Tradition et modernité se disputent les rues de Dublin. La capitale irlandaise verrait bien son avenir en tech mais doit composer avec les jeunes des classes populaires, qui défendent leur culture équestre et tentent de sauvegarder leurs écuries urbaines.
Samedi matin, 10 heures. Une fourgonnette et sa remorque manœuvrent au bout d’une impasse de Stoneybatter. Situé sur la rive nord de la Liffey, le fleuve qui traverse Dublin, ce quartier est l’un des plus branchés de la ville. Il s’est même hissé au quarante-neuvième rang des cinquante endroits « les plus cools au monde » en 2022, selon le magazine britannique Time Out. De part et d’autre de la rue principale, une cantine vietnamienne, un café-boutique, un marché couvert et un bar à chats se partagent les faveurs des passants. C’est aussi un des cœurs historiques de Dublin, son nom faisant écho la « route de pierre » qui passait jadis ici.
Le vernis hipster ne s’est toutefois pas étendu aux allées secondaires. Les ruelles s’éloignent des devantures colorées pour rejoindre des allées de maisons mitoyennes sorties d’un conte de Joyce. Là, coincées derrière une librairie poussiéreuse, de lourdes portes de ferraille dissimulent une écurie : une dizaine de box autour d’une cour encombrée de calèches, dans laquelle Ned finit de garer son engin. Sous la bruine, deux frisons s’impatientent. L’homme les ignore et leur préfère le doyen de ces lieux, un cob irlandais à la robe grise. « Je viens ici matin et soir, qu’il neige ou qu’il pleuve, Noël compris », explique le quadragénaire en veste matelassée et bottes de caoutchouc. Il enfourne la paille souillée dans de larges sacs-poubelles. À ses côtés, l’animal se roule avec délice dans la sciure fraîche. « C’est mon métier, c’était le métier de mon père. S’occuper des chevaux, ça a toujours été notre mode de vie. Même si c’est de moins en moins commun. » Il salue de la tête un groupe d’adolescents qui entrent dans l’enclos. « On participe à des défilés, on amuse les touristes, et avec les chevaux noirs, on assure les enterrements... Ça fait longtemps que c’est comme ça ! »
Il y a encore peu de temps, les jeunes emmenaient les chevaux de la petite allée se dégourdir à O’Devaney Gardens, à quelques rues de là. Mais le parc, ancien quartier populaire planté de petits immeubles d’habitation, est devenu un chantier moderne. Dublin grandit et son tissu se resserre, grignotant les espaces où perdurent les traditions. Il faut désormais aller « plus loin, toujours plus loin » pour s’offrir un galop.
L’idylle entre l’Irlande et les chevaux remonte à des temps très anciens. Les équidés seraient arrivés sur l’île 2 000 ans avant notre ère, lorsque les peuples néolithiques y ont importé leurs techniques d’agriculture. Au fil des invasions, guerriers celtes, Vikings, Anglais et même Normands sont venus accompagnés de leurs bêtes, donnant naissance aux races irlandaises réputées dans le monde entier. Aujourd’hui, le pays est le quatrième exportateur mondial de chevaux, pouponnière de pur-sang, et le secteur des sports équestres emploie quelque 14 000 personnes. Mais ce lien historique est aussi une affaire de survie. Terre agricole, l’Irlande n’a pas pris le tournant de la révolution industrielle qui a transformé les autres nations de l’ouest de l’Europe. Dans les campagnes, les familles ont longtemps gardé les chevaux pour le travail des champs quand, dans les villes, on les trouvait auprès des employés des distilleries.
