Liberté, égalité, sororité

Sylvie Ramir

À 80 ans, l’intellectuelle algérienne et militante féministe Wassyla Tamzali poursuit son chemin au même rythme, en quête d’une liberté pour les femmes algériennes. Un parcours de vie nomade où se mêlent trahison, espoir et passion.

 

D’un avion à l’autre, elle est à Carthage pour un festival, à Marseille à l’invitation du Mucem, à Paris pour la signature de son dernier livre. Quand son corps lui impose le silence et quelques jours de pause, c’est pour mieux reprendre la route. Elle m’accueille dans l’atmosphère tamisée de son petit duplex parisien, en plein Marais. La grande dame aux cheveux argentés s’assoit face à moi, de l’autre côté d’une table basse chargée de livres. Un sourire à peine esquissé. Dans son regard, un mélange de gravité et de curiosité.

Il y a sept ans, Wassyla est en plein chantier de rénovation d’un bâtiment du centre historique d’Alger. Lorsqu’elle fait abattre les murs et les faux plafonds, elle découvre un espace brut aux vastes volumes, encadrés de voûtes en briques et de charpentes en métal. Dans ces entrailles austères, elle décide de faire une galerie. Mieux, un centre de création artistique : les Ateliers sauvages. Une matrice pour accompagner la créativité de jeunes artistes algériens. Ils y travaillent, exposent leurs œuvres, échangent leurs expériences. Un lieu quasi subversif dans un pays où l’art est ignoré, inexploité, inaccessible.

Wassyla est une galeriste pas comme les autres. Pas galeriste du tout d’ailleurs. Chercheuse. Découvreuse. Accoucheuse. « Les Ateliers fonctionnent comme un laboratoire expérimental. Je sais que c’est dur, mais je fais une sélection drastique des artistes. L’art doit être un nouveau langage et sa vocation est d’impulser un changement dans les relations entre les hommes et les femmes. Et surtout de modifier la position, la place des femmes, car c’est mon sujet principal. »

Les Ateliers sauvages sont le point d’orgue des combats menés par cette intellectuelle, militante féministe depuis près de cinq décennies. Un temps long, tumultueux, dans les méandres de la politique et le fil de l’histoire de l’Algérie. Plus de défaites que de victoires, reconnaît-elle. Mais elle ne baisse pas les bras, au contraire. Ce lieu rugueux et décharné est celui d’une résistance active : « J’ai finalement compris que c’est un langage troublé qu’il faut manier, celui de l’art plutôt que celui de la politique. Un parcours militant et citoyen ne peut pas se développer s’il n’est pas en même temps trempé dans l’art, indissociable de la politique. »

Son parcours à elle commence pendant la colonisation avec une éducation bourgeoise, dans une grande famille installée à Bougie (aujourd’hui Béjaïa). Son père gère des terres, des fermes, des magasins. Une éducation où se mêlent de façon harmonieuse tradition, conservatisme et modernisme. La tradition, ce sont les femmes toutes puissantes dans les affaires domestiques, leur pouvoir jaloux sur les hommes. Le conservatisme, les règles strictes de bonne conduite imposées dès l’enfance. Le modernisme, les déplacements en Citroën et le mobilier européen, les femmes qui sortent affranchies de la tutelle masculine, et sans voile. La religion reste à sa place. « Un jour, à l’heure du goûter, la cuisinière découpe un gâteau pour nous en répartir les morceaux. Je devais avoir 13 ans. Je revendique la belle part, mais la cuisinière me rétorque : “Non… la grosse part, c’est pour ton frère.” Mon frère a trois ans de moins que moi et cette décision me scandalise. Je vais voir mon père au salon et lui demande : “Est-ce vrai que les filles doivent prendre la petite part du gâteau ?” Mon père me répond alors une phrase, une seule, qui m’accompagne encore aujourd’hui : “Les filles ont les mêmes droits que les garçons.” » La voie de l’émancipation est ouverte par ce père chéri qui va disparaître prématurément, assassiné trois ans plus tard par une jeune recrue des indépendantistes. Le drame survient en 1957, en pleine guerre d’Algérie.

