Gwenaelle Avice-Huet
La crise énergétique actuelle donne à l’Europe une occasion de s’engager rapidement et efficacement dans une transition nécessaire.
L’Europe de l’énergie s’est mise en place au fur et à mesure de la construction communautaire. La vision libérale de la Commission européenne s’est rapidement imposée, prônant un marché pur où, l’électricité ne se stockant pas, son prix est fixé par le coût marginal, c’est-à-dire celui de la dernière unité de production appelée, presque toujours une centrale à gaz ou au charbon. Le prix de l’électricité étant ainsi lié à celui du gaz, la flambée du second entraîne mécaniquement la hausse du premier. Avec les records qu’atteignent les prix de l’énergie en Europe, nombre de PME et de grandes industries éprouvent de réelles difficultés à payer leurs factures, ce qui fragilise l’industrialisation du continent. Sans compter les craintes de coupures de gaz et d’électricité cet hiver et ceux qui suivront. Pour l’Europe c’est un coup d’autant plus dur que les États-Unis, eux, n’ont pas tardé à agir en adoptant l’été dernier un paquet législatif ambitieux visant à favoriser les entreprises américaines dans le contexte de crise énergétique actuelle et à relancer les investissements.
En Europe aussi, certains pourraient céder à la tentation du repli sur soi. Faire de l’énergie un sujet de souveraineté nationale peut paraître tentant mais les marchés de l’énergie sont bien trop interconnectés – ce qui nous permet d’ailleurs plus de résilience. Un exemple : en hiver, en raison du recours au chauffage électrique, la France consomme plus d’électricité que ses pairs européens, qui, eux, utilisent davantage le gaz ou le fioul. Elle dépend alors de ses voisins tandis que l’été, lorsque les centrales nucléaires fonctionnent, c’est elle qui exporte, massivement, l’électricité qu’elle produit. Ne dépendre que de nous-mêmes imposerait des surinvestissements colossaux pour passer les pics de consommation hivernaux. Le modèle européen a donc cette vertu de nous rendre plus forts ensemble, grâce à la mutualisation de nos moyens de production, à l’échange de notre électricité et à la valorisation des ressources de chacun au bénéfice de tous.
Mais que faut-il donc réformer pour que la souveraineté européenne de l’énergie garde encore du sens ? Regardons ce qui se passe outre-Atlantique. Les États-Unis n’ont pas attendu que l’hiver arrive pour adopter un ensemble de textes – nommés Inflation Reduction Act – visant notamment à relancer les investissements en matière d’énergie. Ce plan, doté d’environ 430 milliards de dollars, a pour objectif de développer l’économie verte et de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Des subventions et des avantages fiscaux sont ainsi mobilisés en faveur des énergies propres et de l’efficacité énergétique. Cette transition énergétique devrait passer par la production d’électricité bas carbone, le développement des biocarburants, la mise en œuvre de processus industriels moins polluants et le captage du CO2, notamment dans l’industrie chimique, les cimenteries ou la sidérurgie. Autant que possible, ces technologies vertes devront être « made in USA ». Mais l’Europe s’inquiète d’une Amérique qui entend favoriser massivement ses entreprises et son secteur industriel. Faut-il répliquer avec un « Inflation Reduction Act » local ?
Voyons cela comme l’opportunité de repenser notre rapport à l’énergie, d’analyser nos forces et nos faiblesses. Plutôt que faire la course aux subventions tous azimuts avec les Américains, encourageons une industrie d’avenir en Europe. Le monde de demain devra être plus vert et plus sobre en énergie. Des start-up aux grandes entreprises, nous devons favoriser tous les acteurs qui contribuent à stimuler l’attractivité industrielle de l’Europe en se spécialisant dans tous les secteurs de la transition énergétique.
La Commission européenne discute de la mise en place d’un fonds européen de souveraineté pour soutenir les programmes d’innovation et industriels de l’Union. Cela soulève des questions. Quel montant ? Quelles modalités de financement ? Qui déterminerait ce qui doit être subventionné et par quels moyens ? Le temps presse et les entreprises n’attendront pas. Soyons pragmatiques, ne cherchons pas à tout financer et concentrons-nous sur la transition énergétique.
