Aimantées

Thomas Louis

« De dix à quatorze ans, j’ai connu l’amour. Je ne le savais pas, j’aurais dit qu’il s’agissait d’amitié. J’ai fait le rapprochement bien plus tard, après m’être essayée à ce qu’il est convenu d’appeler amour : ce que j’avais connu à dix ans n’était pas d’une autre nature. À ceci près qu’il n’entrait dans la joie d’alors ni saisons ni brouillards, ce qui est rarement le cas entre adultes. C’est la sécurité affective dont j’ai le souvenir, la sécurité absolue nous baignant comme une mer chaude qui me fait appeler amour ce que nous avons partagé, Sybil et moi. Nous vivions là un privilège, une grâce que je ne pensais pas en ces termes mais dont toutes les fibres de mon être étaient sûres. » Ces considérations qui ouvrent le livre de Laurence Cossé, Le Secret de Sybil, pose la question essentielle qui traverse le roman, celle qui a sans doute incité l’auteure à l’écrire : des années plus tard, peut-on penser sa vie à la lumière de nos amitiés enfantines ? Quand on commence seulement à s’ébrouer dans le monde, les liens semblent se nouer sur des détails infimes mais concrets. Immédiate, l’amitié entre enfants est quelque chose de l’ordre du fait. Les années passant, il subsiste une part d’énigme dans cette relation tout à la fois forte et lâche. Est-ce la raison pour laquelle on a besoin de littérature ?

L’écrivaine Laurence Cossé a connu Sybil à 10 ans. Deux enfants, puis deux adultes qui ne se comprendront pas, mais dont la force est d’avoir tissé autour d’elles une toile protectrice. Une toile rien qu’à elles.

L’entrée dans l’adolescence la tend. Soudain, il faut trouver des raisons de se retrouver alors qu’on se voyait sans cesse et sans motif. Au fil des jours, les destins divergent. Sybil devient belle, irradie, tandis que la narratrice peine à s’imposer. La première cherche sa voie, son art, alors que l’autre fait du piano, découvre la musique des écrivains. Naguère ignorées, les différences deviennent visibles. La narratrice ne connaît pas l’existence de la marque au crocodile, tandis que, chez Sybil, on a deux voitures pour un foyer. Insensiblement, Sybil s’éloigne. Par le récit de ces petites ruptures, Le Secret de Sybil est aussi le portrait d’une époque. Les années 1960. Les uniformes d’écolière, la mise en scène des liens familiaux, la vie aux « portes de Paris ». Deux histoires, deux cultures familiales, deux agitations intérieures. Une amitié singulière. Laurence Cossé ne laisse pas les faits s’éterniser. Peut-être est-ce une certaine idée de sa mémoire.

De quoi parlent les enfants que l’on voit par deux, revenant de classe ? Bien fine est la personne qui répond à cela. On donnerait cher pour revivre, ne serait-ce qu’une seconde, l’absence d’inquiétude commune qui caractérise l’amour amical de la jeunesse. Comment est née cette histoire d’amitié littéraire ? De la vie de Laurence Cossé ? De son imagination ? Des deux ? On le sent, ici, la romancière se souvient de tout ce qui entoure cette amitié déclinante. Mais pas de l’amitié elle-même.

Sans cesse, Sybil s’évapore. Si son amie a fini par trouver son art, la photographie, la narratrice, elle, ne parvient pas à figer le portrait de son amie.

La philia – cette « réciprocité sans effort, pleine de bonté » que Laurence Cossé évoque pour parler du lien qui l’unissait à son amie – naturellement, se délite, comme fond le gel sur le bitume. Comme se pose une nuit sur la neige – Nuit sur la neige est le titre d’un précédent roman de Laurence Cossé, publié en 2018 –, aussi.

Bien sûr, quelle que soit la part d’autobiographie de ce livre, il y manquera toujours quelque chose, la part de soi qui se niche dans le lien à l’autre, à cette amie qui conserve son secret. Au fil du récit, Laurence Cossé laisse planer un climat de doute. On soupçonne quelque chose, on s’interroge sans bien savoir exactement sur quoi. Le récit ne nous y aide pas toujours. C’est peut-être en se posant la question de l’exhaustivité des souvenirs que l’on finit par perdre tout intérêt pour la réponse. Et si le titre implique directement une quête, quelque chose à trouver, la découverte d’un manuscrit donnera quelques indices sur l’étendue du secret de Sybil. Sybil, dont le prénom signifie « prophétesse », n’en a peut-être que l’image.

Laurence Cossé est de ces écrivaines qui, alors qu’on a le dos tourné, laissent la littérature remplir chaque parcelle de notre esprit au moment où on la lit. Sous l’apparence de la simplicité, les mots sont lestés de quelque chose de capital. On ne sait pas quoi, mais oui, quiconque peut sentir que c’est essentiel. Alors quoi ? Alors on prend part à cette petite danse, on laisse le sujet de côté, on y revient, on se dandine sur un style. Et on comprend que le récit est servi par une recherche formelle, aussi. Encore plus, peut-être, que les souvenirs d’enfance. Pourtant, au fond, ce sont eux qui nous guident jusqu’à la fin. Qu’ils soient authentiques. Ou non.

 

Le Secret de Sybil, de Laurence Cossé, éd. Gallimard, 144 p., 16 €.



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