1962, année de l’indépendance. Wassyla a 20 ans et se jette à corps perdu dans la révolution aux côtés du « grand frère Boumédiène », successeur de Ben Bella. « La révolution a été rendue possible par une classe sociale violemment frottée à la modernité. De ce choc étaient nées les idées de nation et de liberté, puisées à l’école française. Le nationalisme algérien est soutenu par un courant moderniste, laïque. Mon héritage familial, ce ne sont pas les terres, c’est le sens de la liberté. Les premiers temps, je suis la seule fille dans les amphis et c’est moi qui parle le plus fort. »

La pensée postcoloniale en Algérie est portée par le FLN, parti unique au pouvoir. Elle se décline en une sémantique de type marxiste : il n’est question que de l’avenir du peuple opprimé et de la façon de l’engager dans la modernité. Les espaces de réflexion collective, pour Wassyla comme pour les jeunes femmes qui l’entourent, sont l’occasion d’échapper au contrôle des hommes sur leur vie intime : « De retour à la maison après nos réunions, nous retrouvions nos oppresseurs familiers – pères, frères, oncles. Et au bureau, nos oppresseurs patentés – petits fonctionnaires moralistes. Nous avions cet espoir fou : la liberté des corps et des esprits. La révolution agraire allait tout balayer et libérer les femmes. Nous touchions au but, du moins le croyions-nous… » Des jeunes gens qui refont le monde dans une joyeuse mixité, aux terrasses des cafés d’Alger, dans un pays qui pratique la ségrégation entre les sexes. Point aveugle, paradoxe de la pensée de ces intellectuels. « Nous formions une communauté d’idées éclairées, une minorité sensible aux problèmes non encore assumés par l’ensemble de la société. »

 
“Contrairement aux apparences, le régime aux allures socialistes de Boumédiène n’était pas laïc. Il garde partie liée avec les religieux, l’islam et sa structure patriarcale.”
 

Dans les années 1970, Wassyla est avocate au barreau d’Alger. Peu motivée par une fonction trop perméable aux influences politiques, elle s’intéresse à la culture, au cinéma en particulier. C’est la seule expression qui lui semble porteuse d’une dynamique de changement. La cinémathèque d’Alger aspire les passions et les utopies de la jeunesse révolutionnaire. « Je vais aux visionnages des films, puis sur les tournages et dans les festivals. Le cinéma était l’école de la résistance par l’image. Je me souviens de Jocelyne Saab, première femme arabe reporter de guerre, qui projetait une installation de cinq vidéos pour dénoncer l’intolérance, la violence sexuelle envers les femmes. »

À mille lieues de la posture révolutionnaire, Assia Djebar, cinéaste exilée à Paris, arrive un jour à la cinémathèque avec le premier long métrage réalisé par une Algérienne, La Nouba des femmes du mont Chenoua. Le film éclaire sans détours la condition de la femme en Algérie. Choc et rejet immédiat. Les féministes attitrées du FLN accusent la réalisatrice de « trahir la cause » et dénoncent un « travail personnel ». Dans la salle, Wassyla reste silencieuse. Piégée dans la toile de l’idéologie marxiste, la jeune avocate est sensible à la question des femmes, mais n’est pas féministe. Pas encore. Pour elle, c’est une idée gauchiste. Depuis les années 1970 en effet, le mouvement féministe qui se développe dans la capitale est surtout porté par les partis de gauche. « Le pouvoir est notre allié. Ce qui nous anime, c’est le collectif. Nous ne sommes pas au cœur de la révolution en tant qu’individus. » Elle ajoute : « Pour nous, la voie est étroite, périlleuse. Nous sommes laïcs et universalistes, ce qui nous expose au risque d’être identifiés au colonisateur. Parce que le modernisme à l’époque, c’était l’apanage de l’oppresseur. D’où le rejet du féminisme par beaucoup de femmes algériennes. »