Les Nord-Américains investissent massivement dans le véhicule électrique et le renouvelable traditionnel. Encourageons et protégeons, nous aussi, nos champions du véhicule électrique. Que l’Europe prenne aussi les devants en matière d’hydrogène, d’acier vert ou de semi-conducteurs. Nous avons des solutions d’efficacité énergétique qui permettent de diminuer drastiquement les consommations d’énergie. Prenons le cas du bâtiment : une gestion technique du bâtiment (GTB) permet de réduire la consommation d’énergie jusqu’à 40 %. C’est autant d’économie qu’en baissant la température de 4 °C, sans réduction de confort. Pourtant, seulement 6 % des bâtiments possèdent une GTB, la directive européenne en faveur de la performance des bâtiments peinant à être adoptée. Pourquoi gâcher tout ce temps ?
Favoriser l’investissement vert est une solution pertinente. Il nous faut aussi engager la transition verte plus rapidement. En France, la mise en exploitation des projets éoliens prend parfois jusqu’à dix ans ! L’Europe veut justement accélérer ses projets renouvelables. L’accord en trilogue (Parlement, Commission, Conseil) en faveur de délais d’approbation plus courts pour les nouvelles installations d’énergie renouvelable, obtenu fin 2022, est un bon signal.
Quoiqu’il en soit, il sera difficile d’échapper à la transformation de nos marchés européens de l’énergie. Les ministres européens se sont mis d’accord sur un système de plafonnement du prix du gaz, ce qui permettra de contrôler celui de l’électricité qui, on l’a vu, en dépend. Il reste maintenant à l’appliquer. La mécanique, un peu complexe, permettrait de corriger le marché et d’apporter une réponse à la crise actuelle. Il faut aussi considérer la flexibilité de la demande comme partie intégrante du bon fonctionnement du marché. Si vous ne consommez pas aux heures de pointe, cela doit être reconnu et rémunéré comme un service rendu à la collectivité. L’Union européenne est d’ailleurs convenue d’un objectif obligatoire lié à une réduction de 5 % de la consommation aux heures de pointe, ainsi que d’un objectif indicatif de réduction de la demande de 10 % (les deux objectifs sont applicables cet hiver).
Cela sera-t-il suffisant pour passer le prochain hiver et réinstaurer la confiance dans notre système énergétique ? Selon un rapport publié en décembre 2022 par l’Agence internationale de l’énergie, les comptes ne sont pas bons. Pour 2023, la demande européenne en gaz est évaluée à environ 395 bcm (milliard de mètres cubes), tandis que l’approvisionnement en base de gaz atteint 338 bcm. Si les mesures décidées par l’Europe (favorisant le renouvelable, les pompes à chaleur, les comportements sobres en énergie, l’efficacité énergétique, les nouvelles routes d’approvisionnement en gaz) devraient permettre d’économiser 30 bcm, il en manque encore 27 ! Il faut donc poursuivre les efforts, en verdissant la production d’énergie, en électrifiant et en consommant moins. Utiliser, rapidement, les solutions et les technologies disponibles, en donnant au tissu industriel – à l’image de ce que font les Américains – une visibilité à long terme liée à la transition énergétique. L’Europe comme terre d’investissements verts, voilà qui pourrait créer les bases d’une transition énergétique réussie et d’une nouvelle forme de souveraineté.
Gwenaelle Avice-Huet, diplômée de l’École normale supérieure de Cachan, agrégée de physique-chimie et titulaire d’un DEA de chimie moléculaire à l’École polytechnique, est ingénieure du corps des Ponts et Chaussées. Ancienne directrice générale d’Engie Amérique du Nord et responsable des énergies renouvelables, elle est directrice générale Stratégie et Développement durable de Schneider Electric.
Exergue :
Mais que faut-il réformer pour que la souveraineté européenne de l’énergie garde encore du sens ?
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