À en croire l’anecdote, John Carmack, le génial et très influent créateur de Doom, aurait compris que son nouveau jeu serait un grand succès en s’apercevant que l’homme de ménage s’était arrêté de vider les poubelles depuis de longues minutes, les yeux rivés sur l’écran du prototype de son logiciel.
Comme la littérature ou le cinéma, les jeux vidéo ont ceci de réellement stupéfiant qu’ils permettent de se projeter dans une réalité alternative, ce que Coleridge avait dénommé la « suspension volontaire de l’incrédulité ». Mieux, ils offrent la possibilité de prendre le contrôle de cette nouvelle réalité, donnant parfois accès à un état bonheur total, engendré par le sentiment de maîtrise des compétences requises pour évoluer dans ce monde alternatif. C’est ce que le psychologue Mihály Csíkszentmihályi, dans son ouvrage Flow : The Psychology of the optimal experience, a appelé le flow, le « flux ».
Si ce concept date de 1990, 2022 aura sans doute été l’année de la prise de conscience de l’importance de maîtriser ce flux qui capte et retient l’attention des joueurs et donc de l’importance de trouver des auteurs capables de s’en saisir et de se l’approprier.
Avec près de 18 millions de ventes cumulées entre février et septembre, Elden Ring de Hidetaka Miyazaki est sans doute le grand blockbuster de 2022. Pour autant, loin de se satisfaire d’une ludicité du clic et de la manette, ce jeu en monde ouvert se révèle rempli de sous-quêtes, de personnages à la psychologie ambivalente, de cliffhangers étonnants et d’un récit qui s’efforce d’explorer au-delà de l’ego du joueur.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Miyazaki est allé chercher l’aide d’un célèbre scriptwriter, passé à la fois par le livre et la télévision, puisqu’il a confié le scénario de son jeu à George R. R. Martin en personne – aidé pour cela par une partie du staff de Games of Thrones. François Truffaut avait eu l’occasion de dire qu’un cinéaste n’est pas un écrivain. Force est de constater qu’un romancier de 2022 peut être à la fois écrivain et auteur de jeux vidéo. Là se situe d’ailleurs le vivier prolifique vers lequel se tournent aujourd’hui la majorité des éditeurs qui, pour trouver les perles rares, ne veulent plus recruter dans l’univers de la technologie ou dans celui du management.
Truffaut avait eu l’occasion de dire qu’un cinéaste n’est pas un écrivain. Force est de constater qu’un romancier de 2022 peut être à la fois écrivain et auteur de jeux vidéo.
Il y a quelques années déjà, The Last of Us, un survival postapocalyptique, avait été écrit par Neil Druckmann qui s’était aussi illustré dans la bande dessinée. BioShock, un first person shooter (FPS) inspiré par Ayn Rand – l’idole des libertariens américains – avait été imaginé par Ken Levine qui fut d’abord cinéaste et scénariste.
Pong, Space Invaders, Pac-Man, Donkey Kong, brillaient peut-être, comme d’autres technosaures, de l’éclat des rayons cathodiques, mais on ne peut que se réjouir de voir les auteurs de littérature s’intéresser toujours plus de ce média qui les séduit et qui a besoin d’eux. Ainsi, Brandon Sanderson, romancier primé et vénéré dans la fantasy pour sa série Cosmère, s’est déclaré ravi d’avoir été approché par FromSoftware, l’éditeur d’Elden Ring. Il faut dire que le marché est là, plus vibrant que jamais.
Microsoft ne s’y est pas trompé qui a réalisé la plus grosse acquisition de son histoire en rachetant Blizzard, à qui l’on doit notamment World of Warcraft ou encore Diablo, pour près 69 milliards de dollars en janvier 2022. La société qui avait été cédée par Vivendi pour plus de 8,2 milliards de dollars en 2013. Les chiffres deviennent gargantuesques. Après plus de 1,25 milliards d’heures par mois passées sur Roblox [un jeu en ligne destiné aux enfants], le public en demande toujours plus. Et, d’après Nielsen, les consommateurs américains dépensent désormais 120 milliards de dollars par an dans le jeu vidéo, contre 30 pour la musique et 42,5 pour le cinéma.
Mais, même si elle tend à se généraliser, la recherche du flux à travers une politique d’auteurs n’est pas vraiment une démarche nouvelle. En élargissant le spectre, on peut remarquer que les Japonais n’ont jamais considéré les jeux vidéo sous le seul angle technologique. Même pour les plus connus d’entre eux, les créateurs sont réalisateurs ou scénaristes plus que développeurs informatiques : Shigeru Miyamoto, le créateur de Mario, est diplômé de l’université des beaux-arts de Kanazawa ; Yuji Horii, le créateur de Dragon Quest, a étudié la littérature à l’université de Waseda.
Mais, s’ils attirent les financiers, les auteurs et le public, les jeux vidéo souffrent d’une faille profonde qui entrave leur ambition légitime à se présenter comme une expérience culturelle, au même titre que la littérature ou le cinéma : dépendant malgré tout des itérations des générations électroniques, les jeux vidéo sont un média prompt à l’obsolescence. NES, Mega Drive, PlayStation, PlayStation 2, Wii, Switch ou PlayStation 5, chaque console ou chaque série d’ordinateurs est propre à une génération. Elle ne se transmet pas. Elle ne s’enseigne pas.
Malgré la vague du rétro, il reste ainsi difficile de jouer à des jeux anciens. Et même si le jeu vidéo a depuis longtemps fait son entrée au musée [la BnF possède une importante collection vidéoludique], il n’existe aujourd’hui ni Criterion Collection, ni cinémathèque.
En même temps, ce caractère éphémère force à une régénérescence permanente qui permet sans doute aux auteurs de disposer d’une page blanche renouvelée, d’un médium sans cesse réinventé. Pour les joueurs, le flux se traduit donc par une expérience forcément solitaire, et par la cristallisation de souvenirs qu’ils ne pourront plus partager avec les générations qui leur succéderont. Comment faire comprendre à un joueur d’Elden Ring en 2022 le plaisir qu’un autre a pu prendre à s’abîmer dans Silent Hill en 1999 ou dans Parasite Eve – un jeu qui se veut d’ailleurs la suite d’un roman de Hideaki Sena – en 1998.
Refusant un temps de parler de jeux vidéo, Sam Barlow préférait autrefois utiliser le terme « fiction interactive ». Déjà connu pour Her Story, il est aujourd’hui l’auteur de Immortality, l’un des autres grands succès de 2022, où les joueurs doivent rechercher une actrice d’Hollywood disparue depuis des années, montant et remontant à l’infini les rushs et les archives de ses vidéos, de ses films et de ses interviews. Un pitch original qui en fait sans doute le jeu – ou la « fiction interactive » – le plus représentatif l’année.