L’armée s’empare du pouvoir, arrête des opposants et des étrangers par milliers, les parque dans des camps. Des soldats patrouillent, contrôlent, dressent des listes noires. Cela se passe en France, dans un avenir très proche et dans les pages d’Il faut y aller, maintenant, la nouvelle dystopie d’Emmanuelle Heidsieck. Sont parus depuis dix ans des romans où la France basculait soit dans une forme d’islamisation (Soumission, de Michel Houellebecq), soit dans le chaos d’une guerre civile (Les Événements, de Jean Rolin), mais ici c’est l’ordre martial qui prime et Emmanuelle Heidsieck a l’art de faire peur. Peut-être l’étincelle qui a déclenché son écriture a-t-elle été une tribune publiée dans Valeurs actuelles le 21 avril 2021, le jour du soixantième anniversaire du « putsch des généraux » à Alger. Dans ce texte, cosigné par une centaine de hauts gradés et un millier d’autres militaires, une vingtaine d’anciens généraux de l’armée française, dont certains proches de l’extrême droite, déploraient un délitement de la société française et avertissaient que « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national ». Dans Il faut y aller, maintenant, « l’intervention de nos camarades d’active » pour protéger les « valeurs civilisationnelles » a bel et bien eu lieu et le putsch provoque un exode massif vers l’étranger.
Bref et incisif, ce roman s’inscrit dans une tradition déjà ancienne : en 1908, dans Le Talon de fer, qui passe pour être la première dystopie de la littérature, Jack London plongeait les États-Unis dans une tyrannie capitaliste. Récemment, l’Allemande Juli Zeh imaginait dans Cœurs vides une Allemagne post-Merkel livrée, à la suite d’élections, à un pouvoir populiste au sein d’une Union Européenne en déliquescence. Chaque époque projette ses hantises dans la littérature… Avec Il faut y aller, maintenant, l’extrême droite n’est pas passée par la case élections. Un putsch a suffi. Un bon vieux putsch à la chilienne, comme si Pinochet, qui avait de lointaines ascendances bretonnes, emménageait de but en blanc à l’Élysée.
Les meilleures dystopies ne parlent pas de l’avenir mais de notre époque.
Les meilleures dystopies ne parlent pas de l’avenir mais de notre époque. Par des moyens détournés, bien entendu. Emmanuelle Heidsieck nous raconte à sa façon le présent, en inversant certains codes. Ce ne sont pas des gens de couleur, partis de pays pauvres, qui tentent d’atteindre l’Europe, mais des Français fortunés qui émigrent dans les pays du Sud. Comme cette grande bourgeoise aux idées à gauche, qui monologue et laisse vaguer ses pensées tout au long du roman. Elle s’adresse à sa bonne, originaire de Maurice – et s’apprête à partir en exil sur cette terre de l’océan Indien à bord d’un jet privé où les places sont chères, en abandonnant tout ce qui a fait sa vie à Paris. En exil, elle pourra de nouveau parler comme elle l’entend, car en France, le recours à certains mots est devenu dangereux. « On ne dit pas coup d’État militaire, cela peut coûter cher de dire coup d’État militaire, on peut être interpellé, arrêté, conduit dans des bureaux, interrogé, et après… On doit dire rétablissement de l’ordre, on doit dire nécessaire rétablissement de l’ordre », explique la narratrice. Il ne faut pas parler de camps d’internement mais de « zones d’attente » ou de « zones de transit ». On ne doit pas non plus employer le terme de « collabos » mais utiliser « auxiliaires » ou « volontaires ». Les dénonciateurs ne sont que des « observateurs ». Quant à « privatisation », on lui préférera « modernisation ». Les connotations négatives sont éliminées. La langue est épurée. Ces restrictions ou glissements de sens rappellent la Russie d’aujourd’hui, où, à propos de l’Ukraine, interdiction est faite de parler de guerre ou d’invasion. Comme si les militaires avaient, façon 1984, un « ministère de la Vérité » expert en inversion du sens, chargé d’asservir les mots.
