Expliquer le monde pour le changer

Eric Faye

Lion Feuchtwanger (1884-1958) compte parmi les grands écrivains allemands méconnus en France, si ce n’est pour son best-seller Le Juif Süss, roman historique paru en 1925 et dont les nazis pervertirent le sens en en tirant un film antisémite quinze ans plus tard alors même que son auteur, Juif de gauche, s’opposait à l’hitlérisme… La publication du roman Les Enfants Oppermann, dans une nouvelle traduction de Dominique Petit, vient combler une lacune car ce livre, paru initialement en France en 1933, était introuvable depuis lors. Cette saga familiale pourrait rappeler d’autres œuvres du genre comme Les Buddenbrook, de Thomas Mann, si le roman de Feuchtwanger ne se déroulait pas en 1932-1933 dans la communauté juive confrontée à la montée puis à la victoire du nazisme.

Tout commence pourtant façon Buddenbrook, dans la grande famille Oppermann dont l’un des trois frères, Gustav, fête ses 50 ans. Il entame sa journée d’anniversaire par une promenade à cheval dans Berlin puis lit son abondant courrier, après quoi il reçoit ses visiteurs, se rend à un dîner… Tout a l’air d’aller comme dans le meilleur des mondes, paisiblement, mais c’est un calme trompeur. Nous voilà vite fin 1932 et les signes avant-coureurs de la catastrophe se multiplient.

Feuchtwanger a conçu son roman à chaud, en 1933, et c’est ce qui donne toute sa valeur à ce chef-d’œuvre de lucidité. Initialement, l’écrivain avait amassé des témoignages et des renseignements en vue d’un scénario qu’il devait écrire avec le réalisateur britannique Sidney Gilliat, mais le projet n’aboutit pas et il réutilisa toute cette matière pour en tirer un roman, qui parut en allemand chez Querido Verlag, à Amsterdam, et fut aussitôt traduit dans plusieurs langues dont le français et l’anglais. Feuchtwanger y fait le récit clinique de la diffusion des idées nazies dans l’Allemagne de la Grande Dépression et montre comment, avant même de parvenir au pouvoir, les nazis avaient conquis les âmes – non pas toutes, mais beaucoup. À l’heure où l’extrême droite mène une offensive générale sur les réseaux sociaux et a réussi des percées électorales ici et là, de Brasilia à Rome, sans parler de l’influence grandissante des idées du Tea Party américain et des « accélérationnistes », ce roman a de quoi faire frémir le lecteur de 2023.

« Pour ce qui me concerne, je crois que le seul moyen de changer le monde est de l’expliquer. » Cette formule de Feuchtwanger s’applique parfaitement aux Enfants Oppermann, roman qui était censé dessiller les yeux de ses compatriotes. Le combat contre Hitler et la montée en puissance des nazis, qu’il appelle les « Völkisch », l’écrivain l’a entamé quelques années plus tôt, notamment avec le roman Erfolg, paru en 1930. Il excelle à montrer l’évolution des personnages face au national-socialisme, que ce soit les Allemands qui se laissent happer par cette idéologie ou d’autres, juifs comme non juifs, qui relativisent d’abord l’ampleur des événements, voient dans Hitler une marionnette aux mains des milieux d’affaires, avant de prendre la mesure de ce qui se passe. « Ce qu’ils sentaient venir jusque dans leurs os, ce n’était pas l’attaque d’ennemis isolés ni un simple coup du sort. C’était un séisme, l’un de ces grands soulèvements où se concentre la bêtise humaine d’une profondeur insondable, et face à pareil cataclysme, que peuvent la force et la sagesse de l’individu ? » écrit Feuchtwanger à propos des frères Oppermann – Gustav le lettré, Martin l’homme d’affaires et Edgar le médecin. Car c’est bien à une défaite de la pensée, de la raison, qu’ils assistent. La logique est battue en brèche, les arguments les plus imparables tournent à vide, comme si l’esprit même de la nation qui avait produit Kant et Goethe était anesthésié.

