Crimes et ricanements

Giulia Foïs

Emmanuel Todd affirme que le patriarcat est mort et enterré. Alain Finkielkraut ajoute que les femmes ont gagné. Michel Houellebecq en ricane, en jubile, et en jouit, car alors, les dominés, ce seraient eux, et ils pourraient tous se rouler en boule, nus sur le sol humide, hurlant à la mort de leur espèce, dans une sorte de chant du cygne qui aurait tout du cri de victoire : « toutes des salopes, on vous l’avait bien dit ».

À leur suite, et dans une belle unanimité, tout ce que compte la France de sommités intellectuelles – préférablement blanches, majoritairement masculines, globalement hétérosexuelles – soutient que, cinq ans après MeToo, oui, nous vivons aujourd’hui sous le joug du matriarcat, et que, non, ça n’est pas une bonne nouvelle, parce qu’il est au moins aussi violent que le patriarcat – qui, donc, lui, n’est plus. Ah. Et moi, je demande quand est-ce que la malhonnêteté confine au vide de la pensée ? Où commence l’ignorance sincère, où s’arrête la complicité tacite ? Cette complicité où un dominant protège l’autre dominant, dans une énième version du « circulez, il n’y a rien avoir » prouvant par là même l’existence de ce qu’ils tentent de nier : le patriarcat, dont l’une des habitudes élémentaires consiste à discréditer toute parole contraire, quitte à nier l’évidence.

Ils le savent, et font semblant de l’ignorer, mais les femmes, aujourd’hui en France, sont toujours au premier rang de la précarité, des nez qui coulent et des couches à changer. Et ils l’auront certainement entendu quelque part : au pays des loupiotes (pour les Lumières, on attendra) en 2022, une femme est violée toutes les sept minutes selon les enquêtes menées par l’Ined et l’Insee, tandis que seuls 0,6 % des viols finissent condamnés aux Assises d’après les données du ministère de la Justice. Les statistiques ne bougent pas. Pas encore, ou si peu. J’aimerais qu’elles mentent. J’aimerais, parfois, que les féministes soient ces idiotes inutiles, en voie d’obsolescence qu’ils adorent mépriser. J’aimerais vivre dans un monde où le patriarcat serait bel et bien mort, bel et bien enterré. La vérité, c’est qu’on n’y est pas. Du tout. Mais que cette seule réponse ne suffira jamais à tous les « on en où ? », entendus à chaque rencontre avec le public, tantôt suintant de colère, tantôt de désespoir. Public acquis, s’il est là. Public guetté par la fatigue, parce qu’il combat. Public que je voudrais serrer dans mes bras, lui dire que moi non plus, parfois, je ne comprends pas, ni ce qui résiste, ni pourquoi. Lui dire qu’on va y arriver, reconnaître que ça n’est pas le cas. Tenir la ligne de crête, entre la nécessité d’agir et la difficulté de le faire. Mesurer les kilomètres à remonter et, pour s’en donner le courage, se rappeler de ceux qu’on a déjà parcourus.

Alors… On en est où ? On en est à ce 25 janvier, devenu cette année, officiellement, journée nationale contre le sexisme. Et on ne boudera jamais aucune victoire, fût-elle symbolique. Mais on se souviendra que, si nouvelle annonce présidentielle il y a, c’est que nouveau rapport il y a aussi, et qu’il fait mal à l’optimisme.

D’après le Haut Conseil à l’égalité, un quart des hommes de 25 à 34 ans considère qu’il faut savoir se montrer violent quand on veut se faire respecter. Alors ils ont été violents, parce qu’ils ne se sentaient pas respectés, ni eux, ni leurs normes, ni leurs codes : on en est donc à un moment où un adolescent de 13 ans peut trouver que la vie fait trop mal et décider de s’en libérer. On en est à Lucas qui, entre autres fautes, aura eu « l’air homosexuel » et qui, pour cela, sera harcelé sept mois. Comme lui, 8 à 10 % des élèves, aujourd’hui, en France, subissent brimades, humiliations, et coups portés par la meute, dans la cour de récréation et en ligne. Comme lui, tous payent le prix d’une certaine idée de la virilité et de ses corollaires – sexisme, homophobie.

Et au moment où on le pleure, lui, on se met à la chercher, elle : Sihem, 18 ans, portée disparue, retrouvée étranglée sur un chemin de campagne, dans le Gard. Le meurtrier passera aux aveux, évoquera une dispute qui a « mal tourné », et nous on inscrira Sihem au compteur. Qui continue de tourner : en 2022, 146 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou de leur ex. Les chiffres grimpent encore, oui. Mais le vocabulaire, lui, a changé. Le terme féminicide est sorti du cercle militant pour imprégner le débat public. Ça, c’est une victoire de la pensée. Gagner la bataille du langage, c’est remporter celle de l’imaginaire. C’est remporter le droit de dessiner le monde, et le pouvoir de le réinventer. Le Nobel d’Annie Ernaux ne dit pas autre chose : les femmes ont pris la parole, elles ne la lâcheront pas. Tant pis pour ceux qui pensaient que le micro leur appartenait....

Emmanuel Todd affirme que le patriarcat est mort et enterré. Alain Finkielkraut ajoute que les femmes ont gagné. Michel Houellebecq en ricane, en jubile, et en jouit, car alors, les dominés, ce seraient eux, et ils pourraient tous se rouler en boule, nus sur le sol humide, hurlant à la mort de leur espèce, dans une sorte de chant du cygne qui aurait tout du cri de victoire : « toutes des salopes, on vous l’avait bien dit ». À leur suite, et dans une belle unanimité, tout ce que compte la France de sommités intellectuelles – préférablement blanches, majoritairement masculines, globalement hétérosexuelles – soutient que, cinq ans après MeToo, oui, nous vivons aujourd’hui sous le joug du matriarcat, et que, non, ça n’est pas une bonne nouvelle, parce qu’il est au moins aussi violent que le patriarcat – qui, donc, lui, n’est plus. Ah. Et moi, je demande quand est-ce que la malhonnêteté confine au vide de la pensée ? Où commence l’ignorance sincère, où s’arrête la complicité tacite ? Cette complicité où un dominant protège l’autre dominant, dans une énième version du « circulez, il n’y a rien avoir » prouvant par là même l’existence de ce qu’ils tentent de nier : le patriarcat, dont l’une des habitudes élémentaires consiste à discréditer toute parole contraire, quitte à nier l’évidence. Ils le savent, et font semblant de l’ignorer, mais les femmes, aujourd’hui en France, sont toujours au premier rang de la précarité, des nez qui coulent et des couches à changer. Et ils l’auront certainement entendu quelque part : au pays des…

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