On ne naît pas oppresseur, on le devient

Giulia Foïs

On me dit que les temps ont changé. On me dit que les hommes ont avancé. On nous dit que les combats féministes sont obsolètes, que l’essentiel est acquis, le reste sur le point d’arriver, et qu’on n’est pas en Afghanistan. On dit qu’il faut que jeunesse se passe. Vacances familiales, maison de famille. Deux cousines, la vingtaine, venues avec leur bande de potes. Ça discute philo et archi, on est jeunes diplômés, on a l’envie de repenser le monde, les connaissances pour tenter de le faire, l’âge où ça vaut encore le coup d’essayer. Pour les garçons, en tous cas. Les filles, elles, sont en cuisine, en train de préparer le dîner. Ma mère enrage : « Non mais ils sont pas possibles, ces mecs, ils en rament toujours pas une ! ». Le monde a changé. Naguère passivement acceptées, certaines réalités suscitent l’indignation. Ma mère enchaîne : « Eh, les filles, imposez-vous, obligez-les à vous filer un coup de main ! »

Ah. Donc, rien ne bouge, au fond : depuis des millénaires, et une sombre histoire de pomme, à nous la faute, à nous la responsabilité, et à nous seules la charge de rétablir un équilibre qui, en toute logique, devrait plutôt se construire à deux. À eux les pieds sous la table, sans que jamais aucun compte ne leur soit demandé. Peut-être parce qu’on considère que l’ordre des choses est si archaïque qu’il en est devenu naturel. Peut-être que le cerveau humain est beaucoup trop flemmard pour l’interroger. Peut-être parce qu’on accorde à l’espèce masculine la maturité affective d’un chiot, incapable de comprendre, incapable d’apprendre, infoutu de se bonifier. Peut-être…

Quoiqu’il en soit, en 2023, par réflexe, voire par mollesse épaisse de la pensée, on préfèrera toujours la questionner, elle, sur la tenue qu’elle portait, l’heure à laquelle elle se baladait, le mec ou le quartier qu’elle avait choisi, etc. Plutôt que de lui demander, à lui, ce qui lui a permis de croire qu’elle lui appartenait, qu’il pouvait la soumettre et puis en disposer. Facile. Pratique. Ça évite de s’attaquer à un système dont on est tous prisonniers, ça permet à tout le monde de dormir tranquille, sans aucune question à se poser, ni pavé à balancer.

Mais nous voilà tous coincés dans l’impasse d’une réflexion collective qui, en l’état, ne peut rien produire de fondamentalement intéressant. Car en réalité, pas plus que les femmes ne sont biologiquement programmées pour être des proies, des esclaves ou des victimes, l’homme ne naît pas violeur, oppresseur ou branleur domestique : il le devient. Parce qu’on lui dit qu’il peut. Parce qu’on lui montre le chemin. Alors, partant du principe pas tout à fait inexact que ce qui est appris peut se désapprendre, depuis 1973, des décrets et des lois se succèdent pour intégrer, dans le cursus scolaire, des séances d’éducation à la vie affective et sexuelle. Au respect de l’autre. À l’égalité, à la déconstruction de stéréotypes, au consentement. Vaste programme et belle idée… Toujours aussi peu traduite dans les faits.

Seuls 15 % des élèves en lycée ont pu, aujourd’hui, effectivement suivre les trois séances annuelles prévues par la loi, selon un rapport de l’Inspection générale de l’éducation publié en 2022. Et 11 % n’en ont jamais vu la couleur. Par un drôle de hasard des études qui tombent souvent au même moment… Il se trouve que par ailleurs 36 % des 18-24 ans, pensent qu’une femme peut prendre du plaisir à être humiliée – voire forcée, pour 23 % d’entre eux – et près d’un quart, 23 %, à être convaincus qu’une femme « qui dit non, en fait, elle veut dire oui » d’après l’enquête Ipsos de 2022 pour l’association Mémoire traumatique. La formule sent la naphtaline, elle est pourtant d’une désespérante actualité – et pas besoin d’aller jusqu’en Afghanistan pour se dire qu’on a comme un problème avec le corps des femmes, l’expression de leur sexualité, leur droit élémentaire à désirer et, surtout, à refuser. Je sais, ça fait mal à l’optimisme…

Sauf à se souvenir que poser correctement le problème, c’est souvent un bon début pour le résoudre. Quant à tous ceux qui seraient tentés, ici, de se défausser sur une jeunesse décidément décérébrée, c’est plutôt bien essayé, mais non : dans cette enquête sur nos représentations du viol, les chiffes s’améliorent avec l’âge… Très légèrement. La vérité, c’est qu’on a tous un problème. Et que donc on est tous partie de la solution. D’où ma question : les mecs, vous vous y mettez quand ?...

On me dit que les temps ont changé. On me dit que les hommes ont avancé. On nous dit que les combats féministes sont obsolètes, que l’essentiel est acquis, le reste sur le point d’arriver, et qu’on n’est pas en Afghanistan. On dit qu’il faut que jeunesse se passe. Vacances familiales, maison de famille. Deux cousines, la vingtaine, venues avec leur bande de potes. Ça discute philo et archi, on est jeunes diplômés, on a l’envie de repenser le monde, les connaissances pour tenter de le faire, l’âge où ça vaut encore le coup d’essayer. Pour les garçons, en tous cas. Les filles, elles, sont en cuisine, en train de préparer le dîner. Ma mère enrage : « Non mais ils sont pas possibles, ces mecs, ils en rament toujours pas une ! ». Le monde a changé. Naguère passivement acceptées, certaines réalités suscitent l’indignation. Ma mère enchaîne : « Eh, les filles, imposez-vous, obligez-les à vous filer un coup de main ! » Ah. Donc, rien ne bouge, au fond : depuis des millénaires, et une sombre histoire de pomme, à nous la faute, à nous la responsabilité, et à nous seules la charge de rétablir un équilibre qui, en toute logique, devrait plutôt se construire à deux. À eux les pieds sous la table, sans que jamais aucun compte ne leur soit demandé. Peut-être parce qu’on considère que l’ordre des choses est si archaïque qu’il en est devenu naturel. Peut-être que le cerveau humain est beaucoup trop flemmard pour l’interroger. Peut-être parce qu’on accorde à l’espèce masculine…

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