Cabanoniers de mer en filles

Pauline Clavière

Avant même que je m’y installe, que j’envisage d’arpenter ses calanques, de naviguer sur ses eaux, Marseille a été un idéal insaisissable. Cela tient à sa géographie. Une ville de bord de mer, c’est la garantie de s’échapper pour de vrai. Si besoin, de prendre le large. Ici, il me semble que toujours, j’ai croisé des gens comme moi. Une espèce d’humains bringuebalés, ceux d’entre deux rives. Toujours en partance, finalement restés. À moins que ce ne soit l’inverse. Ici, on a toujours le choix, rester ou partir, être ou disparaître. C’est ce que je pensais.

Depuis le zodiac qui a ralenti, la Calanque se laisse deviner. Les premiers bouts de plage. Les couleurs criardes de ses parasols et me voilà, Ulysse rentrant sur Ithaque. Voilà mon cœur aveugle aux latitudes croyant rentrer chez lui.

Rebecca a toujours vécu là. La Calanque appartenait à ses parents, Viktor Van Heesbeke et Eva Bonheur. Ça ne s’invente pas, n’est-ce pas ? Des Flamands évadés d’une vie dont ils ne voulaient plus chacun de leur côté, pour vivre ensemble. Ailleurs. Sans savoir où. Tombés dans les années 1960, presque par hasard, à l’occasion de vacances improvisées, sur ce morceau de terre. D’origine hollandaise, Eva ne parle pas un mot de français. Qu’à cela ne tienne, Viktor en est plein. Des mots qui se mettent à peupler la Calanque et la ville tout entière, des mots politiques, généreux, hasardeux, un peu fous parfois aussi. Des mots qui tour à tour éveillent, sauvent puis abandonnent quand ils cessent d’être là pour aller conquérir d’autres lieux, d’autres gens. Ils sont nombreux à venir l’écouter disserter sur la vie, la marche du monde, le communisme salvateur qui se déploie à l’autre bout du globe. Je comprends en écoutant Rebecca que son père a été un de ces émissaires de la vie, jusqu’au-boutiste éclairé, jamais rassasié. Je comprends aussi que la compagnie de cet homme, ces trop nombreux combats et ces lubies invasives, au-delà de l’amour et la fascination, l’ont épuisée. En témoigne le passage d’une ombre discrète sur le fond gris-bleu de ses iris lorsque nous venons à parler de lui.

La Calanque a beau porter encore en étendard les décorations créatives de sa mère, le soin délicat apporté à grand renfort de nappes, de vaisselles choisies avec soin chez Emmaüs, des citations inspirantes sur le temps qu’il faut savoir regarder passer… Ils ne sont plus. C’est Rebecca qui en a la charge depuis. Stéphane, son neveu, n’est pas loin. Il arrive qu’on le croise alentour à bord de son bateau ou empruntant le chemin qui monte à son cabanon vitré et blanc en surplomb de la colline. Mon préféré.

Elle a fait de ce lieu son sanctuaire. Henri, son alter ego, son mari, lui, est derrière le bar, planqué derrière son mètre carré de comptoir, et ça lui va. C’est qu’il n’a pas toujours été celui qui se tient derrière le bar. Ce voyageur immobile aux yeux miroirs. Il fut, tour à tour, ce transporteur éreinté, cascadeur improvisé pour le Van Loc ou les films d’Olivier Marchal. Un doux fou qui un jour dans une salle de sport s’émerveille de celle qui est déjà tout sans qu’il le sache. Elle aussi fait du cinéma : elle est la doublure de Maria Pacôme et de Jessica, la danseuse de la série des années 2000 Sous le soleil.

C’est qu’à l’époque, Rebecca et Nicole, les sœurs de la calanque de Marseilleveyre, c’est Bardot et Deneuve. Tous viennent de la ville, de la terre, tenter leur chance, lorgner ce qui pour les gens du coin demeure une image d’Épinal : ces deux déesses, grandies là, en sauvageonnes. Voilà de quoi alimenter les fantasmes.

Aujourd’hui c’est Manon qui arbore les longues mèches blondes, les yeux de défis cernés de noir et la beauté dont la nature pare ceux et celles qui l’habitent vraiment. Elle est la fille unique de Rebecca et Henri, l’héritière du mirage. Ici on dit, « c’est un soleil ! » Ce qu’ils ne savent pas, c’est que lorsque l’astre disparaît, que les nuages « rentrent » et font se gonfler la mer comme un monstre en colère, Manon désamarre son bateau et glisse sur sa peau bouillonnante jusqu’à sa fille Mia, qui l’attend sur la terre ferme de l’autre côté des calanques. Quelle que soit la rage qui l’agite, toujours, Manon discute avec la mer. C’est un marin. Une des plus téméraires du coin. Parfois craintive, lorsque les vagues forment des creux hauts comme les façades des maisons mais Mia est là, au bout. Et cela suffit à avancer.

