La voie de Mami Wata, déesse aux mille visages

Philippe Charlier

J’ai rencontré Mami Wata par accident. Au Bénin, j’étais un peu passé à côté d’elle. On m’avait initié à Sakpata, divinité de la terre et de la variole, mais j’avais croisé par hasard la route de la déesse aux mille visages, celle que l’on craint (et respecte) pour son implacable pouvoir de métamorphose. Je me souviens de sa statue, sur la route des esclaves, entre la ville et la plage de Ouidah, pas loin de la Porte du non-retour : un homme à cinq visages, alignés à l’horizontale, sur le bord du chemin, couvert d’une peinture écaillée par le soleil, le vent et le sel. Un homme, pas une femme ; j’avais mis du temps à comprendre. C’est elle, pourtant, qui guidait l’âme des déportés, c’est à elle que leurs familles les confiaient, à l’heure de monter sur ces bateaux de mort pour franchir l’Atlantique, elle, la déesse des eaux.

Je l’ai retrouvée au Cameroun. Dans la région des Grassfields, au nord-ouest de Yaoundé, une chute d’eau porte son nom. La légende – ou la tradition – rapporte que les esclaves récalcitrants y étaient emmenés et que, purifiés et revigorés par les eaux de la déesse, ils acceptaient finalement de partir au lointain.

À mon arrivée, l’entrée au sanctuaire était fermée par un lourd cadenas et des chaînes rouillées. Sur le côté, un étroit chemin, ouvert par un trou dans le grillage, permettait de rejoindre une petite terrasse où étaient déposées les offrandes : sel, huile rouge (de palme), farine de maïs, noix de cola, jujube. Et quelques milliers de francs CFA, comme toujours. Après les ablutions et la dévotion, vient le moment du pèlerinage, c’est-à-dire la descente au bas de la chute (la première « station » est en haut).

Débute alors un long trajet à travers la forêt dense, entre lianes et troncs glissants, lichens humides et champignons visqueux. Partout, le vert et le marron, et les cris des oiseaux, et l’eau qui suinte de partout… « Les couleurs, les parfums et les sons se répondent »… On se faufile sous des troncs massifs mangés par la pourriture. On escalade des rochers… je glisse, et m’ouvre la jambe gauche. Profondément. C’est la première fois de ma vie que je vois mon tibia sans faire une radiographie (il est rose comme du saumon). La descente continue malgré tout. Le notable qui nous accompagne appuie très fort avec ses deux pouces sur la blessure, et je le vois murmurer des paroles obscures (s’adresse-t-il à la divinité ? Lui demande-t-il protection ou clémence ?).

Le bas de la chute d’eau est un amoncellement cyclopéen d’immenses blocs de pierre polis par les ans, à la teinte grisâtre. Du basalte. À droite de l’endroit où frappe l’eau, une cavité s’ouvre, à peine moins haute que la taille d’un homme. On la voit difficilement en raison de la brume épaisse qui en masque l’orifice, mais on devine que le sol est orange. Sont-ce des offrandes ? Je demande. Non, jamais un homme n’est entré ici. Ou plutôt si, un seul, un jour, s’y est aventuré. Il n’est jamais ressorti, englouti par la roche, avalé par la déesse. Cette couleur vient de la rouille : il y a beaucoup de fer ici, les boussoles sont affolées, et les téléphones portables ne captent pas…

Au retour, à Paris, j’ai beaucoup pensé à Mami Wata. Ma blessure a guéri, et je n’ai plus qu’une cicatrice violacée de quelques centimètres sur le bas de la jambe gauche, et une légère voussure osseuse. Plusieurs fois, la déesse m’est apparue en rêve. La première, c’était pour me dire : « Achète-moi une statue et mets-moi au pied de ton lit ! » J’en ai fait venir une du Togo, où elle apparaît incroyablement belle, avec deux visages féminins côte-à-côte, ses longs cheveux tombant sur le cou et les épaules, torse nu, et affublée d’une unique queue de poisson recourbée. Le bois est sombre et dense. Il sent la fumée et sa surface est encore un peu grasse des offrandes qui lui avaient été faites là-bas. La surface des seins est usée à force d’voir été caressée, comme ses joues et ses bouches. Conformément à son vœu, je l’ai placée devant ma table de nuit, près d’une haute pile de livres à lire.

La nuit d’après, elle est revenue : « Offre-moi des bijoux ! » Au réveil, j’ai sorti d’un tiroir un vieux bijou berbère (un collier avec de petits poissons d’argent et des perles en lapis-lazuli). Et lui ai passé au cou. La nuit suivante : « Un autre ! ». En rouvrant le même tiroir, j’ai extirpé un antique pendentif franc-maçon figurant un décor de temple au premier degré du rite écossais ancien et accepté. Et lui ai pareillement passé au cou. La nuit d’après : « Encore ! », et ce fut une boucle d’oreille figurant un oiseau marin.

Mami Wata sera-t-elle ma Vénus d’Ille ? Qu’exigera-t-elle au prochain rêve ?



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