Partie fine

Nicolas Roux-Chaykine

Des draps qui se soulèvent et découvrent un homme paraplégique et aveugle. Deux vieillards qui sortent, de temps en temps, de leur poubelle. Et au milieu de tout ça, le seul valide sur scène est incapable de bouger. Pas de doute, nous sommes bien chez Samuel Beckett.

Alors évidemment, avec ces quelques éléments, on pense tout de suite à cette phrase extraite d’une chanson de Vincent Delerm moquant gentiment les travers du festival d’Avignon : « à la table d’à côté ils ont vu un Beckett, ils disent “c’est pas mal joué, mais faut aimer Beckett” ». À un détail près : aucune personne honnête ne pourra dire de cette distribution « c’est pas mal joué ». Denis Lavant face à Frédéric Leidgens, il y a bien longtemps qu’on avait vu aussi explosif et réjouissant.

Denis Lavant, on le connaît. On croise sa gueule de cinéma chez Leos Carax depuis des décennies. Parallèlement, il promène sa poésie fauve et son énergie singulière au théâtre. Il pourrait être un acteur incontournable du cinéma français, une star, il n’en a pas le goût. Il se révèle sur les planches. Il les habite de toute sa force, de toute sa puissance.

Frédéric Leidgens, c’est exactement la même chose, sauf qu’on ne l’a pas vu au cinéma. Ou alors très peu. Mais il est de la même trempe. Évident et insaisissable. Magnétique et génial. Un comédien qui, comme Denis Lavant, ne ressemble à aucun autre. Unique et nécessaire.

Maintenant que les présentations sont faites, revenons-en à la pièce. Et donc à Beckett. Il n’y a pas d’intrigue. Pas de nœud dramatique, pas de rebondissement, ni de coup de théâtre. La fin est annoncée au début. Les dialogues se répètent souvent. Ils butent, trébuchent. On ne connaît pas exactement le lien qui unit Clov, le valide de la pièce, à Hamm, l’aveugle paraplégique. C’est, en même temps ou tour à tour, son fils adoptif et son valet. Nell et Nagg, qui squattent des poubelles disposées sur la scène, ont perdu chacun une jambe lors d’un accident de tandem dans les Ardennes. Ce sont les parents de Hamm. Et tous ceux-là vivent – c’est un bien grand mot – dans un monde déserté, postapocalyptique. Les personnages s’adressent parfois directement au public pour lui dire qu’ils s’ennuient. C’est absolument désespéré et c’est immensément drôle.

La pièce date de 1957. Elle ne parle pas de son époque, ni de la nôtre, mais du monde et de la vie.

La pièce date de 1957. Elle fut la deuxième de l’auteur, du moins la deuxième à être jouée, juste après l’immense succès d’En attendant Godot. Elle n’a évidemment pas pris une ride. Pourquoi évidemment ? Parce qu’elle ne parle pas de son époque, ni de la nôtre, mais du monde et de la vie. De la fin qui n’en finit pas d’arriver, de la décrépitude, de la vieillesse et alors ? Elle raconte l’existence comme une partie d’échecs. Le roi ne peut plus rien faire mais refuse d’admettre sa défaite et le pion se contente de le balader sur l’échiquier pour lui donner la vague impression que tout n’est pas encore perdu. Et il y a quelque chose de fascinant et de sublime à voir ces personnages s’accrocher à une vie qui ne semble pourtant pas si désirable que ça.

Pour rendre justice à ce texte, pour en extraire l’essence, il fallait du culot. Jacques Osinski a mis cinq années à en trouver le courage. Il a fait le voyage à l’envers, partant de la fin. Il a commencé par mettre en scène Cap au pire, un des derniers textes de Beckett, puis La Dernière Bande et L’Image, trois monologues joués – admirablement, ça va de soi – par Denis Lavant, avant de s’attaquer à Fin de partie. Un défi, excitant et effrayant, un peu, dit-il, comme s’il s’agissait de monter Hamlet. Mais il l’a relevé avec une joie presque enfantine, avec le plaisir simple de faire du théâtre. Et ça se sent. Dans la salle des Halles où Fin de partie s’est jouée à l’été 2022, le public, debout à la fin des représentations, ne s’y est pas trompé

Alors, les gens de la table d’à côté avaient sûrement raison, « il faut aimer Beckett ». Avec un texte, une mise en scène et des acteurs de cette trempe, on voit mal comment il pourrait en être autrement.

 

Fin de partie, de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens, Claudine Delvaux et Peter Bonke, au Théâtre de l’Atelier, du 19 janvier au 5 mars.



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