Mères courage (et leurs filles)

Chowra Makaremi

Les manifestations suite à la mort de Jina Amini ont arraché le rideau de la peur qui pesait sur la société iranienne.

Au commencement, il y eut la rage. À la mort de Jina Mahsa Amini, nous nous en sommes pris à nos cheveux, pour les couper comme on mangerait nos poings, au bout du désespoir. C’est de là qu’a coulé la bile. Surprise : cet outrage a poussé les femmes et les hommes dans la rue. Il y a eu une vie après la rage. C’était impulsif et ça ne l’était pas : si les funérailles de Jina ont allumé les feux, embrasant 90 villes en trois jours, c’est parce que sa famille a résisté à l’ordre de l’enterrer de nuit. Ce sont des militantes, des syndicalistes enseignantes, des féministes kurdes qui ont fait des funérailles de Jina un rassemblement politique, qui ont pris la parole et l’ont refusée au mollah. Ce jour-là au cimetière a retenti le slogan « Jin Jiyan Azadî », « Femme, Vie, Liberté », venu des féministes du Rojava. À la sortie du cimetière de Saqqez s’est produit l’impensable : les femmes ont enlevé leur voile. Et le feu est parti.

Ce que ce feu a consumé de façon irréversible, c’est le rideau de la peur.

Ces mots, rideau de la peur (« pardeh-ye tars »), me renvoient immédiatement à Téhéran, en 1984 dans une salle de cinéma du Luna Park. J’ai 4 ans. Cette année-là, le Luna Park était devenu le lieu de convocation des familles de prisonnières et de prisonniers politiques. Ils étaient nombreux, des milliers. C’est au Luna Park que les pères (seuls autorisés aux visites) attendaient de monter dans des bus aux vitres teintées qui les emmenaient vers les centres de détention spéciaux où les prisonniers étaient tenus au secret. C’est là que les gardiens de la révolution, le Sepah, venaient placarder les listes des exécutés. Les familles rodaient, attendaient, souvent rabrouées par les gardes, voire évacuées violemment lorsqu’elles avaient le chagrin trop bruyant. Dans mon souvenir, au même moment et à quelques mètres de ces scènes poignantes, se déroulaient de joyeuses attractions : rondes de motards sur des anneaux de terre battue, balançoires géantes, dégustation de glaces... Plus tard, mes recherches me l’ont confirmé : le parc d’attraction est bien resté ouvert pendant tout ce temps. Seule une partie du Luna Park était réservée à l’administration des familles de prisonniers.

 
Une violence d’État, kafkaïenne et blanche. Voilà ce qu’a mis en place le pacte d’obéissance, qui a résisté durant quatre décennies et qui est définitivement détruit, quoiqu’il arrive demain.
 

Un jour, mon grand-père m’avait emmené au cinéma pendant que lui attendait de savoir s’il pourrait rendre visite à ma mère emprisonnée. Elle était détenue dans la section 3000, soumise aux plus intenses tortures. Personne n’en revenait. « Il vaudrait mieux cesser de la chercher », lui avait dit le vieux concierge à l’accueil, ajoutant que deux de ses propres fils avaient été emmenés dans cette section, et n’en étaient jamais revenus.

J’ai passé longtemps à tenter de comprendre : comment les clients du Luna Park pouvaient-ils ignorer ce qui se passait sous leurs yeux ?

Le rideau de la peur. L’écran de la peur, tissé dans la violence et le sang. Une violence d’État, kafkaïenne et blanche. Voilà ce qu’a mis en place le pacte d’obéissance, qui a résisté durant quatre décennies et qui est définitivement détruit, quoiqu’il arrive demain.

Depuis deux mois, plus de 450 personnes ont été tuées, plus de 15 000 sont détenues, au secret souvent. Des adolescents se suicident à leur sortie de détention, des directrices d’école qui refusent de collaborer meurent de crise cardiaque. À Zahedan, en quelques heures, 80 personnes ont été tuées par balles. Des prisonniers ont disparu dans l’incendie de la prison d’Evin. Coupures d’Internet, tortures, kidnappings et premières condamnations à mort lors de procès-minutes, à huis-clos et sans avocats, eux-mêmes arrêtés. Les maîtres de l’angoisse tentent de reprendre en main la situation. En vain. À l’heure où j’écris, on apprend que le procureur général d’Iran a prononcé l’abolition de la police des mœurs, responsable de l’assassinat de Jina Amini. Vraie reculade ou trompe-l’œil ?

Émigré·e·s, nous nous demandons souvent comment aider cette révolution. Il faut donner, il faut parler, il faut écrire, bien sûr. Mais surtout, il faut, nous aussi, vaincre la peur. Croire en cette révolution. Refuser d’être les simples spectateurs d’actes de courage politique inouïs. Ne pas se contenter d’applaudir au récit de ces luttes, mais entrer en résonance avec elles. Pour faire, nous aussi, ce qu’il y a à faire, ici et maintenant.

 

Chowra Makaremi est anthropologue au CNRS à Paris. Elle a coordonné plusieurs collectifs de recherche sur le contrôle des frontières en Europe. Elle a aussi publié, sur la révolution iranienne, Le Cahier d’Aziz. Au cœur de la révolution iranienne (éd. Gallimard, 2011) et avec Hannah Darabi Rue Enghelab. Une révolution par les livres, Iran 1979-83 (coéd. Le Bal et Spector, 2019). Elle a réalisé le film Hitch. Une histoire iranienne (2019). Ce texte a été lu par son autrice dans le cadre de la soirée "Femme, Vie, Liberté" le 12 décembre 2022 au Trianon.
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Les manifestations suite à la mort de Jina Amini ont arraché le rideau de la peur qui pesait sur la société iranienne. Au commencement, il y eut la rage. À la mort de Jina Mahsa Amini, nous nous en sommes pris à nos cheveux, pour les couper comme on mangerait nos poings, au bout du désespoir. C’est de là qu’a coulé la bile. Surprise : cet outrage a poussé les femmes et les hommes dans la rue. Il y a eu une vie après la rage. C’était impulsif et ça ne l’était pas : si les funérailles de Jina ont allumé les feux, embrasant 90 villes en trois jours, c’est parce que sa famille a résisté à l’ordre de l’enterrer de nuit. Ce sont des militantes, des syndicalistes enseignantes, des féministes kurdes qui ont fait des funérailles de Jina un rassemblement politique, qui ont pris la parole et l’ont refusée au mollah. Ce jour-là au cimetière a retenti le slogan « Jin Jiyan Azadî », « Femme, Vie, Liberté », venu des féministes du Rojava. À la sortie du cimetière de Saqqez s’est produit l’impensable : les femmes ont enlevé leur voile. Et le feu est parti. Ce que ce feu a consumé de façon irréversible, c’est le rideau de la peur. Ces mots, rideau de la peur (« pardeh-ye tars »), me renvoient immédiatement à Téhéran, en 1984 dans une salle de cinéma du Luna Park. J’ai 4 ans. Cette année-là, le Luna Park était devenu le lieu de convocation des familles de prisonnières et de prisonniers politiques. Ils étaient nombreux, des…

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