Les années passant, l’euphorie des salles obscures s’émousse. Wassyla a du mal à vivre ses propres contradictions. C’est le temps du désenchantement. « Ce que j’espère n’arrive pas. J’attends une révolution des mœurs, l’épanouissement de la personne, de la femme en particulier. Toute la difficulté était de passer de la libération à la Liberté. Je finirai par comprendre – bien plus tard – que, si les deux mots ont la même racine, ce sont de faux amis. » Après un temps de réflexion : « Contrairement aux apparences, le régime aux allures socialistes de Boumédiène n’était pas laïc. Il garde partie liée avec les religieux, l’islam et sa structure patriarcale. » Immergés dans l’utopie, bercés d’espoirs et d’illusions, les jeunes révolutionnaires sont en réalité en liberté surveillée. Le pouvoir en place multiplie les promesses non tenues, les faux-semblants et les manipulations. La mémoire de la colonisation puis celle de la guerre de Libération sont nationalisées au nom du peuple. Les mémoires individuelles sont confisquées. « Petit à petit, je sors de mes rêves. Je me dis que l’Algérie va mettre du temps à évacuer les séquelles de la guerre. L’attachement artificiel à une identité collective et à une religion, c’est tout ce qu’il va rester aux Algériens. Ils vont être pris en otage par un pouvoir qui n’a surtout pas l’intention de les émanciper. Non, le défi est d’un autre ordre. D’ailleurs, un slogan de l’époque proclame : “En une génération, on rattrape la France !” Le bonheur, la liberté des Algériens et des Algériennes ne sont pas au programme. »

Wassyla ne peut contenir la colère qui monte en elle. « Oui, le pouvoir veut montrer au monde entier que nous ne sommes pas des indigènes, qu’on n’est pas des bicots, des pauvres gens. Oui, il y a cent-trente années de colonisation à effacer. Mais on aurait pu dire merde à la France ! On est libre maintenant, on fait ce qu’on veut !… Non, on ne nous a pas laissés faire. Et nous les femmes, nous n’avons pas su nous identifier comme victimes. Nous n’avons pas su dire : “Mais laissez-nous vivre !” ». Une phrase l’obsède, trop souvent entendue – « Pour les femmes, ce n’est pas le moment ». En réalité, ce n’est le moment ni pour les femmes ni pour les hommes. En Algérie, l’individu et son histoire, ses blessures et son avenir, ce n’est jamais le sujet. Alors, à l’été 1979, elle rassemble ses affaires et boucle ses valises. « Je quitte l’Algérie. À l’époque, je me dis que c’est parce que je veux trouver mon propre rythme. J’ai le sentiment que je vais aller vivre ailleurs ma vie de femme. Je voulais pouvoir m’asseoir tranquillement à la terrasse d’un café pour fumer une cigarette. »
 

En Algérie, le sujet des femmes est verrouillé. C’est une question politique. Et la politique algérienne a le souci de l’inertie.
 

Féministe ou pas, Wassyla sait que les années précédant son départ ont été décisives. Outre le choc du film d’Assia Djebar, elle est bouleversée en 1976 par la projection d’Omar Gatlato, le long métrage de Merzak Allouache. À nouveau, le film questionne la puissance et l’impuissance des hommes, leur virilité destructrice, pour les femmes comme pour eux-mêmes. Ce sera son film initiatique. « Le récit du héros du film, le jeune Omar, passe par le je, à l’époque où ce je n’a pas sa place en Algérie. Il confie son projet de conquête féminine avec une assurance virile. Conquête qui va échouer. Le film est le récit de cette peur des hommes que nous connaissions bien, nous Algériennes, la peur de quitter le monde de la virilité, de l’amitié amoureuse narcissique. » Elle poursuit, enthousiaste : « Omar Gatlato est le premier film algérien, et sans doute le seul, qui restitue à la passion amoureuse sa puissance originelle, bien plus forte du sentiment patriotique. Je me dis qu’en plongeant dans les réalités de la société, le film prouve que l’art peut initier et accompagner des transformations. »

La jeune femme quitte Alger en acceptant l’idée que son histoire n’y a plus sa place au milieu de l’indifférence, l’incompréhension, voire le rejet. « Or, qui sommes-nous sans une narration ? » s’interroge-t-elle en 1979, dans un livre en réponse au film de Merzak Allouache, En attendant Omar Gatlato. Regards sur le cinéma algérien. Ce qu’elle ignore, c’est que sa mouvance d’intellectuels progressistes est devenue encombrante pour le pouvoir. « En réalité, je ne suis pas partie, on m’a poussée dehors. Comme beaucoup d’autres, je suis chassée de mon pays. On m’a conduite vers la sortie, avec douceur, certes, et même une véritable élégance : je vais travailler à Paris, à l’Unesco, en tant que responsable des droits des femmes. J’y resterai vingt ans. » Dans ce nouveau décor, depuis cet observatoire privilégié de l’état de la condition féminine, elle multiplie les rapports sur les violences dont les femmes sont victimes. Mais son cœur bat toujours à Alger. Depuis Paris, elle sent le danger qui menace là-bas.

