L’âge a creusé ses traits mais libéré son imaginaire et préservé son enthousiasme. À 86 ans, Jan Voss ne passe pas un jour sans peindre. Lorsqu’on lui propose de dessiner la couverture de Bastille, il accepte volontiers de se prêter au jeu, se lance tout de suite dans un petit collage adapté au format A4 du magazine, puis arrête, insatisfait. C’est que l’artiste ne se sent jamais aussi à l’aise que dans le grand format, voire le très grand format.
Il change son pinceau d’épaule, pioche parmi les dernières toiles qu’il a achevées, en tire une de deux mètres de haut sur un mètre cinquante. « Qu’en pensez-vous ? J’ai fait trois tableaux en un ! » On regarde, on sourit, on s’émerveille. En haut, une sorte de bas-relief en noir et blanc où défilent des personnages à peine esquissés. Sur le côté, des petites têtes colorées aux grands yeux qui nous fixent. Ici, un loup, là, un clown, un hirsute, et même la mort en personne. Le reste est une forêt de lignes qui se croisent, s’emmêlent, bifurquent, forment d’autres liens et d’autres figures. Trois écritures différentes sont à l’œuvre dans ce joyeux assemblage. Mais une même poésie.
Chez Voss, tout est spontané, tout est ludique. « Je ne fais pas d’esquisses préparatoires, je peins directement sur la toile. » Il est allé à la bonne école. Dès son arrivée aux Beaux-Arts de Munich, en 1956, le peintre Ernst Geitlinger lui dit, avec ironie : « Si vous ne faites pas partie de ceux qui s’agenouillent devant Dürer, cet atelier peut vous convenir. » L’aîné faisait appel au tempérament créatif des jeunes pour rompre avec la tradition. Et surtout avec le passé le plus récent. « Dans les années 1950, le nazisme exerçait encore une influence sur le goût des Allemands, se souvient Voss. L’endoctrinement n’a pas disparu sitôt la guerre terminée. »
Ce qui l’attire alors : Paris. Il y vient pour la première fois en 1958, s’y installe deux ans plus tard. Et s’il est un grand solitaire, il aime les compagnonnages. Avec KWY, par exemple. Une revue mêlant peinture et poésie, entièrement sérigraphiée, que les peintres portugais Lourdes Castro et René Bértholo ont créée. Autour d’eux, d’autres artistes étrangers. « C’était une façon de se retrouver quand on arrivait à Paris. » Voss y croise Peter Saul, Pierre Alechinsky, Robert Filliou, des peintres réfugiés d’Espagne, d’Amérique du Sud. Il se lie à Hervé Télémaque, qui a fui le racisme américain, et à Christo, qui a quitté la Bulgarie communiste.
Autre association : avec les artistes de la Figuration narrative, fondée par Rancillac et Télémaque, dans les années 1960, même s’il est à la marge : « Je trouvais le pop art intéressant mais ça ne m’a pas influencé. Plutôt que de reprendre des photos ou des pubs, je voulais créer mes propres images. » Son style : un côté graffiti, griffonnages, absurde.
« Et puis, après Mai-68, beaucoup ont refusé la figuration. Il y avait à la fois une sorte de méfiance, un besoin de faire une pause comme pour réfléchir, une volonté de faire table rase ». Sa peinture change peu à peu puis radicalement en 1977. Depuis, il joue des lignes comme des textures, des figures comme des couleurs, des collages comme de l’écriture. À chaque toile, son aventure graphique. « J’essaie de libérer des images emprisonnées dans leur contour et de libérer le geste, explique-t-il. J’explore un ailleurs, sans programme prédéfini. »
Inoxydable, il expérimente, s’étonne, s’amuse. Son esprit facétieux, on le voit bien dans la peinture présentée en couverture. « J’ai toujours été fasciné par les dessins d’enfants, confie-t-il. Au fond, je cherche à me rappeler les toutes premières formes que j’ai dessinées, échappant à la norme de la justesse. Et à retrouver cette maladresse originelle. » Un jeu d’enfant !