Tout commence dans un train que l’on charge de ses bagages, de ses douleurs, de soi-même. On attend le départ, dont on espère qu’il nous portera assez loin de ceux qui sont venus sur le quai nous dire au revoir. Le défilement des secondes rend l’attente insupportable, on regarde par la fenêtre, où l’on surprend des yeux rougis, une main qui se lève, une autre qui voudrait étreindre, une bouche qui s’ouvre… La buée sur la vitre cache les visages. On pourrait y répondre – trop tard : la machine démarre et nous emporte, le paysage se trouble en effaçant tout ce qu’on laisse derrière nous. La marche du train s’accentue, c’est notre corps qui roule. L’espace-temps se contracte avec tranquillité dans ce tube d’acier. Sensation d’euphorie. On observe ceux qui sont embarqués avec nous. Une mère et ses gamins. Un homme en costume apparemment soucieux. Une jolie jeune fille. On croit fort que le voyage nous changera, que contrairement à ceux qui restent, ceux qui partent vivront, comme si le trajet suffisait à nous purifier. C’est la tentation de l’exil.
Avalanche, premier roman de Raphaël Haroche, débute dans un train. Léonard, 15 ans, et son petit frère, Nicolas, sont envoyés en Suisse, dans un prestigieux pensionnat que leur père paye à distance. Mais les deux frères étaient déjà en exil, arrachés de leur sol, avant même de partir. Leur mère est décédée dans un accident de voiture, qui a laissé l’aîné sourd d’une oreille. Leur père travaille en Guyane sur les fusées et se contente de verser une pension. Il ne leur reste que Babouchka, l’attachante et ridicule grand-mère, dont Léonard a honte. Honte de son français mal articulé. Honte de ses habitudes vestimentaires bariolées. Honte de ce qu’elle représente : l’exil. Honte de ce qu’elle dit : l’absence de mère. Honte de ce qu’elle signifie : la pauvreté.
Grâce aux talents de pianiste du plus petit, ils bénéficient d’une bourse, « Promotion Rain Man » leur explique Alexia, si peu farouche camarade de classe qui deviendra bientôt la partenaire de Léonard, « C’est comme ça qu’on les appelle les pauvres qui ont une bourse, les musiciens, les joueurs d’échecs, les Rain Man quoi ». L’établissement prestigieux, bourré de fils de ministres, de grands patrons et d’autres hyper-riches, doit servir de propulseur social. Mais la vie au pensionnat est bien différente : sans règle aucune, les gamins alternent entre braquer des ouvriers du coin, forniquer dans un hangar et prendre de l’ecstasy après les cours. La vraie Doom Generation. Un pandémonium de ce que cet âge suppose : la négation de tout. Le fric en plus.
Sur au moins deux points, Avalanche s’avère bien plus original que ses milliers de cousins, accouchés par notre littérature contemporaine. D’abord, faire dans une langue relativement baroque, le récit d’un adolescent angoissé que le deuil érode, comme s’il vivait à demi. « Parfois, il me semble que je n’ai jamais été un enfant innocent comme les autres, que je suis né vieux, travaillé par l’inquiétude comme le bois par les termites. » Observés par Léonard, les paysages décrits (une cour, un champ, etc.) sont sans cesse subvertis, soit par sa pensée, soit par une apparition. Ici, un homme se masturbe au passage du train. Là, une voiture accidentée vomit des corps décharnés. Comme si son intériorité, en se frottant au réel, le « besognait ». On pense parfois que l’exil et la douleur ne durent qu’un temps. Comme si tous deux n’étaient qu’une saison de vie, qu’un moment de transit, qu’une étape. La guérison ne vient pas : elle est sans cesse reportée à plus loin. Les deux frères se livrent à une plaisanterie macabre. Jouer au mort sur le bord de la route, jusqu’à ce que les véhicules s’arrêtent. Un moyen de se sentir plus proches de leur mère disparue. Comme si la mort en eux ne voulait pas mourir, comme si cette mort, héritée, transmise, consanguine, qui ne demande qu’à disparaître, ne pouvait au fond les quitter. Certains parmi les vivants sont déjà morts. Certains sont morts avant d’être biologiquement, cérébralement, morts. Certains sont morts d’être en vie. Alors on se raconte des histoires. On dit que les choses s’arrangeront et que tout ira mieux quand le père reviendra. L’âme sert d’impressionnant tapis. L’adolescence est ainsi faite, il s’agit d’y rester, mais surtout d’en sortir. C’est un âge conçu pour se laver de son enfance. Comprendre qu’il n’y a de crime que la lâcheté, celle du père, ou bien la sienne, il faut être averti. L’adolescence, c’est aussi un trajet, dont la fin prend la forme d’un renoncement, qui vaut acceptation. Un peu amère : « Chacun ne fait que suivre sa pente, il n’y a rien d’autre à faire, se laisser glisser, tout peut s’effacer. »