En Algérie, le pouvoir joue les apprentis sorciers : d’une main, il soutient les luttes féministes pour faire pièce à l’opposition islamiste, de l’autre il fait des concessions aux intégristes pour neutraliser la contestation féminine. Des contorsions périlleuses qui masquent mal une allégeance au discours haineux des Frères musulmans envers les femmes. En juin 1984, c’est la catastrophe : le Code de la famille est adopté. Basé sur la charia, le texte de loi entérine l’infériorité de la femme algérienne, lui imposant un statut de mineure tout au long de sa vie. Le lien de subordination est acté dans les registres de la vie conjugale, du mariage et de l’héritage. Ce « Code de l’infamie », comme l’ont surnommé ses détracteurs, prend place aux côtés de lois autorisant les Algériennes à être électrices et éligibles, ou à occuper des postes à responsabilité. Mais le pouvoir en place ne s’encombre pas de contradictions. La partie est de toute façon perdue pour les femmes. Elles vont bientôt devenir les victimes expiatoires de la décennie noire, de 1991 à 2002, suite à l’annulation des élections législatives augurant une victoire du Front islamique du salut. La guerre fratricide va atteindre un niveau de barbarie inégalé. « Les récits des atrocités commises, des crimes qui violentent, mutilent les corps des femmes et des enfants me parviennent. Ça ne s’arrête pas, se souvient Wassyla, et ça me terrifie. »

Les élections confisquées n’empêchent pas la doctrine des Frères musulmans de se diffuser dans la société algérienne. Contrôlé par les ulémas – docteurs de la loi musulmane – l’enseignement conditionnera toute une génération de filles sur les thèmes de la purification des corps, d’une sexualité à refouler, du respect absolu des maîtres et de leurs préceptes. L’infériorité statutaire de la femme s’ancre dans la société. La jeune fonctionnaire de l’Unesco ancre, elle, ses convictions politiques dans le féminisme. « Je reste convaincue que l’émancipation des femmes passe par l’universalité. Parce que le racisme naît de la discrimination des communautés. Nous, femmes, devons être reconnues en tant qu’autres. »

En Algérie, le sujet des femmes est verrouillé. C’est une question politique. Et la politique algérienne a le souci de l’inertie. En permanence, on oppose aux femmes un obstacle familier à Wassyla : « Avant de se battre pour leurs droits, les femmes du monde musulman doivent d’abord lutter pour leur légitimité à combattre, sans cesse accusées d’être des étrangères à leur société. Dans ma réflexion, je tiens compte du désir universel. Tout mon propos d’intellectuelle engagée, c’est de construire l’universalité à partir de ma situation particulière, de ma culture. Et ça, je crois que c’est la chose la plus bruyante de mon engagement féministe. »

Bruyante. Oui, Wassyla a donné de la voix. Une voix indignée qui, plusieurs années après la fin de son mandat, a continué à s’élever en faveur de l’universalité des droits de la personne humaine. La question du voile était alors défendue par un courant féministe en France. « Ces féministes se réclamaient du relativisme culturel, autrement dit de la prise en compte et du respect de la culture de chaque femme, quels qu’en soient les attributs. Elles nous ethnicisaient ! Elles nous enjoignaient de resucer notre culture… »

Dans Une femme en colère, paru en 2009, Wassyla interpelle tous les intellectuels occidentaux qui se sont battus pour l’universalité des droits humains. « J’ai toujours inscrit mon combat dans la tradition du dévoilement. Avant l’indépendance, notre société avait fait un pas vers la modernisation. Et cette modernisation n’était pas occidentale. Je parlerais de confluence avec l’Occident, plutôt que d’influence occidentale. » Ce qui brouille les cartes, c’est l’instrumentalisation du voile, dans le temps et l’espace. En Iran, dans les pays du Golfe, le voile est une pièce maîtresse de la structure politico-religieuse. Dans l’histoire de l’Algérie, on retrouve un principe identique : pendant la colonisation, des indépendantistes en font le symbole de l’identité de la nation. Après l’indépendance, pour les religieux musulmans, il devient un rempart contre toute tentation laïque.
 

