Sobriété acoustique

Florent Servia

Moins il y a de musiciens, plus la pression monte. Les quatre Grammy Awards et les innombrables tournées dans des salles grandes comme des Zénith n’y ont rien changé : jouer du oud au sein d’un simple duo a été un facteur de stress pour Michael League, lui, le leader de Snarky Puppy, big band « superstar » américain de jazz fusion contemporain. Where You Wish You Were, premier album à deux dans lequel il jongle entre la basse, l’oud et le n’goni, a pourtant été enregistré en « famille », avec le pianiste anglais Bill Laurance, qu’il côtoie depuis près de deux décennies au sein de Snarky Puppy. Mais voilà, à deux justement, tout s’entend.

C’est le revers de l’intimité, où la moindre fausse note fait désordre, où l’équilibre entre la fusion et la voix de chacun est si fragile. Bill et Michael s’en réjouissent, conscients que la puissance naît de la vulnérabilité. Leur duo, « une pause d’avec le faste de Snarky », les amène à se concentrer sur « le cœur de la musique, sans les fioritures, pour créer un sentiment de paix », témoigne le pianiste. Where You Wish You Were ne fera en effet pas hurler les foules, comme ils ont pu le faire à 19 musiciens (4 claviéristes, 3 batteurs, 3 pianistes, 3 percussionnistes…) avec Snarky Puppy. Pour ce projet acoustique et reposant, le duo préfère les accords et mélodies en mode mineur aux grooves tapageurs. Il porte en lui une douceur intrinsèque, rêveuse, rappelant par moments les directions prises par le Tunisien Dhafer Youssef (sans les envolées).

Il a fallu une tournée italienne de deux semaines, au cœur d’un été 2020 miné par les restrictions sanitaires, pour que les deux compères se retrouvent en petit comité, à prendre la température sur des reprises. À l’arrivée de l’hiver, Michael League et Bill Laurance, convaincus par leur aventure inopinée, se lancent dans l’écriture d’un album à deux. Chacun chez soi, les artistes composent et s’envoient de la musique. À l’arrivée du printemps, en 2021, ils se retrouvent au domicile de Michael League, installé en Espagne depuis quelques années, pour enregistrer dans le plus simple appareil, « dans une pièce au plafond haut » entre des repas de trois heures, à la méditerranéenne. Si bien que Bill Laurance n’a « pas l’impression d’être en session d’enregistrement ».

Michael League et Bill Laurance se connaissent par cœur. Mais se sont pourtant redécouverts dans ce nouveau contexte. Le premier, lancé à cordes tendues dans le oud, explore ses origines greco-méditerranéennes, encore habité par les musiques traditionnelles turques et grecques découvertes dès l’adolescence par l’entremise de son frère oudiste. Son « maître » au oud, l’Americano-Arménien Ara Dinkjian, lui conseille de jouer l’instrument sans singer les musiques traditionnelles. Insatiable curieux, le bassiste américain apprend aussi le n’goni, une guitare malienne. Pendant ce temps, Bill Laurance, qui rit des lubies de son ami Michael, reste fidèle à lui-même. Ses dix albums enregistrés depuis 2015, principalement en solo ou en trio, allient lyrisme, mélodies et contre-mélodies en digne héritier de Keith Jarrett, effets et claviers en plus. Bill Laurance n’avait jamais enregistré avec un oud ni un n’goni. Mais, pour Where You Wish You Were, il rejoint Michael League dans sa quête de sobriété et joue en acoustique uniquement, sur un piano droit couvert par un feutre.

Tous deux adeptes de ce qu’ils appellent le « maximalism », en anglais dans le texte, Michael League et Bill Laurance ont dû lutter contre leur instinct : superposer les pistes, faire venir tout un orchestre, enrichir, encore et encore. « Il n’y a rien de plus difficile qu’écrire de la musique qui se suffit à elle-même », estime Bill Laurance, qui a connu l’angoisse de la page blanche au début du projet. Leurs casquettes de producteurs laissées de côté, se rappelant mutuellement à l’ordre si nécessaire, les deux musiciens évoquent le plaisir pris à « se concentrer sur une idée, sans penser à comment cela sonnera » après les ajouts et la post-production. Un naturel tel que plusieurs morceaux ont été mis dans la boîte en une seule prise. « Une première », pour Bill Laurance, qui n’avait jamais accepté de sortir une première prise. Sur scène, le duo compte privilégier les salles de musique classique et, pourquoi pas, des églises, où l’acoustique sera plus adaptée à leur cocon et où ils pourront se concentrer sur « toutes les nuances » de leur instrument, emportant les spectateurs dans leur rêve acoustique. En attendant, à l’avenir, de transformer leur duo en « une base » à laquelle se joindraient çà et là d’autres musiciens… Quand on vous dit qu’ils ne peuvent pas s’en empêcher !

 

Where You Wish You Were, de Michael League et Bill Laurance, ACT Music.



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