Champollion philologue

Charles-Henri Lavielle

On a célébré, le 22 septembre 2022, le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes et de la pierre de Rosette par Jean-François Champollion (1790-1832), qui fut l’acte fondateur de l’égyptologie. Avant cette date, ce savant ne pouvait donc pas avoir été égyptologue ; et, avant son expédition archéologique à Alexandrie en 1828, il n’était pas non plus archéologue.

S’il fut « professeur adjoint d’histoire ancienne » de 1809 à 1815, c’est par l’étude de ses monuments textuels – et donc en philologue – qu’il entendait restituer l’histoire de l’Égypte ancienne, car il avait reçu une formation complète de philologie classique et s’était ensuite spécialisé dans l’étude philologique des langues orientales : il était même suffisamment bon helléniste pour déchiffrer et présenter les papyrus grecs du Louvre.

À l’âge de 9 ans, Champollion lisait, dit-on, Virgile en latin et Homère en grec. Jugeant cependant son éducation très insuffisante, son frère aîné, Jacques-Joseph Champollion-Figeac (1778-1867), la prit alors en main.

À la suite des troubles révolutionnaires, la situation des études philologiques était devenue si critique en France que, le 20 février 1808, l’helléniste Bon-Joseph Dacier (1742-1833) crut bon d’en alerter l’Empereur, en l’informant que « la philologie, qui est la base de toute bonne littérature, et sur laquelle reposent la certitude de l’histoire et la connaissance du passé », ne trouvait désormais « presque plus personne pour la cultiver », et que les derniers philologues français, qui appartenaient à une génération qui allait disparaître, ne voyaient « croître autour d’eux qu’un trop petit nombre d’hommes qui puissent les remplacer » : « Faire connaître le mal à Votre Majesté, concluait-il, c’est assurer que votre main puissante saura y appliquer le remède ». Napoléon réagit immédiatement : le 17 mars 1808, il créa l’Université impériale et restaura les études supérieures dans toute la France. Excellent philologue classique, féru de littérature comme d’épigraphie grecque, Champollion-Figeac obtint la chaire de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble. Dans son Discours d’ouverture et programme du cours de littérature grecque (1810), où il expliquait « la nécessité et les avantages de l’étude de la Littérature grecque », il proclamait que le cri de B.-J. Dacier avait « été entendu » et que « la littérature grecque » serait « désormais la base de l’enseignement public » ; puis, il formulait onze « prolégomènes », dont les dix premiers traitaient de questions purement philologiques : histoire de l’écriture et de la prononciation du grec, principes de paléographie, de codicologie, de grammaire historique et de dialectologie.

Tel fut aussi l’esprit dans lequel Champollion-Figeac dut diriger l’instruction de son cadet.

L’étude des langues orientales n’étaient alors pas l’affaire de linguistes, mais de philologues.

C’est également lui qui, après s’être porté en vain candidat à l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798), encouragea Champollion à étudier les anciennes langues orientales et qui, en 1807, l’introduisit à l’École des langues orientales et au Collège de France, afin qu’il y apprenne l’arabe, le persan, l’hébreu, le syriaque, l’araméen, le copte et le chinois. Or l’étude de ces langues se rattachait alors à la philologie classique, et les méthodes employées par ceux qui les enseignaient étaient celles qu’on utilisait dans les cours de grec et de latin.

Les études hébraïques avaient en effet été fondées en France par l’helléniste François Vatable (†1547), nommé professeur royal dès 1529 ; et les études arabes par Guillaume Postel (1510-1581), choisi, en 1538, comme « lecteur ès lettres grecques, hébraïques et arabiques », et envoyé en Orient, en 1543, à la recherche de manuscrits grecs. À la fin du XVIe siècle, le meilleur connaisseur des langues orientales était Joseph-Juste Scaliger (1540-1609), l’un des plus grands philologues classiques de tous les temps. Le célèbre arabisant Gilbert Gaulmin (1585-1665), dont la collection de manuscrits arabes forme le noyau de celle de la BnF, avait publié trois éditions princeps de textes grecs. Quant au fondateur des études coptes, Claude Saumaise (1588-1653), on lui doit aussi l’exceptionnelle découverte de l’Anthologie grecque.

