Beyrouth, larmes au poing

Thoula Abitbol

« Et toi, tu quittes quand ? » Au Liban, à Beyrouth surtout, la question est lancinante dans les jeunes générations, même si bien peu ont la chance d’avoir une réponse. Car oui, c’est bien une chance de pouvoir « quitter », ici utilisé comme synonyme de partir. Une chance de laisser les cèdres, les pénuries et les coupures d’électricité derrière soi.

Que je sois venue à Beyrouth de mon plein gré, aucun Libanais ne le comprend. Que, dans le cadre d’un échange universitaire d’un an, j’ai pu choisir cette destination troublée, intrigue, interroge. Sans vraiment convaincre, j’évoque mon ancienne fascination pour l’Orient des Mille et une nuits, mon désir de m’enivrer de parfums d’épices, d’onduler au son des mélopées arabo-musulmanes dans cette ville qui ne dort jamais, même plongée dans l’obscurité, mon besoin impérieux d’assouvir les fantasmes orientalistes que le cinéma m'avait transmis, plus forts que les unes de journaux alarmistes.

Mais pourquoi, insiste-t-on, vouloir venir dans un pays qui s’effondre, victime d’une des pires catastrophes économiques de son histoire, où un billet de 100 000 livres n’a presque aucune valeur, où l'État n'a plus de légitimité, largement supplanté par le secteur privé ? La résilience de ce pays victime de tant de fléaux – guerres civiles ou guerres interétatiques, invasions, révolutions – a toujours été louée. Mais depuis 2019, le souffle des Libanais est court et brandir l’étendard de la résilience ne suffit plus, impuissant à masquer les manquements d’un État trop divisé pour assurer ses prérogatives élémentaires.
Tous les Libanais vous diront que leur printemps arabe fut un leurre, un mensonge, que rien ici n’a changé, que la situation a même empiré.
2019, l’année où le gouvernement a décidé de taxer l’utilisation de WhatsApp, seul moyen de communication dans ce pays où les forfaits téléphoniques sont hors de prix, imposés par un duopole d’opérateurs qui a la mainmise sur le secteur. Ce fut la mesure de trop, celle qui a provoqué la thaoura, un « soulèvement », presque une révolution. Mais si, après le 17 octobre, les protestations se sont essoufflées et la place des Martyrs a été désertée, les slogans scandés restent gravés dans les cœurs. Tous les Libanais vous diront que leur printemps arabe fut un leurre, un mensonge, que rien ici n’a changé, que la situation a même empiré. C’est vrai, la valeur de la livre dégringole, les médicaments continuent de manquer, au moment où une épidémie de choléra se propage. Mais, malgré la désillusion que la réalité impose, un poing levé de neuf mètres de hauteur reste dressé au cœur de la ville, fixé sur un poteau de la place centrale. C’est l’œuvre de Tarek Chehab, devenue le symbole de la colère des Libanais, qui, trois ans plus tard, continue de gronder, même si elle est devenue plus sourde. Et quand le vent déchire le poing en papier, que les inscriptions « ثورة » (« thaoura ») sont écornées, il suffit d’attendre le lendemain pour qu’il soit réparé. Le poing ne tombera pas. Le Liban non plus.

Quitter n’est pas partir. On quitte un endroit, on part vers un autre. Quitter présuppose une attache, implique de se détourner de quelque chose. Alors que partir est une fuite en avant, sans regarder en arrière. Le mouvement est le même mais le référentiel diffère. Quand on quitte, on revient. C’est pourquoi le prix des billets d’avions double lors des vacances de Noël et pendant l’été, les saisons des transhumances où la diaspora vient retrouver l’odeur du henné et le goût du zaatar. Ils ont été plus de 600 000 à revenir durant le seul mois de décembre, tiraillés entre l'amertume et la joie des retrouvailles, paradoxe ordinaire au Liban. Aucun de ces privilégiés, qui peuvent à leur guise quitter leur terre natale, n’admettra qu’un autre pays est plus beau que le leur. Parce que le Liban est « un des seuls endroits au monde où l’on peut skier à la montagne la journée et nager dans la mer le soir », c’est là où « la nourriture est la meilleure de tout le Moyen-Orient » et « où l’on sait mieux faire la fête que partout ailleurs dans le monde arabe ». Martelées comme des mantras, ces phrases sont parmi celles qu’on m’a le plus souvent répétées. Mais les mots que j’ai le plus entendus restent : « Ahlan wa sahlan », « soyez la bienvenue ». Bienvenue au pays qui ne vous quittera jamais....

« Et toi, tu quittes quand ? » Au Liban, à Beyrouth surtout, la question est lancinante dans les jeunes générations, même si bien peu ont la chance d’avoir une réponse. Car oui, c’est bien une chance de pouvoir « quitter », ici utilisé comme synonyme de partir. Une chance de laisser les cèdres, les pénuries et les coupures d’électricité derrière soi. Que je sois venue à Beyrouth de mon plein gré, aucun Libanais ne le comprend. Que, dans le cadre d’un échange universitaire d’un an, j’ai pu choisir cette destination troublée, intrigue, interroge. Sans vraiment convaincre, j’évoque mon ancienne fascination pour l’Orient des Mille et une nuits, mon désir de m’enivrer de parfums d’épices, d’onduler au son des mélopées arabo-musulmanes dans cette ville qui ne dort jamais, même plongée dans l’obscurité, mon besoin impérieux d’assouvir les fantasmes orientalistes que le cinéma m'avait transmis, plus forts que les unes de journaux alarmistes. Mais pourquoi, insiste-t-on, vouloir venir dans un pays qui s’effondre, victime d’une des pires catastrophes économiques de son histoire, où un billet de 100 000 livres n’a presque aucune valeur, où l'État n'a plus de légitimité, largement supplanté par le secteur privé ? La résilience de ce pays victime de tant de fléaux – guerres civiles ou guerres interétatiques, invasions, révolutions – a toujours été louée. Mais depuis 2019, le souffle des Libanais est court et brandir l’étendard de la résilience ne suffit plus, impuissant à masquer les manquements d’un État trop divisé pour assurer ses prérogatives élémentaires. Tous les Libanais vous diront que leur printemps arabe fut un leurre,…

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