Je ne suis pas écrivain

Victor Dumiot

La scène se déroule dans un parc parisien, je suis assis sur un banc dont la froideur métallique, malgré mon pantalon de velours, me pince la chair – je résiste. Le vent poursuit ses coups, balaie à mes pieds un amalgame de poussières, tandis que les arbres se tordent dans tous les sens, comme les monstres du train fantôme. Contre ma cuisse, j’ai fermement tenu mon carnet rouge, celui qui me sert aux écritures, et dans lequel je gribouille des formules sibyllines, le plus souvent pour me donner cet air mystérieux, un peu Café de Flore, « d’homme qui écrit », et donc qui observe, qui sait se tenir à bonne distance, dont le regard, tel un rayon laser forgé dans la pierre philosophale – contrairement au vôtre, plus misérable – transperce le réel, l’essence des choses, etc.

Sous la tempête, je n’étais pas venu pour rien : après des semaines d’inactivité, perdu dans le désert de la page blanche, je sentais enfin ma fatigue s’estomper et les idées remuer, frémir sous mon cuir chevelu, dans le mou et l’arrondi de la cervelle, j’allais écrire sous la tempête, cracher un chef-d’œuvre comme on n’en fait plus, au moins quelques vers, peut-être un incipit ou un sujet de roman, j’allais écrire… lorsqu’est tombé de je ne sais quel ciel le dernier livre de Felix Macherez, Les Trois Pylônes.

Bon, me dis-je, soupesant l’ouvrage, le débarrassant de la boue qui, lors de sa chute, l’avait profané, c’est sans doute un signe, on veut me dire quelque chose. Je refermai le carnet. Lire maintenant, pourquoi pas ? On écrit mieux après lecture.

Je plongeai dans un café, cette fois très animé – on eût dit que tous les touristes du parc, effrayés par la « grande vague de froid », s’y étaient réfugiés en même temps. « Pardon Madame. Excuse me SirLo siento… » Récupérant, non sans hargne, un bout de table et un coin de chaise pour mes fesses, dans une atmosphère surchauffée, qui puait le café froid, le vin chaud et la sueur de touristes allemands, adipeux et équipés comme pour grimper le mont Blanc, j’allais lire.

Les Trois Pylônes raconte les mésaventures d’un certain Nophto, écriveur se voulant écrivain, qui vit au dernier étage d’un immeuble d’habitation et dont l’unique fenêtre lui sert de porte dérobée pour fuir ses travaux d’écriture et profiter du spectacle que lui offrent quotidiennement ses voisins. Auteur d’un roman paru dans l’indifférence la plus totale, « Écrire pour ma corbeille aurait donné un résultat à peu près équivalent ! », le jeune homme, aigri, espère produire son Grand Œuvre, dont il possède déjà le titre : Les Trois Pylônes. Chaque nuit, installé à son bureau, en bon travailleur, il cherche des mots, passe au tamis ceux des autres, espère accoucher de quelques feuillets. Mais rien ne vient. « C’est foutu, ce soir n’aura pas lieu. » Et chaque soir lui fait différer à la prochaine nuit le fameux soir qui doit venir, espérant que l’attente sera fructueuse. Le jour viendra…

Absorbé par le roman de Macherez, dont la langue baroque me rappelle celle de Huysmans (Nophto n’est-il d’ailleurs pas une sorte de Durtal ?), je prenais des notes, faisant rouler le stylo Bic sur mon carnet, Quelle bénédiction ! Ce livre est fait pour moi m’exclamai-je, en frappant malencontreusement du coude un jeune touriste suédois qui jouait avec son iPhone. « Sorry, sorry… » C’est du Paludes 2.0 ! Un roman d’inécriture pour inécrivain. J’inscrivis sur mon carnet : Tout est là. Pour écrire, il faut écrire. Ne plus différer. Ne rien lâcher. Discipline. Discipline – demain, enfermement. J’espérais trouver une astuce, un contre-modèle.

C’est que la quête d’absolu, celle de Nophto (« c’est un projet en triptyque : trois ordres d’intensité, trois promesses de joie – la littérature, la religion, l’amour »), la mienne (à peu près la même) résiste mal au glissement des événements, à l’appel d’un ami, à celui de la chair, parfois au bruit d’une poubelle, comme si tout conspirait dans ce siècle pour nous empêcher d’écrire. Nophto, lui, se laisse happer, avaler, avilir, ou simplement distraire comme à la terrasse du bar-tabac où, plutôt que de prendre des notes, il fait rouler son œil sur la pointe d’une paire de seins qui transparaît au milieu d’un top (tout comme, oubliant trop vite mes prétentions littéraires, je résistai à la tentation de déplacer les miens vers ma voisine de droite, une superbe Australienne au teint doré, qu’il m’aurait été possible d’aborder dans une autre vie, si je n’avais pas été crapaud : « Je ne suis pas envisageable dans leur visage » remarque Nophto), comme, aussi, dans le vidéoclub de son ami où, excité par la pin-up Vitaucon, il se jette dans les WC pour se livrer à une « branlette sacerdotale » sans récolter aucune idée. De toute façon, plus personne ne se soucie de Nophto – tous se moquent de ses obsessions. À quoi bon écrire ? C’est si peu, ça ne rapporte rien.

Suffoquant, je sortis ma tête du livre pour méditer. Musso vend un million d’exemplaires, m’informe une notification. Et les clients aux corps torves, tous aspirés par leur téléphone portable ou par la télévision branchée sur une chaîne info, s’en fichent pas mal. La littérature c’est fini. D’humeur lugubre, je fermai mon carnet.

Et puis, soudain, une idée me vint. Ce n’est pas que la littérature est finie, ce n’est pas qu’il est devenu impossible d’écrire sur l’impossible – l’absolu. C’est que l’absolu s’écrit toujours à notre insu, il se dit à rebours, par des voies détournées. L’absolu ce n’est pas le grand A, c’est le tout petit. De là la réécriture de Paludes. De là toutes ces profondes conversations entre Nophto et Cysséro, et le curé, et Bela… Oui, « à pas de loup », le livre s’est écrit, comme par un tour de magie. Macherez m’a eu par ce roman tout puissant. J’allais rouvrir mon carnet, quand la touriste australienne m’a soudainement lancé : « Are you a writer? », « Vous êtes écrivain ? »

 

Les Trois Pylônes, de Felix Macherez, « L’Arpenteur », éd. Gallimard, 272 p., 21 €.



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