Une grande bourgeoise septuagénaire monologue, donc, dans un grand appartement des beaux quartiers de Paris. Petit à petit, elle distille des informations. On comprend ce qui s’est produit. Elle s’adresse à sa bonne, dont les réponses sont habilement suggérées, reflétées dans son monologue. Ainsi entend-on en écho Aida la Mauricienne. Et on attend la venue du mari d’Aida, qui doit les conduire à l’aéroport du Bourget en compagnie d’un passeur, à bord d’un véhicule de livraison destiné à donner le change. Mais il tarde à arriver, ce qui accentue inquiétude et suspense. On imagine bien ce monologue mis en scène au théâtre. Car l’air de rien, sa construction est judicieuse : à chaque pan du texte, à chaque thème correspond une pièce de l’appartement que la narratrice se prépare à abandonner, sans doute pour toujours. Ces différentes pièces scindent les réflexions, les remémorations de la narratrice… Voilà une dystopie très particulière, dans le sens où il est souvent question de l’histoire. C’est, aussi, un livre sur la mémoire et le poids du passé. Née en 1948, la narratrice éprouve une « honte du passé qui se transmet », car ses parents n’ont pas pris parti durant la Seconde Guerre mondiale. Elle a eu « des parents qui ont continué à vivre, ni victimes, ni bourreaux, pas collabos, mais pas résistants. Des Mitläufer, ceux qui marchent avec le courant (…) ». Et la bourgeoise continue, au XXIe siècle, d’éprouver une profonde culpabilité. Elle s’interroge. Peut-être, comme l’auteure, recherche-t-elle les racines du mal pour mieux comprendre comment on en est arrivé là. Le putsch qui a eu lieu n’est au fond qu’une énième réédition du passé, une manifestation de l’éternel retour provoquée par l’absence de culpabilité de certains, car ceux qui n’ont pas « la honte du passé qui se transmet » sont certainement voués à le répéter. Emmanuelle Heidsieck surveille la lave souterraine, qui bouillonne longtemps dans les profondeurs avant de jaillir – ici sous la forme d’un coup d’État. Aussi la narratrice, seule dans sa chambre où elle est allée s’allonger un moment, se confronte-t-elle à son histoire familiale. Elle se remémore la figure d’un aïeul qui, au début du siècle dernier, avait brillé par son courage, et ce courage vient atténuer la honte qu’elle ressent. Cet homme avait pu tenter de résister à l’injustice. Il avait fait front, alors qu’elle, elle doit se résoudre à fuir : elle figure sur la liste noire des putschistes pour s’être livrée à certaines formes de bénévolat. Or, c’est très mal vu, désormais, le bénévolat, notamment quand il s’agit de s’occuper de migrants, de jardins partagés, ou d’aider des femmes seules avec enfant. De tout cela, les militaires ne veulent pas. Haro sur les faibles.
L’interdiction du bénévolat n’est pas un thème nouveau chez Emmanuelle Heidsieck. Il renvoie à un autre de ses récits de fiction, À l’aide ou le rapport W, republié en 2020 aux éditions du Faubourg. Un homme est arrêté pour avoir rendu des services gratuitement, dans un monde ultralibéral où toute assistance à autrui se doit d’être facturée. Emmanuelle Heidsieck dissèque notre époque par le truchement de dystopies et n’est jamais en mal d’idées. On ne s’ennuie pas à la lire tant les dérives de notre monde stimulent son écriture. Et cela dès son premier roman, Notre aimable clientèle (2005), dans lequel un quadragénaire est confronté à un changement d’esprit radical aux Assedic, avec l’entrée en scène de méthodes venues du monde anglo-saxon. Il doit radier un maximum de chômeurs, traiter de plus en plus de dossiers dans un temps de plus en plus bref. Emmanuelle Heidsieck observe les lézardes, les points de rupture de notre monde. La domination de la pensée ultralibérale lui fournit une mine de sujets. De quoi continuer d’écrire longtemps. Car, si l’on en croit le titre d’un de ses précédents romans, qui traite des attaques contre notre système de sécurité sociale, Il risque de pleuvoir.
Il faut y aller, maintenant, d’Emmanuelle Heidsiecl, éd. du Faubourg, 112 p., 15 €.