Un homme averti

François-Henri Désérable

En pèlerinage sur les traces de l’aventurier Nicolas Bouvier, auteur du mythique L’Usage du monde, l’écrivain s’est rendu en Iran fin 2022, contre vents politiques et marées révolutionnaires.

 

– Monsieur Désérable ?

Je n’ai pas pour habitude de filtrer les appels des numéros inconnus. Il y a, dans l’inconnu, une part de mystère qui demande à être élucidée. Même si le plus souvent le mystère est un démarcheur téléphonique ou un emmerdeur dans le genre, quand sur l’écran de mon téléphone s’affiche un numéro inconnu, je décroche.

– Bonjour, c’est le centre de crise du ministère des Affaires étrangères. Vous avez informé l’ambassade de France d’un projet de voyage en Iran. Je vous le dis tout net : renoncez-y. Il est formellement déconseillé, vous m’entendez, formellement déconseillé de se rendre en Iran. Nous avons placé tout le territoire en zone rouge, il n’y a quasiment plus de Français. Ceux qui y sont encore sont en train de rentrer, et ceux qui ne rentrent pas, c’est qu’ils sont en prison. À l’heure où je vous parle, nous avons plusieurs de nos compatriotes sous les verrous. Le risque d’arrestation et de détention arbitraire est très élevé, vous m’entendez, très, très élevé. S’ils vous arrêtent, ils monteront un dossier de toutes pièces, et ils vous condamneront pour Dieu sait quoi, espionnage, propagande, collusion en vue de porter atteinte à la sécurité nationale, ils trouveront un motif – ils trouvent toujours un motif. Vous deviendrez un pion, une monnaie d’échange, on ne pourra pas vous accorder la protection consulaire, on ne pourra pas vous rendre visite en prison, on ne pourra pas faire grand-chose, en somme, et vous y resterez des années : un an, deux ans, dix ans peut-être, allez savoir, vous m’entendez, monsieur Désérable ?

– C’est que…

– L’Iran n’est pas un État de droit, monsieur Désérable. Renoncez à votre voyage.

– J’aimerais bien, mais…

Au même moment, dans un haut-parleur, une autre voix grésillait :

« Madame, Monsieur, bonjour, je suis votre cheffe de cabine. Le commandant de bord et l’ensemble de l’équipage ont le plaisir de vous accueillir à bord de ce vol à destination de Téhéran. Veuillez attacher votre ceinture de sécurité, éteindre vos appareils électroniques et mettre votre téléphone portable en mode avion… »

– Monsieur Désérable ? Monsieur Désérable ?

 
*
 

D’abord, il m’avait fallu obtenir un visa. Je m’y étais pris à l’avance, très à l’avance, soixante jours avant mon départ. Je pensais ça va, je suis large : je ne l’étais pas. On me proposait un rendez-vous six mois plus tard. Une agence, qui avait ses entrées au consulat iranien, pouvait débrouiller l’affaire en trois jours. Je n’avais qu’à virer 40 euros sur tel compte (attention, il ne fallait pas mentionner Iran dans le motif du virement, sinon le paiement serait refusé), et j’obtiendrais un rendez-vous dans un délai raisonnable. Ce pot-de-vin semi-légal fonctionna : trois jours plus tard, j’étais avenue d’Iéna, devant l’ambassade de la République islamique.

 
Si l’on me posait des questions, une amie m’avait conseillé de jouer les benêts – Jawad Bendaoud à l’ambassade

 
L’entrée se faisait par la rue de derrière. On passait dans un sas, on laissait son téléphone, on prenait un ticket : état civil, passeport, affaires sociales, visas, il fallait choisir. Une vingtaine de personnes attendaient dans la salle ; j’étais la seule à demander un visa. Si l’on me posait des questions, une amie m’avait conseillé de jouer les benêts – Jawad Bendaoud à l’ambassade : « Des manifestations ? Comment ça, des manifestations ? J’étais pas au courant. On m’a dit qu’il fallait demander un visa, je demande un visa… » Moi, dans la vie, les gens, surtout ceux qui tamponnent des passeports, je suis plutôt partisan de ne pas trop les prendre pour des cons. Si l’on m’interrogeait sur ma profession, je dirais écrivain. Si l’on me demandait pourquoi l’Iran, pourquoi maintenant, je raconterais la vérité, je dirais que ce voyage était prévu de longue date, et je prononcerais le nom d’un sorcier de la route : Nicolas Bouvier.

