 13 ans. »

Tout le monde se prépare à sortir. La maison est en effervescence. La mère de Babiker s’accorde une pause sur le canapé. Soudain elle s’arrache à ses pensées et m’interpelle à voix haute, comme si, à travers moi, elle s’adressait au monde : « Quand mon fils est mort, je n’ai pas pleuré. Je me suis dit, je pleurerai le jour où Omar el-Béchir partira. Vous trouvez normal qu’un président assassine les citoyens de son pays ? Tous les jeunes qui sont morts n’appartenaient à aucun parti. Nous avons sacrifié nos enfants, mais avons fait tomber Omar el-Béchir. Alors, oui, nos sacrifices en valent la peine. Il a fallu que Nelson Mandela passe sa vie en prison pour que, après vingt-huit ans de lutte, l’apartheid prenne fin. Nous aussi, nous arriverons à nous débarrasser de cette dictature. »

Devant la porte de la maison Babiker, de petits groupes attendent le début de la procession à la mémoire des jeunes assassinés par l’armée. Les marcheurs vont partir de la maison du Dr Babiker, mort au début de la révolution, pour rejoindre celle de madame Anwar, la mère de Mido, tué quelques jours plus tôt dans une protestation contre le coup d’État. D’une maison à l’autre, d’une mort à l’autre, d’une mère endeuillée à l’autre…

En attendant que le cortège se mette en branle, on patiente en récitant des poèmes entre amis. Adossé au portail, Khattab se lance dans une déclamation inspirée.

 
« Je pense aux morts
Là où coule le Nil
Nos frères meurent de soif 
Notre mort mise aux enchères
Notre sang mis aux enchères
Chaque jour, nos vies mises à prix 
Je dis : crise d’humanité !
Et non pas crise de liquidité ni d’essence ! 
Si tu vois ton frère construire ses rêves
Ne le regarde pas en silence,
Aide-le à récolter le bien 
Le problème ce ne sont pas les files d’attente 
Le problème c’est que Kisha soit mort
Le problème c’est que Mattar soit mort
Et qu’il nous ait offert son âme
Et qu’il soit parti sans faire ses adieux
Le problème c’est qu’Abbas soit mort
Alors qu’il tenait les barricades
Sous les drapeaux de la constance,
Il est parti en silence
La balle ne tue pas un héros
C’est le tireur qui décède 
La révolution c’est Osman et Qusair
qui éclairent notre chemin
La révolution c’est Khair, notre professeur disparu 
La révolution c’est l’âme du grand Azama 
La révolution c’est notre sang versé,
Notre revanche sur l’adversité,
C’est ce que nous semons à l’automne
La révolution c’est la transformation des cœurs 
La révolution c’est le pain des pauvres 
La révolution est un long voyage, 
sans trêve ni repos 
Les morts nous regardent-ils ?
Les mêmes malheurs se répètent
Et le sang continue de couler
Et nos jeunes continuent de mourir 
Pendant que d’autres saluent et honorent l’assassin 
L’heure est venue, la rue gronde 
Regarde nos murs couverts d’espoir »
 

La foule rassemblée devant la maison des Salama est de plus en plus nombreuse. La procession commence au rythme des chants et des slogans scandés en chœur. La mère de Babiker et les femmes les plus âgées suivent en voiture. À mesure de son avancée, le cortège ne cesse d’agréger de nouveaux Soudanais, jeunes pour la plupart. Nous ne rencontrerons aucune opposition jusqu’à notre arrivée devant la maison du martyr Mohammad Abd al-Salam Anwar, dit Mido, mort le 27 octobre d’une balle en pleine poitrine. Il avait 18 ans. Sa mère, enveloppée dans le drapeau du Soudan, le visage marqué par une douleur encore vive, tient le portrait de son fils contre son cœur. Entourée par les femmes de sa famille, au moment de prendre la parole, submergée par l’émotion, elle fond en larmes. Pour la soutenir, des dizaines de jeunes se mettent à chanter : « La mère du martyr est ma mère. Nous sommes tous Mido. » On lui tend le haut-parleur : « Merci d’être là aujourd’hui, cela fait tellement de bien de vous avoir tous autour de moi. Vous êtes tous mes enfants. Je sais que vous rendrez justice à mon fils. Mido n’est pas mort pour rien. » Sous les applaudissements et les chants, la mère endeuillée est emportée par la foule. On marche pour ne pas s’arrêter, pour ne pas oublier ceux qui sont tombés, pour ne pas céder à la peur.