La route promet d’être longue… Plusieurs lois promulguées dans le cadre de la révision du Code de la famille restent inopérantes.
 

En Algérie aujourd’hui, le port du voile n’est pas obligatoire, il relève d’un choix personnel. Mais il y a une loi plus forte que celle imposée par le droit : le diktat social. La pression de la famille, de la rue, de la société. Il y a quelques années, une campagne sur les réseaux sociaux sous le hashtag « Les prisonnières du voile en Algérie » témoigne de la vigilance des féministes algériennes sur la question du hidjab. En soutien, la militante canadienne d’origine algérienne, Djemila Benhabib twitte : « Notre société opprime les femmes, mais aussi les hommes. Ce hidjab fait partie d’un processus de déshumanisation de la société parce qu’il fait des femmes des masses, et des hommes des frustrés. »

Le buzz fait résonner des voix discordantes sur le sujet. Plusieurs femmes témoignent de l’enfer qu’elles vivent en choisissant un jour de retirer le voile. « On sait, on voit ce qui se passe en Iran, en Arabie saoudite et dans le Golfe, écrit encore Djemila Benhabib, des mouvements latents ou explosifs comme des volcans qui nous disent beaucoup sur les rapports de force dans la société algérienne. » Wassyla aussi garde un œil sur ses consœurs hors les frontières algériennes. Elle fait un rapide calcul : « Il y a eu trois périodes de manifestations en quelques années en Iran, pour dire non aux discriminations. Une opposition chaque fois plus dure. En Algérie, une seule et il y a longtemps, en 1988. Elle a été étouffée dans l’œuf. Et puis, pas de Printemps arabe : nous étions à peine une centaine à Alger. »

La route promet d’être longue… Plusieurs lois promulguées dans le cadre de la révision du Code de la famille restent inopérantes, sur des thèmes pourtant déterminants. En 2012, l’une d’elles offre aux femmes une meilleure représentation dans les assemblées élues, une autre la protection contre les violences. L’engouement des femmes à entrer à l’Assemblée populaire nationale s’est tari et, pour les partis politiques, leur place sur les bancs de l’Assemblée tient aujourd’hui de l’habillage. La seconde loi criminalise la violence conjugale, le harcèlement de rue, la dépossession des biens de l’épouse par son mari. Si l’agression aboutit à la mort de la victime, son auteur encourt la prison à perpétuité. En apparence, le principe d’égalité est renforcé. Mais les réseaux, associations et collectifs féministes restent mobilisés. D’abord, parce que la non-application des lois reste courante en Algérie. Ensuite, parce que la pression sociale offre plusieurs portes de sortie aux agresseurs : dès lors que leurs victimes pardonnent les violences, les poursuites judiciaires cessent. Dans la majeure partie des cas, sous la pression de la famille, les pardons sont accordés et les plaintes retirées. De toute façon, la loi ne prévoit aucun accès à une protection pour les victimes.

Décryptage complexe que celui de la société musulmane algérienne, où les mentalités restent fortement ancrées dans la tradition. Paradoxe : dans la sphère privée, les Algériennes sont maintenues dans un statut d’infériorité alors que dans la sphère publique, elles se comportent comme des citoyennes. Beaucoup sont éduquées, instruites. Elles travaillent dans tous les secteurs d’activité y compris l’art, l’ingénierie et l’aéronautique. Elles gèrent des entreprises et se distinguent par leurs compétences managériales. Wassyla l’intellectuelle reconnaît le courage des militantes de terrain comme l’avocate Zoubida Assoul, qui a créé son propre parti, l’Union pour le changement et le progrès. En charge des dossiers de personnes incarcérées sans motifs, l’avocate dénonce l’arbitraire dans l’application des lois, réclame la refonte du système. En retour, elle subit régulièrement les pressions du gouvernement. « Se battre pour arracher ses droits, c’est la base d’un mouvement d’émancipation, insiste Wassyla. Mais, en Algérie, même si les élans en faveur de la liberté sont multiples, ils n’aboutissent pas à un mouvement collectif suffisamment puissant pour imposer l’égalité entre hommes et femmes. »

