Phượng Bùi Trân : Mélange des genres

Morgane Pellenec

L’historienne Phượng Bùi Trân défriche et éclaire un terrain de recherche méconnu avec son cycle de cours au Collège de France, Femmes vietnamiennes : pouvoirs, cultures et identités plurielles. La leçon inaugurale aura lieu le 9 mars.

 

Quel est votre objet d'étude dans ce cours au Collège de France ?

Il s'agit de l'histoire des femmes vietnamiennes, des débuts – c’est-à-dire le mythe de genèse du peuple Viêt, les sœurs Trưng puis quelques miettes d’histoire jusqu’au Xe siècle – à nos jours. C’est une période très longue, évidemment impossible à couvrir entièrement. J’ai donc centré mon approche sur trois thèmes : pouvoirs, cultures et identités plurielles.

 

Pourquoi ces thèmes ?

Dans l’histoire, beaucoup de choses se passent autour du concept de pouvoir, que j’entends dans un sens large, dépassant la simple notion politique. Ce concept résonne particulièrement au Viêtnam, où les luttes de pouvoir ont été nombreuses et violentes. Les Vietnamiens se sont battus contre la Chine, puis contre les Français et les Américains. Et qu’est-ce que la lutte contre l’envahisseur étranger si ce n’est un combat pour préserver ses cultures, ses identités, pour ne pas être obligé de vivre et de voir le monde à la manière des autres ? Selon moi, les concepts de pouvoirs et de cultures sont très liés, pour les femmes en particulier.

 

Pourquoi cela ?

Parce que ces luttes de pouvoir et ces périodes de domination ont parfois transformé en profondeur les structures de la société, dont la place que les femmes pouvaient y tenir. Au Viêtnam, avant la domination chinoise, dans les temps immémoriaux, les ethnies étaient majoritairement matrilinéaires. L’identité de l’individu y était définie par la filiation du côté de la mère et les femmes étaient héritières, ce qui leur conférait une forme de pouvoir. Cette organisation, partagée dans l’Asie du sud-est, est liée à la riziculture. Cette activité nécessite énormément de main-d’œuvre, dont celle des femmes. Ainsi, elles ont toujours été très présentes dans la production agricole, mais aussi dans le commerce, dans les échanges, dans la gestion des affaires courantes quand les hommes étaient mobilisés par à la guerre, ou dans la résistance à l’occupant. Mais cette organisation sociale a été violemment secouée par les différentes vagues de dominations.

 

Qu’ont changé les dix siècles d’occupation chinoise (de 111 av. J.-C. à 939 ap. J.-C.) pour les femmes ?

La Chine a imposé au Viêtnam le confucianisme, idéologie d’État depuis les Han. Ce mouvement de pensée, profondément patriarcal et antiféminin, prône la hiérarchie entre les sexes, plaçant l’homme au-dessus de la femme. Sous le confucianisme, les examens qui permettaient de devenir mandarin – haut fonctionnaire au service de l’empereur, un poste très valorisé socialement – ont été interdits aux femmes. Par conséquent, les figures de femmes lettrées sont relativement rares dans l’histoire vietnamienne, mais celles que l’on connaît ont exercé une influence pérenne. Pendant les mille ans qu’a duré la domination, l’autorité centrale a été plus ou moins lâche et les femmes ont pu trouver quelques interstices de liberté et des espaces de pouvoir, mais l’idéologie confucianiste a fortement infusé la société. Même lorsque l’ère de l’indépendance et de la souveraineté s’est ouverte, les Vietnamiens ont de leur propre gré réaffirmé cette culture confucéenne, pour assurer la cohésion nationale notamment.

 

Que donne ce « mélange » entre matrilinéarité, patriarcat, dominations politiques et luttes émancipatrices ?

D’autres « mélanges », les nôtres ! Une vision simpliste de la culture traditionnelle vietnamienne consiste à penser que la société a toujours été patriarcale et que, mis à part quelques héroïnes, les femmes n’ont tenu que des rôles secondaires, avant que l’arrivée de l’Occident ne bouscule cet état de fait. C’est faux, bien sûr ! Les dynamiques ont toujours été mouvantes, complexes, en tension. Je pense par exemple, et je ne suis pas la seule, que l’aspect historique matrilinéaire est un héritage ancré, préservé et persistant.

