Un climat d’apartheid

Thierry Pasquet et Tania Sollogoub

Si le réchauffement climatique s’accélère, l’élite financière de l’humanité pourra-t-elle échapper au destin commun ?

Depuis quelque temps, un vilain scénario pointe son nez : la conjonction d’une transition climatique trop tardive et d’une fragmentation géopolitique mondiale stimule la tentation du « chacun pour soi ». Le monde glisse vers un sauve-qui-peut général et le spectre d’une guerre des ressources semble se rapprocher. Cette tentation individualiste, plus seulement réservée à des clubs d’hurluberlus survivalistes, laisse redouter une « fuite climatique » des élites. Achats de maisons en Suède ou en Nouvelle-Zélande – des pays perçus comme moins exposés aux conséquences du réchauffement climatique –, télétravail de luxe à Dubaï, projets futuristes et dystopiques, comme celui de Neom, une ville nouvelle occupant 34 km2 de désert saoudien, avec valets robotisés et lune artificielle : les plus favorisés songent déjà à leur sortie.

Pour l’heure, il s’agit d’inventer au plus vite les lieux et les modalités d’établissement d’une nouvelle vie dont les conditions resteraient identiques, voire améliorées, dans un régime climatique radicalement différent. Évidemment, cette préservation du confort, voire du luxe, ne pourrait se faire qu’au prix d’un retrait du monde et d’une accentuation de l’entre-soi. Un développement séparé, sens étymologique du mot apartheid, que l’urgence du moment permettra d’assumer...

La matérialisation d’un tel « syndrome de Varenne » serait pourtant indécente, l’autre frange du monde, celle des plus pauvres et des plus exposés aux dangers, ne pourra ni fuir ni se protéger. Les populations pakistanaises trouveront d’ailleurs que cet emploi du futur invisibilise leur réalité présente, déjà marquée par l’effondrement climatique.
Pour les plus privilégiés, cette préservation du confort, voire du luxe, ne pourrait se faire qu’au prix d’un retrait du monde et d’une accentuation de l’entre-soi.
Quant aux Bédouins de la tribu Howeitat, invités à quitter leur territoire historique pour construire Neom, point n’est besoin de leur expliquer que toute protestation est dangereuse : trois d’entre eux auraient été condamnés à mort pour avoir manifesté contre leur expropriation. Hypocrisie ultime, ces faramineux scénarios ne pourront être réalisés que grâce à l’intervention de la finance verte. Officiellement soucieux d’éthique et de vertu, théoriquement mobilisés pour permettre une transition soutenable pour tous, ces fonds se concentrent en réalité sur les projets les plus rentables, autrement dit ceux des pays les plus riches. Les principaux bénéficiaires seront donc les populations de ces contrées privilégiées.

Ainsi, les capitaux européens sont-ils alléchés par le moindre projet labellisé vert des pays du Golfe, qui n’ont pourtant guère besoin de financements supplémentaires. Grands gagnants de la guerre en Ukraine, ces pays ont bénéficié d’un prix du pétrole élevé et de la délocalisation, à Dubaï – première ville des Émirats arabes unis – notamment, du secteur financier russe. Qu’importe ! Les investisseurs britanniques ont été les premiers à souscrire à une obligation d’État verte du PIF, le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite, obligation dont une partie a été proposée pour une maturité de remboursement à… cent ans ! L’emprunt a été sursouscrit, preuve que les marchés financiers sont capables de s’engager à un siècle, dans un monde où on ne voit pas clair à deux mois. L’adage est donc vrai en toutes circonstances : on ne prête qu’aux riches. De là à penser que cette concentration des capitaux disponibles sur les projets des happy few se fera, au moins en partie, au détriment des besoins des autres, il n’y a qu’un pas. Prenons garde à ne pas le franchir.

Dans le même registre, que dire de nos alliés américains avec lesquels nous sommes censés construire cette « mondialisation des amis » dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen fait la publicité, quand ceux-ci ont adopté l’été dernier un plan de réduction de l’inflation qui risque aussi de siphonner, à coup de subventions, le meilleur de l’industrie et de la haute technologie des autres pays ?

Même l’ONU-Habitat (Programme des Nations unies promouvant des villes durables) soutient un projet de cité flottante pour réfugiés climatiques, autonome, circulaire, 100 % décarbonée dont le nom, Oceanix City, fait rêver. Au rythme actuel, la température augmentera de 1,5 °C d’ici 2050, ce qui devrait entraîner une montée des océans d’environ 80 centimètres. Quand quelque 20 % de la population mondiale vit à moins de 30 kilomètres d’un littoral, pouvoir habiter sur les mers et accélérer les essais d’habitat flottant expérimentés à Singapour ou Copenhague présentent un vrai intérêt. Mais qui peut croire sérieusement que ces villes luxueuses, pourvues des dernières commodités tech, seront ouvertes à n’importe quel réfugié ? Faits et chiffres sont têtus : chaque ville flottante – dont le coût n’a pas été communiqué – pourrait accueillir environ 10 000 habitants. 10 000 ! Et nous serons approximativement 10 milliards sur la Terre-Mer en 2050. Les architectes de ces projets ont-ils prévu des miradors afin d’écarter de potentiels intrus ? Nous voilà dans le monde de Waterworld ou d’Elysium, à un doigt des arches de Noé techno. Le vertueux Loth a été sauvé de la dévastation de Sodome et Gomorrhe, le vertueux Noé a pu construire son arche à temps pour sauver la biodiversité. Mais qui sont les hommes vertueux aujourd’hui ? Elon Musk ?

