Sacrés militants

Alix Van Pée

De la soupe à la tomate qui dégouline le long d’une toile de Van Gogh, de la peinture orange qui ruisselle sur une sculpture de cheval signée Charles Ray… Depuis quelques mois, les attaques des militants écologistes contre des œuvres d’art se sont multipliées de la France, à l’Australie, en passant par l’Espagne ou l’Angleterre. Si ces gestes nous choquent tant, c’est parce qu’ils sont irrespectueux, qu’ils draguent notre rétine, mais aussi parce que leurs auteurs s’attaquent à la dimension sacrée des œuvres d’art.

Pour saisir le drôle de lien qui relie les œuvres d’art et le sacré, il suffit de regarder une vieille vidéo promotionnelle de Christie’s sortie il y a cinq ans, représentant des visiteurs en extase devant le Salvator Mundi. Cet extraordinaire tableau de la fin du XVe siècle n’avait pas encore défrayé la chronique : il était alors attribué à Léonard de Vinci himself (depuis, ses origines douteuses divisent les experts) et allait être vendu aux enchères peu de temps après. Avant de se séparer de son joyau, la célèbre maison de ventes l’avait exposé au public : les réactions des visiteurs avaient été filmées durant plusieurs jours.

Devant le Christ sortant des ténèbres, le public avait alors eu les yeux humides. Certains visiteurs, les mains jointes, s’étaient même mis à sangloter, leur visage baigné de lumière tourné vers le ciel. Tout, dans cette vidéo, brouillait les frontières entre l’art et la religion !

Christie’s avait vu juste : depuis quelques décennies, nous sommes nombreux à nous prosterner non pas devant un dieu, mais devant des œuvres d’art. Le philosophe Marcel Gauchet l’expliquait déjà en 2007 dans un entretien donné à la Cité Musique, la revue de la Cité de la musique : « Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la vie dans l’art est un moyen de vivre religieusement sans se l’avouer. On trouve dans le monde de l’art une dévotion, une implication spirituelle profonde. »

Et peu importe le sujet traité par les artistes. Le Salvator Mundi aurait pu être substitué par une toile profane de Jackson Pollock ou de Georgia O’Keeffe et déclencher les mêmes réactions. Pourquoi tant d’adoration pour des objets d’art ? Peut-être – selon Marcel Gauchet – parce qu’ils ont été amenés à la vie par des artistes, de la même façon que Dieu aurait créé les hommes. D’où notre colère quand nous voyons ces artefacts, habités par la présence de Klimt, Vermeer ou Botticelli, vulgairement vandalisés. Ces attaques ressemblent à des profanations.

À titre personnel, de telles opérations de barbouillage me désespèrent d’autant plus qu’elles se déroulent dans des musées, lieux jusqu’ici imprégnés du pouvoir sacré de leurs œuvres… Là encore, le lien entre les musées et bâtiments religieux n’est pas neuf. Au XIXe siècle, des protestants d’Amsterdam avaient refusé de visiter le Rijksmuseum, sous prétexte qu’il ressemblait trop à une cathédrale !
Depuis quelques décennies, nous sommes nombreux à nous prosterner non pas devant un dieu, mais devant des œuvres d’art.
À en croire le comportement du public, les musées sont toujours vus, aujourd’hui, comme des temples… de l’esthétisme. Je l’ai observé avec amusement ces dernières années : dès lors que les visiteurs pénètrent l’institution muséale, ils activent le « mode musée », et se mettent à suivre des règles tacites, inventées et respectées par les amateurs d’art. Devant Guernica de Picasso, ou un nu d’Egon Schiele, on se tait : le musée est devenu un édifice silencieux, où l’on ne dialogue qu’avec soi-même. Il est aussi un lieu d’allégeance, comme les lieux de culte. Le public, docile, se laisse guider au fil des salles, balloter dans un espace qu’il ne connaît pas, selon le bon vouloir des scénographes et commissaires.

Comme certains catholiques se mettent à genoux à la messe, des amateurs d’exposition s’adonnent, dans les musées, à des activités qui sembleraient bien étonnantes dans un autre cadre. Récemment, j’ai vu une famille nombreuse admirer des magazines pornographiques dans le cadre d’une exposition sur l’amour à la Maison européenne de la photographie, à Paris. Hors musée, pas sûr que ces parents auraient aimé voir leur progéniture captivée par ces images (magnifiquement désuètes) de sexes épilés intégralement… Mais les magazines étaient exposés sous verre, alors « c’est bon, c’est de l’art ».

Quelques jours plus tard, dans une exposition consacrée à l’hyperréalisme, une visiteuse portait sur sa tête une chaise renversée, l’assise en équilibre sur le haut de son crâne. Immobile, l’air pénétré, elle attendait que son amie immortalise sa rencontre avec le siège en bois. Des deux femmes, aucune ne semblait réaliser l’absurde de la situation, car cet atelier circassien… était une idée du musée ! Prendre la pose avec une chaise était censé transformer les visiteurs en sortes de sculptures hyperréalistes…

Voilà pourquoi j’aime les musées. Ce sont des lieux à part, où l’on ne peut qu’errer entre fidèles venus célébrer la beauté, parfois la créativité loufoque. Les visiteurs déambulent ensemble, sans crainte que l’un d’entre eux ne jette une chaise – ou de la soupe – sur un tableau.

Les militants écologistes doivent naturellement faire entendre leur voix, mais n’ont-ils pas mal choisi leur cible ? Attaquer des œuvres d’art, ou des lieux qui les abritent, ne règlera pas la crise climatique, cela ne crée qu’un problème de plus.

Mais qui sait, ces activistes seront peut-être touchés à leur tour par les paysages de Van Gogh ou de Monet. Bien avant eux, ces dieux de la représentation aimaient tant la nature qu’ils la contemplaient toute la journée....

De la soupe à la tomate qui dégouline le long d’une toile de Van Gogh, de la peinture orange qui ruisselle sur une sculpture de cheval signée Charles Ray… Depuis quelques mois, les attaques des militants écologistes contre des œuvres d’art se sont multipliées de la France, à l’Australie, en passant par l’Espagne ou l’Angleterre. Si ces gestes nous choquent tant, c’est parce qu’ils sont irrespectueux, qu’ils draguent notre rétine, mais aussi parce que leurs auteurs s’attaquent à la dimension sacrée des œuvres d’art. Pour saisir le drôle de lien qui relie les œuvres d’art et le sacré, il suffit de regarder une vieille vidéo promotionnelle de Christie’s sortie il y a cinq ans, représentant des visiteurs en extase devant le Salvator Mundi. Cet extraordinaire tableau de la fin du XVe siècle n’avait pas encore défrayé la chronique : il était alors attribué à Léonard de Vinci himself (depuis, ses origines douteuses divisent les experts) et allait être vendu aux enchères peu de temps après. Avant de se séparer de son joyau, la célèbre maison de ventes l’avait exposé au public : les réactions des visiteurs avaient été filmées durant plusieurs jours. Devant le Christ sortant des ténèbres, le public avait alors eu les yeux humides. Certains visiteurs, les mains jointes, s’étaient même mis à sangloter, leur visage baigné de lumière tourné vers le ciel. Tout, dans cette vidéo, brouillait les frontières entre l’art et la religion ! Christie’s avait vu juste : depuis quelques décennies, nous sommes nombreux à nous prosterner non pas devant…

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