Mia c’est quelqu’un. Un mètre vingt d’aplomb et de volonté, évoluant indifféremment sur la terre et dans l’eau. Toujours une épuisette, un poisson mort, des coquillages ou un stylo – pour distribuer les additions griffonnées – à la main. Et quelles additions ! C’est elle qui fixe les prix. Mieux vaut lui plaire, certaines tablées s’en sont trouvées estomaquées. Henri, son grand-père tant aimé, est là, qui veille. Mia corrige sans plus de simagrées. Il faut la voir héler « Papi ! » du haut de son promontoire – quand le reste de l’assemblée ne voit apparaître au large qu’un point blanc fondu dans l’écume – pour humer un peu du sentiment qui les tient l’un à l’autre.

Aux pieds de Mia, Sanka, la chienne au collier rose à strass, fait l’animation en exécutant des embardées sur les serviettes des visiteurs. Les enfants s’écartent en criant, les parents se précipitent sur leurs progénitures et les deux semblent s’amuser du chahut qu’elles déclenchent. J’adore les regarder faire. Ce désordre, qu’elles maîtrisent à la perfection, relève du ballet. Car toujours, Mia finit par rappeler Sanka à la raison et force le respect des badauds. Ces deux-là sont de mèche, je vous le dis.

Autour du noyau, la garde rapprochée. La Calanque, c’est une histoire de famille. De famille fabriquée, de membres rafistolés, parachutés là presque par hasard, ou instinct de survie, quelle différence. Michel, Nasser, Patou et ses culs de bouteilles en guise de lunettes, son sourire et ses nombreuses vies en bandoulière...Tous, hors des sentiers battus. Et ici, c’est le moins que l’on puisse exiger d’un CV. Car aucun sentier n’est balisé à cet extrémité du monde. Ou pas longtemps. Le mistral et la mer se chargent de brouiller les pistes.

La plupart d’entre eux ont rejoint la Calanque comme on rejoint les ordres, avec, chevillée au cœur, la foi en un ailleurs. Ils sont devenus, au fil du temps, si ce n’est une famille, familiers. Ils ont vu la mer avancer de plus en plus près des parasols bariolés, les pierres toujours un peu plus léchées et digérées par la montée des eaux. Les petits mégots déclencher des incendies infernaux. Les bateaux de location bling-bling remplacer peu à peu les voiliers et les barques de pêcheurs. Même le Corse du cabanon d’à côté a fini par déserter la Calanque l’été venu.

Ils en ont vu des politiques, des comédiens venus faire la fête au son de la guitare de Michel après leurs dernières représentations à la Criée, les gens débarqués à pied d’on ne sait où au milieu de la nuit, les phares des cabines des bateaux qui clignotent au loin comme autant d’yeux insomniaques, direction l’Algérie, l’Italie ou la Corse. Des bagarres de barbares, des chants jusqu’au petit matin. Des enfants endormis sur la plage.

Quand j’ai débarqué ici pour la première fois, j’ai ressenti quelque chose d’inédit. Un sentiment de tiraillement intense. De ceux qui accompagnent la naissance ou la mort.

Il est une ou deux heures du matin cette nuit-là quand je quitte le lieu, la lune éclaire la mer lisse et noire d’un tapis de gala couleur d’or. Depuis le semi-rigide qui m’arrache à la terre, je me suis retournée.

C’est là que je l’ai vue vraiment, de loin, pour la première fois, dans toute sa solitude, blottie au pied de la colline. Je les ai vus, eux, éclairés par les lampions et les bougies, affairés. Cette famille jusqu’alors inconnue, fruit de l’union entre la Méditerranée et les pins. Dès l’instant où ils se sont collés à ma rétine, j’ai su que je les raconterai. Que je dirai encore et encore la rencontre avec ce lieu inouï. Avec eux. Ne sachant trop, au début de mon récit, si l’histoire serait celle de la découverte d’une terre promise ou d’un monde en passe d’être englouti. Et si c’était les deux à la fois ? Si la beauté tout juste surgie sous mes yeux était déjà en train de disparaître ? Non. Pas ça. Ceux de Becca sont là pour me le rappeler, dans le restaurant où je les retrouve elle et Henri pour déjeuner. Tous se battent chaque jour pour que ce lieu leur reste. Avec ces trop nombreux défauts : les poubelles qu’ils faut acheminer par bateau jusqu’à Callelongue, les jerricanes d’eau remplis un à un sur le port puis acheminés jusqu’au cabanon, l’absence d’électricité, de sanitaires, les trop nombreux appels passés au centre antipoison. Et finalement, le besoin d’elle. La nécessité de ce bout de terre en discussion continue avec la mer. L’impossibilité de faire autre chose que d’en être.