En juin 1953, Bouvier rejoint son ami Thierry Vernet à Belgrade. Ils ont 24 et 26 ans, ils ont grandi à Genève, ils se sont connus dix ans plus tôt sur les bancs du collège ; l’un écrit, l’autre peint ; ils ont une Fiat Topolino, deux ans devant eux et de l’argent pour quatre mois : « Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. (…) Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. »

Les deux garçons traversent les Balkans, l’Anatolie, l’Iran qui déjà ne s’appelle plus la Perse, font une halte à Quetta, au Pakistan, et se séparent un an et demi plus tard à Kaboul. Dix ans après leur départ, Bouvier en tire un récit illustré des dessins de Vernet : L’Usage du monde.

La découverte de Bouvier, vers 25 ans, fut une déflagration comme j’en ai peu connues dans ma vie de lecteur. C’était prendre la vraie mesure du monde, en même temps que son pouls. On s’avise qu’il est vaste, et grandiose, et terrible – et qu’on n’en a rien vu. Dès lors, on ne connaît pas de mot plus beau, plus enivrant que celui de voyage, et l’on est mû par une seule obsession : prendre la route. Mais bientôt c’est la route qui vous prend, vous happe, et trois mois, six mois, dix mois plus tard vous rejette à une vie sédentaire, à laquelle il faudra bien s’habituer. Les années filent, votre jeunesse prend le large ; votre sac, la poussière au fond d’un placard. Un matin, vous repartez. Et chemin faisant vous en tirez une règle de vie à laquelle vous n’allez plus déroger : passer la moitié de vos jours dans ce monde à le voir, et l’autre à l’écrire.

L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Évangile de la route selon saint Nicolas. Un après-midi de printemps, à Cologny, en banlieue de Genève, dans une maison blanche aux volets verts, je rencontrai Manuel, son fils cadet. Il me dit comment Nicolas écrivait de la main gauche au feutre noir en écoutant Debussy ; il me montra ses globes, sa bibliothèque, l’exemplaire de L’Usage du monde, « cette vieille histoire triste et gaie », dédicacé par la main de son père. Puis nous étions allés sur sa tombe, la tombe de saint Nicolas : pas de dalle, une plaque minuscule (Nicolas Bouvier, 1929-1998), quatre lattes en bois qui formaient un rectangle recouvert de graviers, trois gros galets, une Fiat Topolino miniature en fer-blanc, et, ce jour-là, un mot laissé par une main anonyme : « Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous L’Usage du ciel. » C’était le 16 mai 2019, et je m’étais juré qu’un an plus tard je partirai sur ses traces. J’irai en Iran.

Un an plus tard, nous étions assignés à résidence, nous ne sortions plus qu’avec un masque, une heure par jour, et seulement pour des motifs impérieux. Les commerces non-essentiels étaient fermés, les frontières aussi. Celles de l’Iran ne devaient rouvrir qu’à l’automne 2021 : je venais de publier un roman, ce n’était pas le moment de m’engager dans un voyage au long cours. Tant pis, ce serait pour fin 2022.

Un an passe, une jeune fille iranienne originaire du Kurdistan rend visite à son frère, qui vit à Téhéran. Son voile ne couvre pas assez bien ses cheveux, en tout cas aux yeux des deux agents de la police des mœurs qui patrouillaient dans le coin et qui la font monter à l’arrière d’un fourgon. Motif : « port de vêtements inappropriés ». Son frère et son cousin qui sont là protestent, mais les agents les rassurent : c’est l’affaire d’une heure tout au plus, le temps de lui rappeler le code vestimentaire en vigueur en République islamique. Ensuite, mystère. Toujours est-il qu’un peu plus tard on retrouve la jeune fille à l’hôpital, dans le coma. Les autorités prétendent qu’on ne lui a rien fait, qu’on ne l’a pas touchée, qu’elle s’est effondrée d’elle-même comme se fane une rose, c’est si courant chez les jeunes filles de 22 ans. Mais un scanner cérébral montre une fracture osseuse, une hémorragie et un œdème – tout ça laisse à penser qu’on lui a porté des coups répétés à la tête. Et puis ses codétenues sont formelles : à bord du fourgon, déjà les agents l’insultaient, et en garde à vue ils l’ont si bien tabassée qu’elle a perdu connaissance.

