Faut-il combler les lacunes ?

Grazia Nicosia

L’histoire des textes anciens consiste en une longue suite de corruptions (additions, soustractions, substitutions ou transpositions) : la tâche du philologue est de leur rendre « la forme la plus proche possible de leur état original », et il n’y peut parvenir sans être « doué pour la critique conjecturale, qui porte traditionnellement le beau nom de divination » (P. Leveau, « Textes anciens, regard actuel », Bastille Magazine, n° 10, oct. 2022, p. 80-81).

Mais cela signifie-t-il que l’éditeur doive faire usage d’une telle divination pour combler systématiquement les lacunes d’un texte ancien, c’est-à-dire pour restituer, voire réécrire, les parties manquantes d’une œuvre littéraire ?

En principe, les corruptions n’affectent qu’un certain nombre d’exemplaires du texte, qui survit intact dans d’autres : ce dernier n’est alors pas véritablement corrompu, car son intégrité peut être restituée à l’aide de ces derniers. Mais, quand le manuscrit altéré est un témoin unique (un papyrus égyptien, par exemple) ou quand c’est le prototype (l’ancêtre) de tous les témoins conservés, et qu’il avait déjà subi ces accidents avant que son texte ne soit copié dans ses apographes (ses copies), la corruption atteint celui de tous les codex : ce n’est alors plus une partie de la tradition, mais le texte lui-même qui est corrompu. Telles sont les soustractions textuelles dont on entend ici parler.

Parmi ces dernières, on distingue l’omission, qui est une soustraction commise involontairement par un copiste ou un éditeur (faute), la suppression (ou athétèse), qui est opérée volontairement par un lecteur critique – philologue (restauration) ou censeur (intervention) –, et la lacune, qui est une perte (involontaire) due à un accident matériel causé à un support du texte par le feu, l’eau, l’usure, un rongeur, une tache d’encre ou d’une autre substance, une déchirure, la disparition d’un ou plusieurs feuillets, celle d’un ou plusieurs cahiers, celle d’un ou plusieurs rouleaux ou bien celle d’un ou plusieurs tomes d’une œuvre monumentale. Les omissions textuelles ne sont pas factuelles (constatables), mais conjecturales (supposées). Confrontés à une difficulté de lecture (anomalie logique, grammaticale, lexicale, stylistique ou métrique) présente dans tous les témoins de la tradition, les philologues conjecturent en effet que le texte est fautif et souffre d’une omission : ils cherchent alors à en restituer la version originelle, dont la forme doit autant que possible permettre d’expliquer la faute qui est censée l’avoir corrompu (saut du même au même, de ligne[s], de feuillet[s]). Par définition, les lacunes sont en revanche factuelles, car on donne ce nom à des manques textuels dus à des accidents matériels qui peuvent aujourd’hui encore être constatés ou qui ont été explicitement signalés par les scribes qui ont recopié les manuscrits endommagés. Quand le manque textuel coïncide avec une calamité matérielle, il est ainsi aisé de constater que le texte est corrompu parce que le support du texte porte les marques de cet accident ; et les lacunes textuelles ne sont pas moins manifestes, quand le copiste d’un apographe indique – en laissant vierges des espaces du texte ou en notant qu’un ou plusieurs feuillets (numérotés), sinon un ou plusieurs cahiers (signés) de l’antigraphe, faisaient défaut au moment de la copie – que son modèle, à présent disparu, était lacuneux. Quand les copistes de tous les apographes conservés d’un tel antigraphe lacuneux aujourd’hui disparu ont négligé de donner ce genre d’indications, les lacunes ne peuvent en revanche plus qu’être supposées et deviennent des omissions.

La distinction entre lacunes et omissions est importante, car si de petites lacunes sont souvent aisées à combler, c’est rarement le cas des omissions : comme ces dernières sont par définition spéculatives, la restitution du texte censé avoir été omis ne peut être qu’une proposition  hypothétique à un manque supposé et nécessairement mal défini.

Les philologues disposent de quelques ressources pour combler de petites lacunes de manière certaine : la connaissance de leur étendue, les habitudes lexicales ou stylistiques d’un auteur, les règles de la métrique et la tradition indirecte du texte à éditer (citations, extraits, traductions, commentaires). Mais, même en comblant une petite lacune textuelle, ils se gardent normalement d’en masquer l’existence : les épigraphistes et les papyrologues font ainsi imprimer les textes restitués entre crochets droits ([aaa]), tandis que les codicologues les indiquent par des crochets obliques (<aaa>). Aussitôt que le manque textuel dépasse une dizaine de caractères, les restitutions possibles se font cependant multiples et la restauration incertaine : les philologues doivent dès lors renoncer à combler les lacunes dans le texte lui-même et s’en tenir à les signaler par des points de suspension, avec (†…†) ou sans cruces (…), ou par trois astérisques (***), et à en préciser l’étendue par des indications explicites (« deest versus unus ») ou, suivant l’usage papyrologique, en représentant les lettres manquantes par autant de points inscrits entre crochets droits ([…..]) ou par d’autres moyens encore ([± 20]). C’est dans l’apparat (ou l’appareil) critique de leur édition qu’ils doivent faire état des principales conjectures qu’on a proposées pour les combler.

En tant que science, la philologie a en effet pour seul objet d’apercevoir et de faire percevoir les difficultés de lecture que posent les textes anciens, afin d’éviter à leurs lecteurs de se faire de fausses idées sur ces derniers : une fois restitué l’état du texte le plus ancien auquel elle peut parvenir, sa tâche se réduit donc théoriquement au signalement de ces problèmes textuels. Aussitôt qu’il cherche à restituer les leçons originales des textes, le philologue quitte le domaine de la science pour celui de la conjecture et de la divination : la correction, aussi évidente, logique ou nécessaire qu’elle soit, est étrangère à ses préoccupations scientifiques.

Mais la philologie n’est pas seulement une science ; et les éditions de textes anciens ont d’autres destinations que les bibliothèques spécialisées des laboratoires philologiques. Les éditions scolaires sont par exemple destinées à des élèves ou à des étudiants débutants, les traductions à des lecteurs plus ou moins cultivés, voire, dans le cas de dialogues ou d’œuvres dramatiques, à des représentations publiques. Dans tous ces cas, la continuité des textes anciens ne saurait être sans cesse interrompue par des lacunes, sans que cela produise un effet burlesque : le philologue doit alors se montrer imaginatif et se faire en quelque sorte devin ou artiste pour trouver moyen de combler les lacunes, sans pour autant renoncer tout à fait à ses prétentions scientifiques. Il utilisera donc tous les moyens dont il dispose (appareil critique, crochets, cruces ou italiques) pour indiquer que le texte qu’il édite ou qu’il traduit est lacuneux et que son édition ou sa traduction est pleine de ses propres restitutions.

La science tolère qu’une petite lacune soit comblée de manière évidente, mais exige qu’aucune ne soit totalement effacée. Le grand public aspire quant à lui à jouir des chefs-d’œuvre anciens sans être arrêté à chaque instant par des accidents textuels. L’une et l’autre ont leurs raisons, qu’il incombe aux philologues de satisfaire, en donnant donc de ces textes des éditions de types différents : destinées aux seuls philologues, les éditions scientifiques doivent s’en tenir à combler les infimes lacunes qui peuvent indiscutablement (et doivent donc) l’être, marquer les autres par les signes d’usage et réserver à leur appareil critique l’exposé des solutions qui leur ont été apportées ; tandis que les éditions et les traductions courantes doivent s’appliquer à les combler, de manière généralement discutable, mais sans manquer d’en signaler l’existence.



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