On les y voit d’ailleurs encore. Devant les célèbres portes noires du Guinness Storehouse, Warren patiente avec un petit groupe d’amis. Ils n’ont pas vingt ans et fument cigarette sur cigarette au côté d’un attelage, attendant les touristes. « Les Américains, on les aime bien ! Ils laissent des pourboires », sourit le jeune homme en sautant de son taxi-calèche. Avec son imperméable de cocher, son regard perçant et son menton fier, il se vante de monter « le plus grand cheval de la ville » : Big G, une solide bête de trait à la robe baie. Quand il ne travaille pas, cet apprenti menuisier passe ses week-ends devant le musée à proposer des tours du quartier. « On peut se faire jusqu’à 150 euros par jour. »
Son écurie est sur le point de disparaître. Comme les jardins de O’Devaney, de l’autre côté du fleuve, le quartier des Liberties est en plein bras de fer contre la gentrification. Ici aussi, on trouve des reliques de la ville, comme le Brazen Head, pub qui prétend exister depuis 1198. Les écuries qui perdurent sont toutes proches de l’usine de bière, héritage d’un temps où les moteurs n’existaient pas. Warren y raccompagne Big G et le desselle. Le cheval s’ébroue sous la pluie, la peau fumante. « Je ne le rentre pas tout de suite, car s’il boit immédiatement, il peut avoir des coliques », explique doctement le jeune homme, dans un anglais fortement teinté de l’accent de Dublin, plein de t et de diphtongues. Il clique du fond de la bouche et l’étalon, docile, relève la tête.
« Ils veulent nous chasser d’ici et faire disparaître les chevaux de Dublin. Si vous revenez dans un mois, il n’y aura plus rien ici », explique le garçon. « Trois des écuries de la rue ont déjà été détruites. » Dans le carré de bitume, il ne reste que deux poneys en plus de Big G. Petit à petit, les différents terrains ont été récupérés par la mairie qui compte faire construire de nouveaux hôtels. « Comme s’il n’y en avait pas déjà assez », persiflent les gens du coin. « Mais cette tradition équestre, ça coule dans nos veines ! » reprend Warren. Il connaît tous les propriétaires de chevaux des rues alentour. « On est une grande famille, on s’entraide tous. Je comprends que les temps changent, mais c’est triste d’en arriver là. Ces chevaux, ça fait partie de notre ADN. » La défiance prend vite le dessus sur l’inquiétude. « Dans tous les cas, ils n’arriveront jamais à nous faire partir de Dublin. Je trouverai une autre écurie, pas trop loin, j’espère. »
“Ce que les autorités veulent, c’est du neuf à louer aux gens qui ne viennent pas d’ici. Ils préfèrent les gens qui gagnent de l’argent.”
James, la trentaine, entre dans la cour accompagné de sa fille qui vient nourrir son shetland. Il opine. « La ville veut repousser notre culture hors de ses murs. Cette fois, les promoteurs ont eu les permis de construire. Ça n’arrivait pas avant. » Avant, quand Dublin n’était pas la capitale européenne de la tech et que le prix de la terre ne s’était pas envolé. Car à la fin du siècle, l’Irlande a fini par rattraper son retard grâce aux investissements massifs venus de l’étranger et à l’installation de grands groupes américains. Facebook, Microsoft, Google, PayPal eBay ou encore Airbnb ont implanté leurs sièges sociaux dans la ville et les anciens quais ont acquis le surnom railleur de Silicon Docks.
Depuis plusieurs années, Dublin fait donc face à une crise du logement qui bouscule la classe politique. Les jeunes, privés de l’accès à la propriété, se détournent des partis traditionnels et pourraient bientôt installer au pouvoir le Sinn Féin, parti républicain en faveur d’une réunification avec l’Irlande du Nord. « Ce que les autorités veulent, c’est du neuf à louer aux gens qui ne viennent pas d’ici. Ils préfèrent les gens qui gagnent de l’argent », reprend James. Il habite un appartement à quelques pâtés de maisons – « par-là », élude-t-il d’un geste de la main – et débourse 30 euros par semaine pour le box du poney Rihanna. « Nous, on continue juste à faire ce qu’on a toujours fait, sans se poser trop de questions. » Après le déménagement forcé, il louera une écurie « plus petite ». « On ne se fait pas d’illusions : ils commencent par les chevaux, puis ils finiront par prendre nos maisons », assène-t-il, amer.