 
Le nom de Mahsa Amini passe de lèvres en lèvres et bientôt, tout le pays le murmure, puis le gueule à pleins poumons dans les rues.

 
Quelques jours plus tard, à Saqqez, au Kurdistan iranien, les funérailles de la jeune fille donnent lieu à une manifestation que disperse la police. Mais le nom de Mahsa Amini passe de lèvres en lèvres et bientôt, tout le pays le murmure, puis le gueule à pleins poumons dans les rues, sur les places, dans les universités de Téhéran, d’Ispahan, de Mahabad ou de Tabriz. Et alors on assiste à des scènes auxquelles on n’aurait jamais cru assister. À Chiraz, on voit une jeune fille juchée sur le toit d’une voiture, son hijab à la main, crier « Mort au dictateur ! » ; à Kerman, on voit des femmes brûler leur voile et danser autour du brasier ; dans une école de Téhéran, on voit des lycéennes tête nue, saluer d’un doigt d’honneur la photo de l’ayatollah Khamenei ; partout en Iran, on voit des filles debout, cheveux au vent dans la rue, une pierre à la main, prêtes à défier le régime. Mais ledit régime n’est pas du genre à laisser la colère impunie. Huit semaines après le début du soulèvement, on compte les morts : 314, dont 47 enfants. À Qazvin, la sœur de Javad Heydari se coupe les cheveux sur la tombe de son frère ; à Kermanshah, la fille de Minoo Majidi se tient droite, le regard dur, insolent, le crâne rasé, ses cheveux roux dans une main, devant la tombe de sa mère. Et puis il y a le petit peuple des prisons. En à peine soixante jours, ce sont 14 000 Iraniens qui sont jetés dans les geôles de la République islamique, en plus d’une quarantaine d’étrangers. Un Espagnol, qui se rendait à pied à la Coupe du monde de football au Qatar et visitait en chemin la tombe de Mahsa Amini : en prison. Une Italienne, qui sur son compte Instagram s’est dite impressionnée par le courage du peuple iranien : en prison. Où ? On n’en sait rien. Pour combien de temps ? On l’ignore. Dans quelles conditions ? On les devine.

 
*
 

Telle était la situation quand j’arrivai à l’ambassade d’Iran, pour demander un visa que je n’étais pas sûr d’obtenir. Car j’étais écrivain, c’est-à-dire aussi proche d’un journaliste qu’un charcutier l’est d’un boucher. Or les journalistes, les bouchers de la République islamique ne leur accordaient plus de visa : ils leur offraient bien le gîte et le couvert, mais derrière des barreaux. La presse était muselée, Internet censuré, les réseaux sociaux coupés – Twitter, Facebook, Instagram, Telegram, WhatsApp, YouTube : circulez. Quelques courageux reporters continuaient, vaille que vaille, à porter la plume dans la plaie du régime, et à nous informer au péril de leur vie. C’était le cas du correspondant en Iran d’un quotidien français, que connaissait une amie. Il couvrait les événements à raison d’un ou deux articles par semaine, que je lisais régulièrement. Écris-lui de ma part, m’avait dit mon amie, il est sur place, connaît du monde et pourra te donner des conseils. Je lui envoyai un e-mail, où je commençai par le féliciter pour son travail. Je m’apprêtais à partir pour l’Iran, et n’y connaissant personne il me ferait un grand honneur s’il acceptait de me rencontrer, etc.

Sa réponse – ni bonjour ni merci (pas le temps pour ces salamalecs inutiles quand on est dans le feu de l’action) – tenait en deux lignes :

« Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée d’aller en Iran maintenant ? N’y allez pas. Ça n’est pas de la rigolade. »

Je trouvai sa mise en garde excessive, un brin condescendante. J’avais passé l’âge qu’on s’adresse à moi comme un père à son fils de 8 ans. Les risques, je les connaissais, et ma décision était prise : si j’obtenais ce visa, j’irais en Iran. Je lui écrivis à nouveau : mon vol arrivait à Téhéran mercredi soir, et s’il avait à me consacrer ne serait-ce qu’une heure ou deux, etc.