L’impact de l’augmentation des gaz à effet de serre est planétaire, et, faut-il le rappeler, un pays tout-propre, tout-électrique ou tout-hydrogène, sur une planète tendue vers la production carbonée est une calamité et une aberration écologique. Quant au rêve productiviste reconverti dans la croissance verte, voitures électriques en tête de gondole, il n’y en aura pas pour tout le monde. Cuivre, cobalt, terres rares, à quel point faudra-t-il encore dévaster la nature pour nourrir le rêve d’une transition cornucopienne ?
Pour les plus privilégiés, cette préservation du confort, voire du luxe, ne pourrait se faire qu’au prix d’un retrait du monde et d’une accentuation de l’entre-soi.
Combien, de dégâts délocalisés et irrévocables, même si généralement ignorés du consommateur final ? Et pour quel coût humain monstrueux ? Le fétichisme de la marchandise nous ferait presque oublier que le « facteur » travail, comme disent les économistes, c’est de l’humain et des rapports sociaux, pas un management optimisé de ressources. En Chine, des travailleurs conduits d’un lieu d’enfermement – leur domicile – à un autre – une usine de production des derniers iPhones –, protestent tant qu’ils peuvent : nous ne sommes pas des esclaves ! Au Congo, 250 000ؘ personnes, dont des enfants et des adolescents, trimeraient à mains nues dans des mines pour extraire le cobalt, nouvel or bleu de nos précieuses batteries électriques.

Contre le temps court des catastrophes climatiques et géopolitiques, contre l’incapacité de la plupart des gouvernements à faire autre chose que gérer l’urgence, émerge un autre discours : le temps long de l’indifférence, du relativisme et des surlendemains merveilleux.  Le temps de ceux qui sont persuadés de notre incapacité à sauver le climat, à résoudre collectivement les problèmes qui se posent ici et maintenant. Le temps de ceux qui ont le temps, contre le temps des préoccupés par les fins de mois ou de semaine. Le temps de la terraformation de Mars et des îles aux merveilles.

Très vite, nous devrons choisir, individuellement, collectivement, financièrement, politiquement : dans quels projets investir ? Pour quelles valeurs ? Acheter des actions Tesla, Alibaba, Oceanix ? Ou faire pousser 100 000 arbres dans une vallée abandonnée, comme L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono, afin d’y ramener des villages, de l’eau et des hommes heureux. Donner cent ans à un chêne pour pousser – le minimum nécessaire pour faire un « beau cru », comme disent les forestiers –, ou bien bâtir une piste de ski dans le désert qui accueillera les Jeux asiatiques d’hiver de 2029, aussi détestables que les festivités footballistiques de 2022 ?

N’est-il pas urgent d’imposer à la finance, comme au politique, un autre temps long, celui des permanences, des arbres et de l’humain dans le monde, tel qu’il est, où chacun dépend de tous ? En 1986, dans L’Art du roman, Milan Kundera, visionnaire désabusé, écrivait déjà l’essentiel : « L’unité de l’humanité signifie : personne ne peut plus s’échapper nulle part. »

 

Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie.

Thierry Pasquet, philosophe et historien, travaille sur les rapports entre grande stratégie, cycles de la mondialisation et philosophies de l’histoire....

Si le réchauffement climatique s’accélère, l’élite financière de l’humanité pourra-t-elle échapper au destin commun ? Depuis quelque temps, un vilain scénario pointe son nez : la conjonction d’une transition climatique trop tardive et d’une fragmentation géopolitique mondiale stimule la tentation du « chacun pour soi ». Le monde glisse vers un sauve-qui-peut général et le spectre d’une guerre des ressources semble se rapprocher. Cette tentation individualiste, plus seulement réservée à des clubs d’hurluberlus survivalistes, laisse redouter une « fuite climatique » des élites. Achats de maisons en Suède ou en Nouvelle-Zélande – des pays perçus comme moins exposés aux conséquences du réchauffement climatique –, télétravail de luxe à Dubaï, projets futuristes et dystopiques, comme celui de Neom, une ville nouvelle occupant 34 km2 de désert saoudien, avec valets robotisés et lune artificielle : les plus favorisés songent déjà à leur sortie. Pour l’heure, il s’agit d’inventer au plus vite les lieux et les modalités d’établissement d’une nouvelle vie dont les conditions resteraient identiques, voire améliorées, dans un régime climatique radicalement différent. Évidemment, cette préservation du confort, voire du luxe, ne pourrait se faire qu’au prix d’un retrait du monde et d’une accentuation de l’entre-soi. Un développement séparé, sens étymologique du mot apartheid, que l’urgence du moment permettra d’assumer... La matérialisation d’un tel « syndrome de Varenne » serait pourtant indécente, l’autre frange du monde, celle des plus pauvres et des plus exposés aux dangers, ne pourra ni fuir ni se protéger. Les populations pakistanaises trouveront d’ailleurs que cet emploi du futur invisibilise leur réalité présente, déjà marquée par l’effondrement climatique.…

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