Ombres aux tableaux

Alix Van Pée

Sans son cadre, la peinture semblait nue, vulnérable. Je l’ai découverte cet été dans un petit atelier fermé au public, caché dans les étages du château de Chantilly. La restauratrice, Florence Adam, m’avait invitée avec quelques proches à découvrir l’avancée de son travail. Elle devait remettre en état le sublime Portrait de Madame Duvaucey, signé d’un grand maître de la peinture néoclassique : Jean-Auguste-Dominique Ingres.

La scène m’a marquée. La toile était posée sur un chevalet à manivelle au centre de la pièce, à côté d’une palette de peintre, de quelques pigments et d’une lampe à ultraviolets. Madame Duvaucey nous scrutait tous. Ingres l’a représentée sur un fauteuil rouge vif, richement vêtue. Son visage est détendu, ses traits sont fins, réguliers. Elle porte des bagues et un éventail en or, et sa coiffure d’époque – un chignon avec raie au milieu et cheveux plaqués sur les côtés – est à nouveau à la mode aujourd’hui.

Il faisait une chaleur de bête ce jour-là. Je me laissais bercer par les explications de la restauratrice (le tableau avait été transposé, son support n’était donc pas celui d’origine…), jusqu’à ce qu’elle prononce ces quelques mots, qui m’ont fait l’effet d’un électrochoc : « J’ai découvert des drôles d’inscriptions à la lampe à UV, regardez. » Elle a pointé sa lampe vers le fauteuil rouge, à gauche du tableau. « On peut voir que la toile a été signée deux fois. Et quelqu’un a ajouté une date incompréhensible, recouverte de peinture par la suite. Je ne comprends pas ces inscriptions. » Pardon ? En quelques secondes, la toile avait pris une grande valeur à mes yeux. L’expression de Madame Duvaucey me semblait maintenant énigmatique, son sourire me narguait.

Les tableaux mystérieux ne fascinent pas que moi. Depuis quelques années, écrivains et documentaristes multiplient les récits haletants, des histoires d’œuvres indéchiffrables, à la paternité douteuse, ou volées. Sur Netflix, la série documentaire « Vol au musée : Le Plus grand cambriolage de l’histoire de l’art » en est un bel exemple. Où sont passés les Degas, Manet ou Rembrandt volés par des faux policiers dans un musée de Boston en 1990 ? Mystère. Les tableaux apparaissent dans le documentaire comme des photos de défunts.

Comme le Portrait de Madame Duvaucey, une multitude d’œuvres, même sous nos yeux, jouissent de la même auréole de mystère. La Tempête, peinte au début du XVIe siècle par l’Italien Giorgione, divise les historiens de l’art. Certains associent les deux personnages – un homme regardant une femme dénudée en train d’allaiter – à Adam et Ève, d’autres à un passage de l’Odyssée d’Homère. Les moins optimistes estiment que la toile n’a aucun sens. L’énigme a transformé le tableau en objet d’un feuilleton à rebondissements.

Notre goût pour l’intrigue va peut-être trop loin. Le mois dernier, le Rijksmuseum à Amsterdam a ouvert son « exposition du siècle » sur Vermeer, occasionnant une multitude d’articles aux titres accrocheurs, sur les « secrets » du peintre, « l’énigme » autour de sa vie, de sa mort précoce. Il est question de faits « surprenants », d’informations « dévoilées »… L’historien de l’art et membre de l’Académie des beaux-arts Adrien Goetz tempère cette apologie du doute : « On continue à croire au mythe du “mystérieux Vermeer” comme au temps où Jean-Louis Vaudoyer et Proust allaient voir la Vue de Delft à l’Orangerie. Depuis les travaux de l’historien de l’art John Michael Montias, on sait plein de choses sur sa vie… mais le mythe continue de fasciner ».

Pourquoi ces énigmes sont-elles devenues notre porte d’entrée favorite vers le monde des beaux-arts ? Mathieu Deldicque, directeur du musée Condé au château de Chantilly, explique ce phénomène par un autre, concomitant : le grand public connaît de moins en moins l’Histoire de l’art. Alors « il accède aux œuvres autrement ». Par ailleurs, le progrès technologique de ces dernières années facilite la compréhension des œuvres. Certaines résistent, mais plus pour longtemps. Un secret sur le point d’être dévoilé est encore plus excitant.

Depuis cet été, le Portait de Madame Duvaucey a fait l’objet de recherches approfondies. L’historienne de l’art Nicole Garnier – et commissaire scientifique de l’exposition Ingres qui ouvrira en juin au château de Chantilly – a retracé l’histoire de cette beauté tranquille, assise sur son fauteuil rouge. Madame Duvaucey était la maîtresse d’un ambassadeur. Lorsque son amant est décédé, elle s’est retrouvée sans le sou, forcée de revendre son propre tableau à son créateur de génie : Ingres. Le peintre de La Grande Odalisque, « un éternel insatisfait » selon Nicole Garnier, aurait peut-être modifié sa toile, repeint certaines zones et, pourquoi pas, ajouté une nouvelle signature. Ce n’est qu’une supposition.

L’histoire de Madame Duvaucey, cette « Monna [sic] Lisa en costume de l’Empire », comme l’appelait Théophile Gautier, me laisse sur ma faim. Seule sa splendeur ne fait aucun mystère....

Sans son cadre, la peinture semblait nue, vulnérable. Je l’ai découverte cet été dans un petit atelier fermé au public, caché dans les étages du château de Chantilly. La restauratrice, Florence Adam, m’avait invitée avec quelques proches à découvrir l’avancée de son travail. Elle devait remettre en état le sublime Portrait de Madame Duvaucey, signé d’un grand maître de la peinture néoclassique : Jean-Auguste-Dominique Ingres. La scène m’a marquée. La toile était posée sur un chevalet à manivelle au centre de la pièce, à côté d’une palette de peintre, de quelques pigments et d’une lampe à ultraviolets. Madame Duvaucey nous scrutait tous. Ingres l’a représentée sur un fauteuil rouge vif, richement vêtue. Son visage est détendu, ses traits sont fins, réguliers. Elle porte des bagues et un éventail en or, et sa coiffure d’époque – un chignon avec raie au milieu et cheveux plaqués sur les côtés – est à nouveau à la mode aujourd’hui. Il faisait une chaleur de bête ce jour-là. Je me laissais bercer par les explications de la restauratrice (le tableau avait été transposé, son support n’était donc pas celui d’origine…), jusqu’à ce qu’elle prononce ces quelques mots, qui m’ont fait l’effet d’un électrochoc : « J’ai découvert des drôles d’inscriptions à la lampe à UV, regardez. » Elle a pointé sa lampe vers le fauteuil rouge, à gauche du tableau. « On peut voir que la toile a été signée deux fois. Et quelqu’un a ajouté une date incompréhensible, recouverte de peinture par la suite. Je ne comprends pas ces inscriptions. » Pardon ? En quelques secondes, la…

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