Summer Wheat, Patchwork In Progress

Mathieu Perez

Enfant, ce ne sont pas les cow-boys, mais les Indiens qu’elle aimait. De la conquête de l’Ouest, la jeune Summer Wheat retenait surtout l’éclat des tapisseries cherokees. Aujourd’hui, à 45 ans, l’artiste incarne une face méconnue de l’Amérique profonde. Créative, cultivée, curieuse des autres. Elle sourit dès qu’on lui en parle. « Citer d’autres plasticiens de l’Oklahoma ? demande-t-elle. Il y a photographe Ed Ruscha, le peintre John Currin, et puis… » Elle réfléchit longuement avant d’éclater de rire. « Ouais, on n’est pas très nombreux à venir de là. » Si elle a parcouru le monde entier et vit aujourd’hui à Brooklyn, loin de son Oklahoma natal, elle n’a jamais oublié ses racines. On le voit dans ses œuvres, sortes de patchworks très colorés au croisement de la peinture et du tissage. En France, on l’a découverte en chair et en charme lors de sa première expo, à l’automne dernier, lorsqu’elle inaugurait l’antenne parisienne de la galerie Zidoun-Bossuyt.

Summer Wheat, brune fluette, est aussi discrète qu’accro à son iPad, son outil de prédilection pour créer ses œuvres. Elle dessine, peint et compose des vitraux sur sa tablette numérique, travaille aussi bien dans le miniature que dans le monumental. Un éclectisme qui résiste aux étiquettes, une originalité qui la distingue des artistes de sa génération.

« Quand j’étais petite, je n’avais pas vraiment de contact avec l’art occidental », explique-t-elle. À Oklahoma City, les musées et les galeries d’art contemporain ne font pas partie du paysage. En revanche, la culture amérindienne est partout. Cet État, situé juste au-dessus du Texas, compte 39 tribus, l’une des plus grandes diversités de l’Union. Apaches, Comanches, Tonkawas, Cheyennes et bien d’autres cohabitent sur ce territoire désormais considéré, pour moitié, comme une réserve indienne par la Cour suprême. « Les motifs géométriques que je voyais sur toutes sortes de textiles, je les reproduisais de façon obsessionnelle », confie l’artiste.

Elle place la couleur à travers les mailles d’aluminium comme si elle la tissait. “J’ai besoin de lutter avec la matière.”

Ni Indienne ni red neck, Summer Wheat n’a pas le profil typique des Oklahomains. Un grand-père et un père banquiers, « ouverts d’esprit et grands lecteurs ». Une mère diététicienne qui « rêvait de concevoir de la nourriture pour les astronautes » (c’est la génération Star Trek !). Les Wheat ne sont pas religieux, ne portent pas de santiags aux pieds. Et s’ils ne connaissent rien à l’art et l’avouent, ils encouragent celle qui passe le plus clair de son temps à dessiner. « L’art est ce que tu veux que ce soit », lui répétait son père. Bref, des ovnis au pays des cow-boys.

Le parcours de l’artiste n’a rien de rectiligne. « Il ressemble à celui d’un musicien », résume-t-elle. Toujours sur la route. Après une école d’art à Savannah, en Géorgie, elle s’installe à Pittsburgh, sur la côte Est. Pas longtemps. Elle s’inscrit à Semester at sea (« semestre en mer »), un programme d’études qui consiste à parcourir le globe à bord d’un bateau de croisière durant six mois. « Nous sommes allés dans dix pays, du Canada à la Chine, en passant par le Japon, l’Inde et le Viêtnam. À chaque étape, nous restions une semaine. Une expérience fabuleuse. »

À son retour, pour joindre les deux bouts, elle travaille pour l’ONG Clean Water Campaign (un plan d’action pour l’eau potable). Elle est chargée de collecter des fonds. « Chaque soir, je frappais à la porte d’une dizaine de foyers. Parfois, on me la claquait au nez. Parfois, on me laissait entrer. Le plus souvent, je découvrais des familles entières scotchées devant la télé. » Dans les quartiers populaires comme dans les quartiers riches. Ces expériences la font cogiter sur le besoin de culture et sur sa vocation d’artiste. À 29 ans, alors qu’elle se cherche encore, un choc esthétique interrompt ses méditations : de passage à Atlanta, elle visite deux expos au High Museum of Art, le principal musée d’art dans le sud-est des États-Unis. L’une sur les quilteuses de Gee’s Bend, petit village d’Alabama où un groupe d’Afro-Américaines perpétue l’art du patchwork. L’autre, sur les grands abstraits américains. Deux façons d’aborder la couleur et les formes. Elle repense aux patchworks amérindiens qui la fascinaient durant son enfance. « À partir de là, j’ai essayé de trouver une voie entre peinture et art textile. »

Ce qui en sort, c’est une technique étonnante qu’elle explore depuis sept ans. En guise de toile, un grillage en aluminium, souvent de grand format. Wheat place la couleur à travers les mailles comme si elle la tissait. « J’ai besoin de lutter avec la matière », sourit-elle. Devant ses peintures en relief, le premier réflexe est de s’approcher. Très près. Mais il faut s’éloigner pour prendre la mesure de son talent, voir qu’elle ne se contente pas de décliner mécaniquement un même mode opératoire. Elle a un vrai sens de la composition, de la couleur.

Grande bosseuse, elle lit, se documente, s’intéresse à l’art d’hier et d’avant-hier. Dans son expo parisienne, elle revisitait notamment La Cène de Léonard de Vinci. Autour de la table, pas d’hommes, mais des femmes, belles et fortes, indépendantes et libres.

À l’heure où la Cour suprême américaine a révoqué l’arrêt Roe vs Wade, laissant les États légiférer sur l’avortement – l’Oklahoma en a immédiatement profité pour restreindre drastiquement le droit à l’IVG – cette toile résonne très fort.

Résolument féministe, Wheat peaufine actuellement un projet dans le Missouri que lui a commandé le musée de KansasCity. Situé sur un domaine d’un hectare, celui-ci compte une plus petite bâtisse, qui abritait naguère un planétarium, dont la rénovation doit s’achever en 2024. « Je vais en faire un sanctuaire dédié à la femme, lance-t-elle, très enthousiaste. Je me suis inspirée de la chapelle de Matisse, à Vence. Pour les fenêtres et la verrière, j’ai conçu un ensemble de vitraux aux teintes vives ». Un lieu baptisé Jewel House (« maison des joyaux »). À deux pas, il y aura aussi un Skyspace de James Turrell, célèbre artiste spécialisé dans les gigantesques observatoires astronomiques à l’œil nu. Oui, c’est le Midwest comme on l’a rarement vu !



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