À ce sujet, le Hirak – ce mouvement pacifique impromptu et inédit par son ampleur, qui a fait descendre dans la rue des millions de personnes entre 2019 et 2021 – a levé un espoir en demi-teinte chez les féministes algériennes. Chaque semaine, les Algériens, toutes générations confondues sont allés vendredir, en référence au jour des marches pacifiques réclamant la fin d’un système de gouvernance opaque et corrompu. En petit nombre, toujours ostracisées, toujours en quête d’alliés, les militantes féministes ont saisi l’occasion pour capter de la visibilité. À l’initiative des Femmes algériennes pour le changement et l’égalité, elles installent sur l’itinéraire des défilés des carrés féministes, espaces de discussion. Haut et fort, elles affirment que l’égalité hommes-femmes est une composante incontournable de l’aspiration au changement. Devenue nomade, Wassyla, qui habite entre Paris, Alger et Tunis, les a rejoints à plusieurs reprises. « Les premières semaines, raconte-t-elle, des hommes nous refusaient le droit d’être dans la rue. Ils nous invectivaient, il y a eu des violences physiques. Mais nous nous sommes défendues. Les marcheurs ne voulaient pas nous parler, toujours au même prétexte – “Pas le moment pour les femmes !”, “Pas le moment de risquer de rompre l’unité populaire”. Nous avons vécu ces moments douloureusement. »

Quand le défilé se met en marche, les militantes emboîtent le pas aux hommes, banderoles et slogans déployés : « Pas d’Algérie libre et démocratique sans liberté des femmes », ou encore « Hommes, femmes, nous construirons le pays ensemble ». Les portraits des moudjahidates, les femmes combattantes pendant la guerre d’indépendance, affirment la légitimité historique des femmes en lutte. « Ce que je découvre dans le Hirak, c’est la mise en avant de nouvelles générations de féministes radicales, ce que nous n’étions pas. À l’Unesco, l’idée était de développer un argumentaire pour convaincre nos ennemis de nous reconnaître un pouvoir, en raison de nos divers engagements dans la société. Mais ces jeunes militantes, elles, n’ont rien à prouver et personne à convaincre ! » Bonne joueuse, elle ajoute sur un ton presque admiratif : « Elles s’affichent même à contre-courant de la bienséance des règles sociales : une moyenne d’âge de 35 ans, pas mariées, pas d’enfants. Je pense que c’est ce qui nous manquait : être capables de dire “Nous sommes vos égales, que ça vous plaise ou non !” Le saut est important… Et je me reconnais en elles, parce que leur approche est universaliste. »

Finalement, elles ont été déçues de ne pas rassembler sur la question de l’égalité et de la liberté. Mais des débats ont eu lieu dans l’espace public, des générations de féministes se sont rassemblées sans heurts, déployant ensemble leurs revendications. Cette mixité dans la rue a été une première et, enfin, les femmes étaient là pour elles-mêmes. « Oui, résume Wassyla, le Hirak a été un mouvement très fort qui restera dans l’Histoire. Il a permis de reconstruire une utopie, de redonner un élan. Il a été une forme à travers laquelle peut se concevoir un désir d’avenir. » Concentrée sur sa pensée, elle dessine un creux avec la paume de sa main, doigts légèrement repliés. Elle l’avance doucement vers moi comme si elle voulait me montrer une chose précieuse. « Cette forme, c’est à nouveau un peuple vivant, un peuple qui se retrouve, réoccupe l’espace et dit qu’il existe. L’utopie c’est bien ça, c’est un désir d’avenir. Il ne peut se former que dans les formes qui le précèdent. »

Les militantes de terrain ont aussi fait leur bilan. Naissance de nouveaux collectifs, organisation de deux congrès nationaux, élaboration d’une plateforme de revendications sur l’abrogation du Code de la famille, la lutte contre les féminicides, l’éducation des filles. La fondatrice du Journal féministe algérien, Amel Hadjadj, apporte une nuance. La majorité des groupes de femmes engagées contre les violences est restée à l’écart des revendications du Hirak. Elle observe que la conscience de la défense de ses droits est en nette baisse chez les Algériennes par rapport à la fin des années 1990. « Nous essayons de comprendre, écrit-elle sur Facebook, pourquoi tant de femmes peuvent avoir besoin de nous, mais ne veulent pas être avec nous ? » Pour Wassyla, la réponse est simple : « Ce n’est pas nouveau, la plupart d’entre elles ont peur. Elles ne veulent pas affronter la famille et ses rapports de pouvoir. Moi je suis féministe parce que je suis protégée par ma famille. Je le suis aussi parce que j’ai compris qu’on ne pouvait pas se libérer seule. ». Elle précise : « Le problème en Algérie, c’est que la sacro-sainte unité populaire est construite sur la hiérarchie des sexes. Sur cette inégalité essentielle, aucune démocratie ne peut se construire. Aujourd’hui, je l’affirme au risque d’être vilipendée : le peuple algérien n’est pas prêt à concevoir l’égalité des hommes et des femmes. »