Autre symbole de cet effritement des traditions : le marché de Smithfield. Autrefois, les amateurs d’équidés s’y rassemblaient tous les mois. Mais des incidents violents et de nouvelles régulations ont réduit la fréquence du rendez-vous à une foire officielle deux fois par an et à des tentatives régulières de faire revivre le passé, comme ce dimanche matin où une poignée de carrioles se rassemblent sur la grande place piétonne. Des enfants sautent à terre. Un attroupement d’une vingtaine de personnes se forme à peine que, déjà, une voiture de police approche. Pas d’amendes, mais des avertissements. « On reçoit des appels des gens du quartier », se justifie un des agents. « On ne verbalise pas car ça ne sert à rien, mais cette réunion n’est pas autorisée. Et regardez l’état dans lequel ça laisse les lieux ! » Du crottin sur les pavés hors de prix de Dublin ? « Bien sûr que les gens dans leurs appartements à 800 000 euros ne veulent pas de nous sous leurs fenêtres », grommelle un éleveur, qui jauge la scène sous la visière de sa casquette plate. Il se présente : Wayne, ancien employé des usines de Microsoft. Il a fait une petite heure de route pour venir voir les bêtes. « Cette foire existait déjà au XVIIe siècle. On y a toujours vendu des chevaux de trait, des trotteurs, des cobs irlandais… Ce que vous voyez là, c’est un fragment de notre culture qui disparaît. Bientôt, il ne sera plus possible d’avoir des chevaux dans ce pays, à moins d’habiter à la campagne, dans une grande maison, et d’avoir des moyens. Pourtant, il y en a toujours eu en ville. Même à Paris ou à Londres ! »
Loin est le temps du marché animé, où l’on jaugeait, négociait et achetait des bêtes à grands cris.
Loin est le temps du marché animé, où l’on jaugeait, négociait et achetait des bêtes à grands cris. De ce passé haut en couleur, il ne reste qu’un rendez-vous anachronique au pied des immeubles vitrés. « Il y a encore quelques dizaines d’années, la place était pleine à craquer, Smithfield était le plus gros marché de Dublin ! » se souvient Wayne. « Les gens venaient d’Angleterre et même d’Europe. Il y avait une casse automobile, un marché au foin, un vendeur de viande et de légumes… » Seuls les chevaux résistent, et un bar, The Cobblestone. « Bientôt ils construiront tout autour du pub ! Le progrès, qu’ils appellent ça… »
Dans les années 1990, un large plan de rénovation a transformé la place. Les pavés ont été déterrés, nettoyés à la main et replacés pendant qu’ouvraient auberges de jeunesse, salles de sport et bureaux chics. L’ancienne distillerie de Jameson, fermée en 1971, a repris son activité mais sous forme de musée. Et il faut désormais compter 450 000 euros pour un appartement de 73 m², avec deux chambres et vue dégagée. Seul a survécu le Cobblestone et ses pintes de Guinness à 5 euros. Une institution dans laquelle tous les musiciens du pays viennent se faire la main sur les airs folkloriques. Lui aussi a failli disparaître en 2021. Une pétition de près de 35 000 signatures a dissuadé la ville d’octroyer un permis de construire au groupe hôtelier qui voulait y bâtir un immeuble de neuf étages. Un projet qualifié de « monument de cupidité », par un élu des Verts.
« On ne se sent plus vraiment chez nous depuis qu’ils ont changé tout ça », explique Wayne. Mais il reste confiant : « Les décideurs n’arriveront pas à nous faire sortir de la ville : il suffit de se déplacer un peu et de résister. » La culture urbaine du cheval est trop bien ancrée à Dublin pour être facilement déracinée. « C’est quelque chose qu’on se transmet de génération en génération. Dans ma famille, c’était mon oncle. Vous comprenez : s’occuper d’un animal, matin midi et soir, ça permet de garder la tête sur les épaules. Moi, ça me maintient à l’abri du pub… et des femmes ! » rit-il, avant de reprendre plus sérieusement. « C’est bien pour les jeunes, ça leur apprend la vie. Et surtout, ça les empêche de faire des bêtises. Quand on grandit dans un quartier difficile, on peut vite prendre un mauvais pli. Avoir un cheval, ça permet de canaliser les colères. »
“Les décideurs n’arriveront pas à nous faire sortir de la ville : il suffit de se déplacer un peu et de résister.”