Avalanche interroge également sur ce que l’exil social veut dire. Car s’il est bien un exil dont on brandit le nom dès que certains s’approchent trop près de la petite place, du petit fauteuil, où l’on pense avoir inscrit son nom, et celui de la famille, pour l’éternité, c’est celui-ci : arrivisme. L’arriviste, c’est, semble-t-il, l’inverse du méritocrate. Moins une montée d’ascenseur qu’une remontée d’égouts. À mi-chemin entre le parasite et l’assassin. Entendons-nous bien : l’arriviste a tout autant mérité que le méritocrate, il est même davantage méritocratique que le méritocrate lui-même, l’arriviste est un milliard de fois plus méritant que le méritocrate. L’expression est trompeuse : il n’a pas simplement vu une porte et sauté sur l’occasion pour prendre la place d’un autre. Il a fallu marcher, il a fallu venir, il a fallu lutter. L’arriviste n’est pas juste arrivé ! Dans toutes les répudiations que Léonard fait subir à sa grand-mère, je reconnais la rage employée pour effacer ses racines, s’exiler, sortir de soi, échapper à la médiocrité des origines. Je reconnais la honte de Babouchka, de ma mère. Car le déracinement est une chose violente. Il faut regarder la corne des pieds et la fatigue de l’âme. Un arriviste, ce n’est pas comme au théâtre, dans les loges, quand certains viennent s’asseoir alors qu’ils sont plus au fond, alors qu’ils sont dans la fosse, ce n’est pas un profiteur. L’arriviste travaille solidement, et tant pis s’il échoue, il recommence, ne renonce à rien, mobilise tout ses muscles, tire sur toutes les voiles, il s’échine, s’écharpe, s’humilie parfois, tombe et retombe, embrasse des mains, frappe à d’autres portes, avec solennité toujours, et sans doute plus d’honnêteté que le méritocrate. Ce fonctionnaire qui se contente d’appuyer sur les boutons de l’ascenseur et qui s’arrêtera à l’étage indiqué. « Pas plus loin bonhomme. » Ce fonctionnaire labellisé réussite de l’État, qui reste sagement à sa nouvelle place. Ce fonctionnaire qui pense à l’heureuse alliance qu’il fera bientôt, qui caresse d’une main bien disciplinée la richesse à venir, qui la croit méritée, puisqu’il est méritocrate, qui se couche bourgeoisement, repu de son peu, et jouit fort d’avoir renversé le sort qui s’était abattu sur sa famille depuis des siècles en pensant aux vacances à Biarritz. C’est une affaire de réparation pour lui, un juste transfert, une question de rééquilibrage. Il est maintenant à sa bonne place et y croit dur comme fer. Il fera comme on lui dira, il sera comme ses nouveaux frères, ses nouveaux pairs, et même plus, véritable contremaître. Que la bourgeoisie se rassure : elle a encore fait naître un nouveau bourgeois.
Une scène retient mon attention. Léonard joue au tennis avec le père de Paul-Clément, homme le plus riche du monde. Se pose la question du Que faire ? Comment se faire apprécier, d’un type qui possède dans ses poches plus de richesses qu’on en connaîtra jamais ? Surtout ne jamais humilier. « Il y a une convention tacite qui l’autorise à avoir dix centimètres de moins sur sa ligne de fond. » On aimerait ainsi le laisser gagner, flatter son coup droit, l’encourager. On croit stratégiquement qu’il vaut mieux, pour son avenir, pour les portes qui s’ouvriront, laisser faire. Conserver sa petite place. Rester discret. Quelle tonicité pour votre âge ! Cela, c’est la technique du méritocrate. Il se conforme. Celle de l’arriviste est bien différente. Très vite, Léonard se laisse saisir par la tentation. Celle de l’écrasement. De l’anéantissement. Tant pis pour le butin, flinguons le directeur de la banque. Il y a quelque chose de suicidaire chez l’arriviste, une sorte de volonté de mort, qui explique sans doute la rapidité avec laquelle il s’affaire. « Je commence à prendre du plaisir à promener l’homme le plus riche du monde de droite à gauche sur le court. » Le père de Paul-Clément transparaît à lui-même : rien qu’un tas de muscles gras, rien qu’un possédant fragile. Sur le court de tennis, de droite à gauche, c’est la lutte des classes qui se joue, par smashs et balles rebondissantes, car l’arriviste n’oublie jamais, du bout de la raquette, ou les poings dans la terre. Et s’il décide de faire, il fera feu. Il répondra à la violence des OPA, des stock-options et de la bourse. Ce serait alors en pure perte qu’il vaincrait. Comme un adolescent. Ce serait si bon.
Avalanche, de Raphaël Haroche, éd. Gallimard, 224 p., 18,50 €.