Cette fois, sa réponse tenait en un mot :

« Impossible ! »

Je comprends, dis-je, vous devez être débordé, vous n’avez pas le temps…

« Vous n’avez pas compris, jeune homme. Si je ne peux pas vous voir à Téhéran, c’est que, finit-il par admettre, je suis… à Paris. »

À Paris !

À quoi bon être en Iran pour écrire sur l’Iran ? Après tout, Arthur Rimbaud avait bien écrit Le Bateau ivre sans avoir vu la mer. À la lumière de cette révélation jamais précisée dans ses articles, je les relus l’un après l’autre. Ils fourmillaient de détails plus vrais que nature, glanés au cœur de l’action. Décrivait-il ces jeunes filles qui défilaient tête nue dans les rues des grandes villes ? Nous marchions avec elles. Les grenades lacrymogènes lancées par les forces antiémeutes ? Nos yeux se mettaient à piquer. Les portes des cachots qui se refermaient sur la jeunesse iranienne ? Nous entendions grincer leurs gonds. Et tout ceci avait été pensé, composé, fignolé à 5 000 kilomètres de Téhéran, depuis la terrasse de La Closerie des Lilas, où il attendait son prix Albert-Londres. Je l’enviais. Moi, j’en étais incapable : pas assez d’imagination. Pour me faire une idée d’un endroit, j’avais besoin d’aller sur place.

 
*
 

N’empêche, dans cet avion pour Téhéran je n’en menais pas large. Sans compter l’équipage, j’étais le seul étranger. Ce qui m’attendrait à l’arrivée, je n’en savais rien. Pour tout dire, même si j’avais fini par l’avoir, ce visa, la probabilité qu’on me refoule à la frontière n’était pas négligeable, et je me voyais déjà dans le premier vol pour Paris. J’essayais de ne pas y penser, et moi qui dans l’avion ne parviens jamais à fermer l’œil, je me réveillai vingt minutes avant l’atterrissage. À ma gauche, un homme réglait sa montre : il était deux heures et demie de plus à Téhéran. À ma droite, une femme se couvrait les cheveux : nous étions entrés dans l’espace aérien iranien.

Au poste de contrôle de l’aéroport Imam Khomeini, personne au guichet Foreign passports. À quoi bon ? Les étrangers n’allaient plus en Iran. Le douanier, un homme apathique et maussade, portait un masque en tissu au-dessous du menton. Il feuilleta négligemment mon passeport, jeta un œil rapide à mon visa. Aussi laxiste à l’égard des microbes que des Français qui se présentaient face à lui, il tamponna une feuille volante. Bienvenue à Téhéran.

 
*
 

À la réception de l’auberge, je fus accueilli par une jeune fille au hijab indocile, qui lui couvrait seulement la moitié des cheveux. Elle photocopia mon passeport et me remit la clé de ma chambre. J’y posai mon sac, je défis mes affaires ; j’avais faim.

« Qui dort dîne », pouvait-on lire au Moyen Âge aux portes des auberges, quand elles se réservaient le droit de refuser le gîte au voyageur qui ne voulait pas du couvert. Si tu dors, tu manges, si tu ne manges pas, dehors. Moi, pour le coup, j’aurais bien dîné. J’avais la dalle, la vraie, j’aurais pu dévorer l’Iran tout entier et même le Koweït au dessert, mais à bientôt minuit, mon pote, bon courage pour trouver un truc ouvert. J’allai voir du côté des cuisines : rien, pas même un fond de casserole à racler. Dans le hall d’entrée, qui faisait office de salle à manger, un jeune type, à tout casser 25 ans, s’envoyait une plâtrée de spaghettis bolognaise. Est-ce qu’il m’avait vu lorgner sur son assiette ? Il n’en avait pas mangé la moitié, et me proposa de finir. Je refusai, il insista, argua qu’il n’avait plus faim. Ce qui est à moi est à toi, me dit le jeune homme. Il s’appelait Saeid.

