Imprimé ou manuscrit

Laurent Calvié

Les historiens du livre établissent généralement une séparation tranchée entre manuscrits et imprimés. Au terme d’une longue et minutieuse enquête qui l’a conduit de Paris à Los Angeles et de Munich à Tokyo, Lucien Grisoni a reconstitué l’étonnante histoire du texte des Dialogues faits à l’imitation des anciens d’Orasius Tubero, mettant au jour une réalité toute différente.

Durant l’hiver 1629-1630, un livre de format in-8o (A), contenant quatre de ces Dialogues et une « Lettre de l’auteur » était imprimé à Paris, sans privilège aucun et sur des presses sans statut légal. L’essentiel de ce qui figurait sur sa page de titre était faux, que ce soit le nom de l’auteur (« Orasius Tubero ») – pseudonyme gréco-latin dérivé du nom du philosophe sceptique François de La Mothe Le Vayer (1583-1672) –, celui de l’imprimeur (« Jean Sarius »), le lieu d’impression (« À Francfort ») et la date (« 1604 »). Entre décembre 1632 et février 1633, Le Vayer reprenait le même déguisement éditorial, changeait le format du livre in-8o pour un plus grand in-4o (B), corrigeait les fautes contenues dans A, en augmentait le texte et ajoutait cinq nouveaux dialogues, qu’il datait de 1606, aux quatre premiers, qu’il faisait en revanche remonter à l’an 1506 ! Longtemps, A et B furent considérés comme des publications clandestines d’un manuel d’impiété sceptique. Ce n’était cependant pas le cas, car, à l’instar de la plupart des ouvrages à petit tirage (une vingtaine d’exemplaires pour A et une quarantaine pour B), ces imprimés n’ont jamais été mis en vente en librairie, étant destinés aux proches de l’auteur et, en particulier, aux interlocuteurs des dialogues réels qui les avaient inspirés : Marin Mersenne (1588-1648), Pierre Gassendi (1592-1655), François Lhuillier (†1652) ou Guillaume Colletet (1598-1659). C’était une impression privée à usage privé, qui était en outre sortie de presses appartenant au dernier nommé et dont le texte avait été revu, puis la diffusion assurée par ce petit groupe d’amis.

De ces Dialogues, trois manuscrits sont conservés à Orléans (O), Châlons-sur-Marne (CM) et Chantilly (Ch). Deux d’entre eux (CM et O) sont antérieurs à A, alors que Ch n’en est qu’une copie. En plus de la « Lettre de l’auteur » et des quatre dialogues de A, O contient la majeure partie d’un cinquième (le De la Divinité de B). Son texte, qui est allographe, présente de nombreuses corrections et doit offrir le premier jet de la « Lettre de l’auteur », qui, une fois celui des Dialogues mis au propre, doit avoir été improvisée et dictée, avant d’être corrigée à chaud et transmise à F. Lhuillier (Aristenetus) : Le Vayer y indique que leur « amitié ne souffre point de refus », et qu’il ne peut donc faire autrement que de lui envoyer « quelques-uns des dialogues […] déjà vus », son ami les lui ayant « de nouveau demandés ». Il y affirme en outre que seul le secret de leurs « particulières conférences » leur permettra de jouir « des vrais et solides contentements » de leurs « entretiens privés », en se moquant des « suffrages d’une sotte multitude ». F. Lhuillier a donc dû recevoir O (ou une copie mise au propre de O), la faire circuler de nouveau, y consigner ses commentaires et ceux de leurs amis, convaincre l’auteur qu’il fallait en retrancher le cinquième dialogue et imprimer les quatre premiers à tirage réduit. Le Vayer, probablement séduit par l’idée d’une impression artisanale et privée exécutée sur les presses de son ami G. Colletet, a donc fait tirer deux copies, une de secours (CM) et celle qui, après révision, a servi d’exemplaire d’impression (α). Alors qu’on imprimait en Europe depuis près de deux cents ans, la circulation des textes sous forme manuscrite n’avait donc pas cessé dans le premier quart du XVIIe siècle. On recopiait, on faisait circuler et annoter ces copies, et le contenu s’en trouvait modifié.