Quelques mois plus tard, dans le quartier de Bahri.

Le long d’un mur recouvert de fresques, des jeunes sont assis à même le sol, tenant pots de peinture et pinceaux. Parmi eux, Muzamil, un jeune artiste que j’avais rencontré trois ans plus tôt lorsqu’il gérait le ravitaillement sur le sit-in révolutionnaire. Son pinceau glisse sur le mur avec minutie. Grand et mince, l’allure élégante, Muzamil est de nature réservée. Sur son visage se lit une immense tristesse. Il vient de perdre l’un de ses meilleurs amis, Al Rayah Muhammad. C’est son portrait qu’il peint sur le mur, au côté de ceux de quatre autres jeunes du quartier, eux aussi assassinés par les militaires lors d’une manifestation. Tous se connaissaient, ayant grandi ensemble aux alentours de ce mur. Sous le portrait de son ami Al Rayah, Muzamil calligraphie ces mots :

 
« Dors mon ami, sois soulagé, 
N’aie pas peur,
Te voilà au paradis
Notre terre sera un jour libre
Je ne peux pas revenir en arrière, 
Ta disparition me coûte, mon ami
Sachez, révolutionnaires du monde entier 
que nous sommes dévoués à la cause, corps et âme 
Victorieux envers et contre tout, avec notre révolution, 
nous gagnerons la bataille contre ce sale régime sanguinaire. »
 

Doué pour le dessin, la peinture et le graffiti, Muzamil participe depuis le début du soulèvement à des campagnes nocturnes clandestines pour recouvrir les murs de fresques révolutionnaires. Dans son quartier, à Beit El Mal, les habitants sont solidaires et organisés depuis longtemps en comités. Les syndicats de travailleurs y sont aussi très présents. Muzamil a été de ceux qui érigèrent les premières tentes du sit-in. Depuis, il participe à toutes les manifestations. Pendant les cinquante-sept jours d’occupation, il n’est rentré que deux fois chez lui pour aller chercher des affaires. Témoin du massacre du 3 juin, il a conscience que le projet des militaires avait pour but de briser les imaginaires et d’effacer la mémoire du sit-in. Discret, distingué et patient, Muzamil est toujours là pour les autres, à l’écoute des plus jeunes. Il organise des ateliers, participe à la cuisine solidaire qui prépare des repas pour les enfants des rues. Pourtant, il reconnaît traverser des phases de découragement. Écœuré par l’absence d’avancées sociales et la situation économique du pays, il songe parfois à s’exiler. Derrière un sourire, il dissimule ses angoisses et ce n’est qu’à la tombée de la nuit, quand l’heure se prête à la confidence, qu’il laisse entrevoir son âme endolorie. Ce soir-là, il me dit : « Je me réveille chaque jour avec une mauvaise nouvelle. Un ami a été blessé, un autre est mort, un troisième a été arrêté. Al Rayah, mon ami d’enfance a été tué alors qu’il participait à la marche du 13 janvier. Une balle dans l’estomac. Je n’arrive pas encore à réaliser. Hier, mon petit frère a été blessé à la poitrine par un tir de gaz. Nous n’avons pas voulu le laisser à l’hôpital, c’est devenu trop dangereux pour les blessés. Il est soigné à la maison par une cousine infirmière. Pourtant son état est sérieux : la semaine dernière, un jeune est mort d’une blessure similaire. Nous n’avons pas de répit. L’étau se resserre. Les militaires ne veulent pas quitter le pouvoir. Nous luttons à mains nues, nous sacrifions nos vies et rien ne change. C’est dur. Parfois, je craque, je pleure. »