Au début des marches, beaucoup de militantes ont proclamé : « Si ça ne fonctionne pas cette fois-ci, on s’en va ». Quand le Hirak s’est essoufflé, quelques-unes ont quitté les mouvements, mais d’autres ont pris le temps de la réflexion et une décision : « Non, on ne va pas partir. On va faire une chose : se remettre au travail ! » D’un geste triomphant, Wassyla brandit le numéro 1 de l’épais magazine La Place, posé sur la table du salon, en équilibre au-dessus des livres. La première revue féministe algérienne, fondée il y a un an, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. « Le jour de sa sortie dans un centre d’art à Alger, il y avait un monde fou, j’en avais les larmes aux yeux. » Ce qui ravive l’enthousiasme de la femme de conviction et de combats : « Le travail, ce sont les articles, les livres, les films, les œuvres d’art, les procès, toutes les formes de mobilisations. Je pense que cet activisme protéiforme est nécessaire et utile. Sans celà, c’est la mort ! Moi, je remarque qu’il n’y a jamais eu autant d’énergie en Algérie. »

L’énergie de Wassyla, elle, est tout entière investie dans les Ateliers sauvages. Sa propre expérience la nourrit pour cette nouvelle aventure au service des femmes. Lorsqu’elle affirme vouloir accompagner l’émergence d’un « désir d’exister », elle sait de quoi elle parle. « J’ai déjà mesuré combien il est plus facile d’affronter les tabous avec des images qu’avec des mots. Seuls les artistes peuvent aborder les tabous avec leur art, en particulier les corps, la sexualité. Surtout lorsqu’ils s’expriment via la fiction, l’image, les arts visuels. L’art, conclut-elle, est une part de l’inconscient qui nous aide à avancer. Il faut penser et clamer que la société algérienne va avancer, évoluer, parce que toutes les sociétés évoluent. Les femmes-artistes peuvent exposer ici un monde intime, et trouver le chemin de leur liberté. Je suis convaincue que l’art conduit à la liberté de soi, et dit la liberté de tous. »...

À 80 ans, l’intellectuelle algérienne et militante féministe Wassyla Tamzali poursuit son chemin au même rythme, en quête d’une liberté pour les femmes algériennes. Un parcours de vie nomade où se mêlent trahison, espoir et passion.   D’un avion à l’autre, elle est à Carthage pour un festival, à Marseille à l’invitation du Mucem, à Paris pour la signature de son dernier livre. Quand son corps lui impose le silence et quelques jours de pause, c’est pour mieux reprendre la route. Elle m’accueille dans l’atmosphère tamisée de son petit duplex parisien, en plein Marais. La grande dame aux cheveux argentés s’assoit face à moi, de l’autre côté d’une table basse chargée de livres. Un sourire à peine esquissé. Dans son regard, un mélange de gravité et de curiosité. Il y a sept ans, Wassyla est en plein chantier de rénovation d’un bâtiment du centre historique d’Alger. Lorsqu’elle fait abattre les murs et les faux plafonds, elle découvre un espace brut aux vastes volumes, encadrés de voûtes en briques et de charpentes en métal. Dans ces entrailles austères, elle décide de faire une galerie. Mieux, un centre de création artistique : les Ateliers sauvages. Une matrice pour accompagner la créativité de jeunes artistes algériens. Ils y travaillent, exposent leurs œuvres, échangent leurs expériences. Un lieu quasi subversif dans un pays où l’art est ignoré, inexploité, inaccessible. Wassyla est une galeriste pas comme les autres. Pas galeriste du tout d’ailleurs. Chercheuse. Découvreuse. Accoucheuse. « Les Ateliers fonctionnent comme un laboratoire expérimental. Je sais que…

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