L’étude des langues orientales n’étaient alors pas l’affaire de linguistes, mais de philologues ; et leurs méthodes pédagogiques n’avaient rien des pratiques audiovisuelles d’aujourd’hui. La plupart d’entre elles étaient des langues mortes et ne pouvaient s’apprendre qu’à partir de leurs monuments textuels. On les lisait donc de manière linéaire, on en expliquait le vocabulaire, on en donnait l’analyse grammaticale et on apportait les informations encyclopédiques nécessaires à leur compréhension. On procédait de même pour les langues vivantes, car les élèves étaient habitués, depuis l’apprentissage du latin au collège, à cette méthode d’inspiration philologique. Le professeur d’arabe de Champollion, Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838), qui avait reçu une excellente éducation classique, avait fait de Paris le centre de l’orientalisme européen en y organisant des séances de lecture, de traduction et de commentaire de textes dont les élèves avaient eux-mêmes la charge, et où le professeur ne se permettait d’intervenir que pour corriger les erreurs et procurer des explications complémentaires. Cette innovante pédagogie, qui s’imposa presque immédiatement en Allemagne dans les séminaires de philologie classique, dut en revanche attendre 1868 pour reparaître en France, à l’École pratique des hautes-études.

Les études supérieures de Champollion ne furent donc pas moins philologiques que son instruction antérieure : la formation de son esprit fut le fruit exclusif de la philologie.

Les exceptionnelles qualités d’orientaliste de Champollion ne doivent enfin pas masquer ses compétences en grec ancien.

Dans sa Notice descriptive des monumens égyptiens du Musée Charles X (1827), le déchiffreur des hiéroglyphes ne dit certes rien des papyrus grecs découverts en Égypte, dont la description avait été confiée à l’helléniste Antoine-Jean Letronne (1787-1848), un autre génie de la même époque qui fut le fondateur de l’épigraphie grecque moderne et l’auteur de Recherches pour servir à l’histoire de l’Égypte (1823). Mais, dans son Rapport sur la Collection égyptienne nouvellement acquise à Livourne (1826), Champollion avait donné de trente d’entre eux « une notice succincte, mais fort exacte », ainsi que l’a souligné en 1850 le papyrologue Wladimir Brunet de Presle (1809-1875). Bien qu’il s’agît d’un travail très difficile, car ces papyrus souvent lacunaires du fait d’accidents matériels survenus au cours des siècles étaient écrits en différentes graphies cursives et traitaient de sujets fort divers, Champollion sut par exemple y reconnaître « un contrat pour le prêt, fait à une femme, de vingt-deux mesures de blé avec les conditions de ce prêt », une « plainte d’un intendant des tombeaux contre des particuliers qui s’étaient introduits dans un de ces tombeaux et avaient dépouillé quelques morts », « deux papyrus astrologiques, de la première année du règne de l’empereur Antonin », une « liste des moines qui habitent divers couvents de la province de Memphis » ou « de nombreux fragmens parmi lesquels on remarque ceux de l’Iliade ».

C’est donc un authentique helléniste qui s’adonna à la philologie des langues orientales et fonda ensuite l’égyptologie.

Le déchiffrement de la pierre de Rosette et des hiéroglyphes fut ainsi l’œuvre d’un génie dont l’esprit avait été formé par la philologie classique ; et l’égyptologie, comme l’archéologie, l’épigraphie et la papyrologie sont filles de cette discipline.

Du fait des troubles engendrés par le néolibéralisme post-moderne, la situation de cette dernière est malheureusement tout aussi critique aujourd’hui qu’en 1808 ; plus critique, même, car on voit mal vers quel homme politique pourrait désormais se tourner un nouveau B.-J. Dacier…

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