La Calanque est un système organisé de solidarité. Il ne saurait en être autrement. Les jours de mer, quand les mâts des bateaux menacent de se fendre sous la fureur de la houle, tous descendent de leurs cabanons pour les ramener sur terre. Tout faire, éviter à tout prix que les vaisseaux ne se brisent. Tous ici, même s’il arrive que des désaccords entraînent parfois des silences de plusieurs mois, n’hésiteront pas une seconde en cas de déroute d’un des leurs. Être cabanonnier, c’est consentir à une solidarité de destins : comme en pleine mer, on n’ignore jamais la détresse de l’autre.

Ces bateaux ils y tiennent, ils sont tout pour eux, depuis le premier. Avant cela, c’était quelque chose. Rebecca se souvient des premiers départs pour la calanque, à pied, sa mère, sa sœur avec, sous le bras, leur Goéland, escortées par les nombreux chats, le chien, depuis Bouc-Bel-Air, ça faisait une trotte. « Les gens nous prenaient en stop, sans problème, avec toute la ménagerie jusqu’à Callelongue, puis on finissait à pied. »

Manon qui nous a rejoint m’interpelle. « À la terrasse d’un café une fois, j’entends un gars à la table d’à côté se vanter : je le connais moi le Belge, il s’appelle Roger en vrai et il fait du taekwondo ! » Et ces amis et elle de s’amuser de toute cette légende se déformant sous leurs yeux à loisir. Le Belge, qui est-il aujourd’hui ? Rebecca, Henri (qui s’appelle bien Henri et non Roger, et fait de l’aïkido pas du taekwondo) ? Manon ? Mia ? Et si c’était eux tous à la fois ?

La légende a traversé le temps. Une légende avec ses trésors, glanés çà et là. « Un jour sur une brocante, entame Rebecca, un type vendait des bouteilles de vin, une caisse naufragée qui avait appartenu à mon père, et qu’il avait retrouvée au fond de l’eau. Je l’ai reconnu. Il m’a raconté. C’est que cette fois-ci le bateau avait coulé, tu sais au niveau du sémaphore, comme du plomb. Heureusement lui s’en est sorti. » Il est toujours une bouche, une oreille curieuse pour se laisser compter la légende du Belge. S’ils savaient...

« Tu sais que la flotte de Louis XIV se serait perdue au niveau de cap Croisette et aurait atterri à la calanque ? Et que Napoléon III s’y serait réfugié ? Tous les Blockhaus datent de cette époque. Les gens pensent que c’est la Seconde Guerre mais pas du tout ! » renchérit Henri, jusque-là silencieux.

Je les écoute me confier leurs souvenirs et perds un peu plus la notion du temps. Comme l’écriture ou l’enfance, la Calanque est un royaume indifférent aux calendriers et à leur rigueur scientifique. Tout est là, dans cette bulle lumineuse qui se dessine à présent devant moi. Lointaine et parfaitement hermétique. Semblable à un gros ballon emporté par les flots. Je me revois, sur ce bateau qui file. Je ne peux m’empêcher de sentir une gratitude infinie à l’égard du lieu et de ses habitants. Je me surprends à espérer que la Calanque demeure pour l’imagination comme pour les êtres, un refuge, une terre d’exil. Un de ces lieux originels où, toujours, il fait bon revenir....

Avant même que je m’y installe, que j’envisage d’arpenter ses calanques, de naviguer sur ses eaux, Marseille a été un idéal insaisissable. Cela tient à sa géographie. Une ville de bord de mer, c’est la garantie de s’échapper pour de vrai. Si besoin, de prendre le large. Ici, il me semble que toujours, j’ai croisé des gens comme moi. Une espèce d’humains bringuebalés, ceux d’entre deux rives. Toujours en partance, finalement restés. À moins que ce ne soit l’inverse. Ici, on a toujours le choix, rester ou partir, être ou disparaître. C’est ce que je pensais. Depuis le zodiac qui a ralenti, la Calanque se laisse deviner. Les premiers bouts de plage. Les couleurs criardes de ses parasols et me voilà, Ulysse rentrant sur Ithaque. Voilà mon cœur aveugle aux latitudes croyant rentrer chez lui. Rebecca a toujours vécu là. La Calanque appartenait à ses parents, Viktor Van Heesbeke et Eva Bonheur. Ça ne s’invente pas, n’est-ce pas ? Des Flamands évadés d’une vie dont ils ne voulaient plus chacun de leur côté, pour vivre ensemble. Ailleurs. Sans savoir où. Tombés dans les années 1960, presque par hasard, à l’occasion de vacances improvisées, sur ce morceau de terre. D’origine hollandaise, Eva ne parle pas un mot de français. Qu’à cela ne tienne, Viktor en est plein. Des mots qui se mettent à peupler la Calanque et la ville tout entière, des mots politiques, généreux, hasardeux, un peu fous parfois aussi. Des mots qui tour à tour éveillent, sauvent puis abandonnent quand ils cessent…

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