Non seulement Saeid partageait avec moi sa pitance, mais il était à mon égard d’une curiosité insatiable : de quel pays j’étais, et qu’étais-je venu faire en Iran, et par quelles villes allais-je passer, et combien de temps comptais-je y rester – je reconnaissais bien là cette disposition de cœur et d’esprit que l’on prêtait aux Iraniens, toujours désireux, en hôtes attentionnés, d’en savoir davantage sur les étrangers qu’ils rencontrent. Puis la conversation prit un tour politique. Est-ce que j’avais entendu parler de Mahsa Amini ? Et les manifs, j’avais eu vent des manifs ? Qu’en pensaient les Français ? Lui, il était descendu dans la rue, et continuerait à le faire : ce régime devait tomber, coûte que coûte. Pendant que Saeid apprenait à me connaître, la jeune fille de la réception, celle qui un peu plus tôt m’avait remis la clé de ma chambre, me lançait des regards d’abord furtifs, puis de plus en plus appuyés, si bien que j’en étais mal à l’aise ; je me sentais observé. Ma petite expérience de la vie, couplée à ma connaissance de l’amour et des mécanismes de la séduction ne laissaient aucun doute : je lui plaisais. Il n’y avait qu’à voir son langage corporel – le rose qui lui montait aux joues –, ses œillades qui se voulaient complices, ses gestes confus, désordonnés, ses tentatives maladroites pour attirer mon attention – un stylo qu’elle fit tomber volontairement –, et la façon qu’elle avait de prendre le moindre prétexte pour passer devant notre table, une première fois pour l’essuyer, une deuxième pour nous demander si tout allait bien, si nous voulions quelque chose – une bouteille d’eau, un coca, un truc comme ça ? Vraiment, aucun doute : elle avait dû s’éprendre de moi tout à l’heure, elle avait dû avoir un coup de foudre, il n’y avait pas d’autre mot. J’en eus la confirmation quand, profitant d’un bref instant où je me trouvai seul, mon interlocuteur étant parti pisser, elle se rua vers moi pour me glisser dans la main une feuille de papier pliée en deux, sur laquelle, d’une écriture tremblante, avec une audace qui l’étonnait elle-même, une impudence dont elle était peu coutumière, elle avait dû me déclarer sa flamme. Comme Saeid revenait des toilettes, elle retourna aussitôt à la réception, derrière son pupitre où elle me tournait le dos maintenant, soudain absorbée par son écran d’ordinateur. Feindre l’indifférence : là encore, technique de séduction éprouvée. Saeid reprit la conversation où nous l’avions laissée. Il voulait savoir ce que je pensais des mollahs, si j’avais prévu de manifester moi aussi, au besoin il pouvait me donner des contacts, etc. Son téléphone vibra. Il s’excusa, prit un instant pour consulter son message ; et moi, de mon côté, j’en profitai pour déplier la missive et lire enfin ce qu’avait griffonné la jeune fille :

« Beware! This guy: maybe government agent! »

 

L’Usure d’un monde, récit du voyage de François-Henri Désérable en Iran, paraîtra en avril aux éditions Gallimard....

En pèlerinage sur les traces de l’aventurier Nicolas Bouvier, auteur du mythique L’Usage du monde, l’écrivain s’est rendu en Iran fin 2022, contre vents politiques et marées révolutionnaires.   – Monsieur Désérable ? Je n’ai pas pour habitude de filtrer les appels des numéros inconnus. Il y a, dans l’inconnu, une part de mystère qui demande à être élucidée. Même si le plus souvent le mystère est un démarcheur téléphonique ou un emmerdeur dans le genre, quand sur l’écran de mon téléphone s’affiche un numéro inconnu, je décroche. – Bonjour, c’est le centre de crise du ministère des Affaires étrangères. Vous avez informé l’ambassade de France d’un projet de voyage en Iran. Je vous le dis tout net : renoncez-y. Il est formellement déconseillé, vous m’entendez, formellement déconseillé de se rendre en Iran. Nous avons placé tout le territoire en zone rouge, il n’y a quasiment plus de Français. Ceux qui y sont encore sont en train de rentrer, et ceux qui ne rentrent pas, c’est qu’ils sont en prison. À l’heure où je vous parle, nous avons plusieurs de nos compatriotes sous les verrous. Le risque d’arrestation et de détention arbitraire est très élevé, vous m’entendez, très, très élevé. S’ils vous arrêtent, ils monteront un dossier de toutes pièces, et ils vous condamneront pour Dieu sait quoi, espionnage, propagande, collusion en vue de porter atteinte à la sécurité nationale, ils trouveront un motif – ils trouvent toujours un motif. Vous deviendrez un pion, une monnaie d’échange, on ne pourra pas vous…

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