La défaite complète de la raison, dans ce roman, s’illustre à travers la figure historique d’Arminius, issu du peuple des Chérusques, qui servit dans l’armée romaine avant de soulever ses compatriotes et de battre les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg, au cœur de la Germanie. Déjà, en son temps, Tacite écrivait que « ses exploits survivent encore aujourd’hui dans les chants de son peuple ». L’historien romain n’imaginait sans doute pas que, dix-huit siècles plus tard, ce serait toujours le cas. Arminius est devenue une sorte de Vercingétorix du peuple allemand. Kleist en a fait le héros d’un drame. Une gigantesque statue célébrant Arminius a été élevée au milieu du XIXe siècle sur un des sommets de la forêt de Teutobourg, aux environs de Bielefeld. Tout naturellement, les nazis ont vu en lui un héros de la puissance allemande. Sauf que certains historiens contestent la portée réelle de sa victoire et battent le mythe en brèche. Le lycéen Berthold Oppermann, fils de Martin Oppermann, se fait l’écho de leurs réserves lors d’un exposé sur Arminius en cours d’allemand. Son professeur, le cinglant Bernd Vogelsang, nazillon en herbe, le sermonne et le qualifie de mauvais Allemand ; il exige des excuses de Berthold pour avoir osé contester le mythe Arminius. Fragilisé, Berthold s’interroge : « Dois-je aller maintenant avouer que je suis un mauvais Allemand parce que j’ai dit vrai ? » Pressé de toutes parts de s’excuser, il préfère se suicider. Cela, avant même que les nationaux-socialistes aient installé leur dictature… On voit dès 1932 le travail de propagande à l’œuvre, et puis, une fois les nazis au pouvoir, l’indifférence d’une partie de la population, zombifiée, et l’ignorance dans laquelle elle baigne. On voit aussi comment les enthousiastes du nationalisme et les arrivistes sont promus – Vogelsang obtient un poste élevé au ministère de l’Éducation et le régime se félicite du soutien que lui apporte l’écrivain Gutwetter, naguère proche de Gustav Oppermann… En toile de fond défile la grande histoire, avec la nomination d’Hitler à la chancellerie le 30 janvier 1933, l’incendie du Reichstag un mois plus tard, dans la nuit du 27 au 28 février, les élections législatives du 5 mars, le jour du boycott des commerces juifs (1er avril) et, l’année suivante, la nuit des Longs Couteaux (du 29 au 30 juin).

Rapidement, parmi les voix multiples de ce roman choral, se dessinent différents types de réactions au sein des opposants et victimes du nazisme : ceux qui, lucides, optent pour la fuite immédiate vers les démocraties ou vers la Palestine, comme Ruth, une cousine de Berthold ; ceux qui résistent de l’intérieur, clandestinement, afin de documenter les exactions et crimes nazis et en informer le reste du monde ; et ceux qui, un temps – un temps qui peut leur être fatal – ne mesurent pas l’ampleur du séisme. Les frères Oppermann, comme d’autres, ne veulent pas voir toute la nocivité des Völkisch. « Arrêtez avec vos histoires à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. […] Vous croyez que ce peuple de soixante-cinq millions de personnes a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi. » Voilà ce que croit Gustav, au début. Et puis, pour lui comme pour ses deux frères, certains incidents provoquent une prise de conscience.

Au fond, le roman de Feuchtwanger est une réflexion sur la nature de l’engagement face à une force sans aucun scrupule – de la même façon qu’aujourd’hui, on peut se demander comment faire face aux fake news et à l’offensive de l’extrême droite sur les réseaux sociaux mondiaux. Une controverse oppose Gustav Oppermann à deux jeunes opposants qui, pensant au vain suicide de Berthold, estiment que « jouer les martyrs est absurde, en tout cas à notre époque ». Et l’un d’eux d’ajouter : « Je crois qu’il faut parfois savoir se maîtriser, être malin et fermer sa gueule. » Gustav, qui s’est tu trop longtemps, trouvera sa voie…

Lion Feuchtwanger acheva Les Enfants Oppermann dans le sud de la France, à Sanary-sur-Mer où il s’était installé en avril 1933. C’est dans son exil français qu’il écrivit deux autres romans contre l’hitlérisme, Le Faux Néron et Exil. C’est à Sanary, haut lieu de l’émigration intellectuelle antinazie, où séjournèrent Thomas Mann, Bertolt Brecht, Franz Werfel, qu’il apprit que ses livres avaient été brûlés par les nazis lors d’autodafés et qu’il avait été déchu de sa nationalité allemande. C’est là aussi qu’un jour de 1940, alors que les panzers perçaient les défenses françaises à Sedan, on lui annonça qu’il devait être interné à la tuilerie des Milles, près d’Aix-en-Provence, car tout Allemand, même un Juif exilé, était potentiellement suspect aux yeux des autorités françaises. Il tira de ces semaines de détention absurdes et éprouvantes un récit brillant et lucide sur la condition humaine, Le Diable en France, écrit aux États-Unis, dernière étape de son exil où, apatride, il passa le restant de sa vie.

 

Les Enfants Oppermann, de Lion Feuchtwanger, traduit de l’allemand par Dominique Petit, éd. Métailié, 400 p., 23 €.



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