Un mois plus tard, le 17 février, Muzamil a été arrêté alors qu’il était en train de peindre le portrait d’un autre martyr de la révolution avec quelques jeunes artistes. Des militaires masqués ont fait brutalement irruption dans la soirée, embarquant 32 personnes. Ils auraient eu une liste de peintres à arrêter. Un mois plus tard, sous la pression de Volker Perthes, l’envoyé spécial des Nations Unies au Soudan, tous ont finalement été relâchés. Mais la menace d’un procès pèse sur eux. Muzamil et ses acolytes devront comparaître pour « trouble à l’ordre public, vandalisme et violation de la paix ». À sa sortie de prison, Muzamil me contacte, mais seulement après avoir pris nombre de précautions. Il n’habite plus dans sa famille, loue pour de courtes périodes des appartements meublés avec son frère. Il a désactivé la localisation sur son téléphone et change régulièrement de carte sim. Pendant les interrogatoires, il a compris qu’il était suivi depuis longtemps, que les policiers connaissent ses habitudes, les noms et les adresses de ses proches. Même une fois libéré, l’angoisse demeure. En prison, Muzamil me raconte avoir interpellé ses geôliers : « Quel est mon crime ? Avoir rendu hommage à mes amis assassinés par les forces de l’ordre ? » Comme dans leur propagande sur les réseaux sociaux, les hommes en uniforme répondent qu’ils n’ont tué personne, que ce sont des snipers hors de contrôle qui sèment le chaos dans le pays. Malgré la torture, malgré les humiliations, Muzamil parle de cet épisode comme d’une expérience positive : « Cette incarcération a resserré nos liens. Nous avons surmonté la peur. Au bout du tunnel, il y a une lumière. Ni frustration ni déception, nous sommes habités par notre cause. Ils pensent que les arrestations vont nous décourager de descendre dans la rue. Mais en vérité, c’est le contraire. En nous faisant subir autant d’injustices, les militaires radicalisent jusqu’aux moins politisés d’entre nous. À l’issue d’une garde à vue, celui qui n’avait jamais manifesté a désormais une vraie raison de le faire. »

Le 25 octobre 2022, un an après le coup d’État, lors de la grande marche de protestation contre la nouvelle dictature militaire, Muzamil, Éros et Khattab ont été blessés. Éros a été battu jusqu’à perdre connaissance. Hospitalisé, on lui a diagnostiqué une cirrhose du foie. Malgré ses problèmes de santé, il continue de noyer son chagrin et sa dépression dans l’alcool. Khattab, blessé à l’œil droit par une grenade de désencerclement, espère réunir les fonds nécessaires pour aller se faire soigner en Égypte. Muzamil, lui, a eu la jambe cassée. Il met à profit cette immobilité forcée pour méditer sur les luttes passées et imaginer de nouveaux modes d’action.

Comme beaucoup d’autres Soudanais, Muzamil estime que l’échec de la transition démocratique incombe également aux partis politiques. À force de dissensions et de querelles internes, ils ont été incapables d’opposer un front uni aux militaires. « L’avenir me dit-il, ce sont les comités de résistance, les syndicats, les organisations citoyennes. Tout projet révolutionnaire qui tombe entre les mains des partis échoue. Il faut une union populaire comme en Afrique du Sud ou dans l’Inde de Ghandi. J’y crois. La vérité finit toujours par triompher. Nous sommes la vérité. »

 

Le...

Des premières manifestations qui ont entraîné la chute du dictateur Omar el-Béchir le 11 avril 2019 aux mois qui ont suivi le coup d’État militaire du 25 octobre 2021, la cinéaste Hind Meddeb a suivi, à distance puis sur place, les luttes d’un peuple déterminé à obtenir sa liberté. Reportage.   Arrivée en pleine nuit dans une ville sous surveillance. Avec ses pistes d’atterrissage qui jouxtent les quartiers résidentiels, le vieil aéroport délabré situé en plein centre de Khartoum me propulse dans un autre espace-temps. Les militaires me fouillent. Ils se méfient de ma caméra, de mon appareil photo et de mes micros. Ma lettre d’invitation de la Maison de la poésie de Khartoum et mon passeport tunisien me sauvent. Au Soudan, la poésie occupe une place particulière, jusque dans le cœur des bourreaux. Mauvais sommeil. Réveil à l’aube, à l’heure de la prière. Au loin, les voix des muezzins des mosquées voisines s’entremêlent. De ma fenêtre, j’observe des dizaines d’oiseaux qui dansent et chantent à tue-tête. C’est la saison des oiseaux migrateurs. Un spréo superbe aux plumes orange et bleu turquoise s’approche du balcon, surgissement d’une beauté incandescente au petit matin. Je découvre que l’immeuble où je loge se trouve à deux rues des nouveaux bureaux des Forces de soutien rapide (FSR) la milice paramilitaire du général Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemetti », accusé de crimes de guerre au Darfour. Mes allées et venues sont-elles observées ? Un bip retentit au début de chacune de mes conversations téléphoniques, on m’assure que c’est…

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