La question du bien-être des animaux est évacuée d’un haussement d’épaule. « Il y a des tensions avec les associations. Les ados pensent qu’on leur confisque leurs poneys pour les revendre en Angleterre, mais ce sont juste des rumeurs. » La santé et la sécurité des bêtes préoccupent cependant les défenseurs des animaux, qui estiment que les chevaux n’ont rien à faire dans le centre-ville. Certains refuges secourent ceux qui semblent trop mal en point. Mais pour les éleveurs et les cavaliers, cette surveillance est une marque supplémentaire d’hostilité. « Ici comme ailleurs, il y a des gens qui prennent soin de leurs animaux et d’autres qui s’en occupent moins bien. Mais, globalement, les chevaux d’ici sont bien traités », assure Wayne. Sur les pavés, une jument aux sabots ferrés dérape pourtant et s’affole.
Découragés par les autorités, les amateurs d’équidés du dimanche finissent par s’éparpiller. Certains reprennent la route dans les sulkies, voiturettes à deux roues tirées par leurs destriers. Ils retournent à la campagne, dans les Liberties ou encore à Finglas, quartier à la réputation sulfureuse situé au nord de la ville. Des chevaux y paissent en semi-liberté sur les pelouses des lotissements, entre deux immeubles, ou au fond de jardins. Killian, 14 ans, a construit un abri de fortune pour sa jument sur un de ces bouts de terrain oubliés, camouflés par une haie. L’animal, maigre mais affectueux, a été acheté à un ami pour moins de 500 euros.
Son écurie de bric et de broc est un amas des portes et de morceaux de contreplaqué, sans toit mais « avec une clôture pour qu’elle n’aille pas manger n’importe quoi sur le terrain d’à côté ». L’adolescent ne cache pas sa fierté. « J’ai construit tout ça de mes propres mains ! Je n’ai pas les moyens de faire mieux, mais je fais ce que je peux. Mon voisin me laisse panser ma jument dans sa cour, et je mets tout mon argent pour qu’elle puisse bien manger. » Il lui consacre aussi tout son temps libre. « C’est normal : elle m’a sauvé. À chaque fois que j’ai des problèmes, c’est à elle que je parle. J’ai du mal avec les gens, mais les chevaux me comprennent. » L’animal est sa raison de se lever chaque matin, surtout depuis la mort brutale de son petit frère, il y a quelques semaines. « Sans elle je serais perdu ou j’aurais des ennuis avec la police. J’aurais certainement fait des bêtises. Mais elle m’attend, je la nourris, je lui donne des vitamines pour qu’elle grossisse. » Le discours moralisant des associations de protection des équidés l’agace. « Certains disent qu’on fait n’importe quoi, mais ils ne se rendent pas compte de tout ce que j’investis quotidiennement. Ma jument a une couverture pour avoir chaud, de l’eau quand elle veut, de la nourriture… Elle est mieux traitée que moi ! » Il désigne son accoutrement. « Je ne m’achète pas d’habits de marque, tout mon argent est pour elle. Et tant pis si je porte tous les jours le même jogging. Tout ce qui m’importe, c’est qu’elle soit belle et ne manque de rien ! » Killian, comme beaucoup d’autres, nourrit l’ambition de devenir jockey – et pourquoi pas « le meilleur jockey du monde ». En attendant, face aux refuges, à la police et aux bulldozers, lui, Wayne, Warren et les autres tentent de défendre leur bout de liberté....
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