Loin de fixer un état définitif du texte, les volumes A et B ont à leur tour subi une foule d’interventions manuscrites de l’auteur et de leurs lecteurs. Les six exemplaires localisés de A, que le jeu bibliophilique a dispersé aux quatre coins du monde (Tokyo, Boston, Dublin, Paris, etc.), présentent ainsi tous des annotations autographes de l’auteur, qui les avait donc tous eus entre les mains et en avait corrigé et complété le texte, avant de les remettre à leurs destinataires. Par un jeu de chassé-croisé, ces corrections et ces suppléments manuscrits devaient à leur tour être imprimés ; et ils l’ont été deux ans plus tard, dans la première partie de B. Les 30 exemplaires de cette nouvelle impression, qui sont eux aussi conservés dans le monde entier (Los Angeles, Londres, Paris, Ajaccio, Copenhague, Munich, Vienne, Tokyo, etc.), témoignent tous que la même méthode de révision a également été appliquée à B : on retrouve partout les mêmes 53 nouvelles corrections autographes de l’auteur. Sur 7 de ces documents, on note de surcroît une trentaine d’interventions autographes supplémentaires. Et sur 3 autres, 26. Celui de Toulouse, quant à lui, en présente 98 qui lui sont propres. À l’exemplaire de Wolfenbüttel, en Allemagne, Le Vayer a même ajouté un petit cahier autographe contenant deux listes d’une petite centaine d’errata. Il est à cet égard regrettable que l’on n’ait pas encore retrouvé le fameux « maroquin citron », qui était l’exemplaire personnel de l’auteur et celui dont le texte devait être le plus abouti : sa trace a disparu à la fin du XIXe siècle, après son passage en vente chez Sotheby’s à Londres.

De son vivant, Le Vayer n’a plus jamais refait imprimer les Dialogues d’Orasius Tubero, si bien que toutes ces annotations manuscrites, assurément destinées à corriger et compléter l’imprimé B, sont finalement restées lettre morte. Quand, sous l’adresse typographique factice « A Mons, chez Paul de la Fleche », Johannes Blaeu (1596-1673) en a d’autre part publié une nouvelle édition partielle à Amsterdam en 1671 (C), dont une réédition (en deux émissions) a été donnée à Rouen en 1673, il n’a nullement reproduit un exemplaire de A ou B, ni intégré les annotations qui s’y trouvaient, mais a imprimé le texte d’un manuscrit plus ancien, qui contenait, tout comme O, la lettre de l’auteur et cinq dialogues. À la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle, un érudit paraît cependant avoir nourri le projet de publier le texte annoté du B de Milan, augmenté de notes de son cru : pour parachever cette édition il avait même joint à son exemplaire un cahier manuscrit de 28 pages contenant une « Table des principales matières de ce livre » et deux listes de « fautes d’impression », qui reproduisent exactement les errata autographes du B de Wolfenbüttel. Une nouvelle fois, le projet n’a pas abouti. Quand, en 1716, Étienne Ganeau (†1734 ?) a finalement fait imprimer, à Trévoux, dans l’Ain, la première réédition complète des neuf dialogues d’après un exemplaire de B, il n’a pas su identifier la main de Le Vayer, n’a pas compris la fonction de ses annotations manuscrites et ne les a donc pas reproduites ; et son exemple a été suivi par tous les éditeurs du texte qui se sont depuis succédés…

Durant les deux derniers tiers du XVIIe siècle, l’étonnante histoire des Dialogues d’Orasius Tubero a donc été le théâtre d’une succession de chassés-croisés entre le texte manuscrit et  l’impression typographique : rédaction manuscrite initiale elle-même corrigée à la main (O), mise au point de l’exemplaire d’impression (α), impression de A, copie manuscrite de cet imprimé dans Ch, correction manuscrite de A, impression de ces corrections dans B, nouvelle annotation manuscrite de B, rédaction autographe des errata de B, impression dans C et D d’une autre version manuscrite (proche de O), projet de réédition d’un exemplaire de B annoté à la main, avec une autre table des matières demeurée manuscrite et une copie des errata autographes de B.

La séparation entre manuscrits et imprimés est donc bien loin d’être étanche.  Chacun d’entre eux doit être soumis à un examen philologique analogue, car ils sont l’objet d’une même science : la bibliologie.



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