 

En entamant vos recherches, avez-vous pu profiter de travaux antérieurs ?

En 1992, quand une amie m’a proposé d’enseigner l’histoire au sein de la faculté d’études sur la femme qu’elle venait de créer, j’ai réalisé qu’il n’y avait quasiment pas de ressources disponibles. Mon ami Daniel Hémery, historien français du Viêtnam, m'a alors offert le tome V de l’Histoire des femmes en Occident, collection dirigée par Georges Duby et Michelle Perrot, pensant que je pourrais y trouver quelques éléments partagés entre la France et le Viêtnam. En réalité, c’est le tome I qui m’a aidée : ce dont j’avais besoin c’était de méthodologie. Comment « faire » l’histoire des femmes ? Au Viêtnam c’était un domaine encore tout à fait inexploré, que j’ai commencé à défricher à ma manière.

 

Sur quelles sources avez-vous pu travailler ?

Au niveau des sources classiques et confucéennes, je me suis appuyée sur l’historiographie officielle, sur quelques biographies de femmes, sur des registres familiaux et sur des journaux et ce que l’on appelle la « nouvelle littérature » et la « nouvelle poésie », qui apparaissent au XXe siècle. Mais je me suis aussi énormément appuyée sur le folklore, encore très vivace aujourd’hui. Avant la propagation de l’écriture romanisée – créée par des missionnaires dans un but religieux au début du XXe siècle, puis généralisée par les autorités coloniales – qui a permis une alphabétisation facile et rapide des masses, la majorité des Vietnamiens, et notamment les femmes, étaient analphabètes. La culture était donc diffusée et transmise par le folklore, la littérature et la tradition orales. Ainsi, les femmes pouvaient apprendre par cœur l'équivalent de romans écrits en vers, et les transmettre aux plus jeunes. Lorsque l’on s’intéresse à la vie des femmes et que l’on veut mieux comprendre leur quotidien, leurs sentiments, leurs réflexions, on ne peut pas négliger ces apports. Les proverbes et les expressions aussi sont intéressants à étudier, qui façonnent notre façon de penser et que l’on utilise encore beaucoup aujourd’hui. Par exemple, un des proverbes les plus connus de la langue dit : « Quand l'ennemi arrive au seuil de la maison, même les femmes doivent se battre. »

 

Contrairement à la figure de la femme lettrée qui, nous dites-vous, fait figure d’exception, celle de la femme combattante semble plus courante…

Comme partout dans le monde, les femmes sont quasiment absentes de l'historiographie officielle. Par contre, ce qu’elle n’a jamais omis et qui est connu de tous les Vietnamiens et Vietnamiennes, c’est que la lutte contre la domination chinoise – un élément essentiel de l’histoire du pays – a été initiée par trois femmes, à deux moments différents. L’une d’elles est Triệu Thị Trinh qui, au IIIe siècle de l’ère chrétienne, a dirigé un mouvement de résistance contre la dynastie des Wu. On lui attribue une phrase, que tous les élèves apprennent encore à l’école aujourd’hui : « Je souhaite dompter les tempêtes, tuer les orques au large, chasser les envahisseurs, reconquérir le pays, défaire les liens du servage, et ne jamais courber l'échine pour devenir la concubine d'un homme, quel qu'il soit. »

 

Vos recherches vous ont permis d’identifier l’émergence de courants féministes dans la première moitié du XXe siècle. D’où viennent-ils ?

Pendant la colonisation française, l’enseignement public a été pour la première fois ouvert aux Vietnamiennes. Au début des années 1920, l’effectif des filles scolarisées ne dépasse pas 8 % – dont 70 % viennent du Sud, la partie du pays le plus tôt colonisée – mais il ne cesse d’augmenter. Parallèlement, la nouvelle littérature, la presse et un début de modernisation de l’économie offrent aux femmes de nouvelles opportunités de travail professionnel. Enfin, au début du XXe siècle, la lutte anticolonialiste, à laquelle les femmes ont toujours participé, n’est plus seulement une lutte armée. Elle passe aussi l’adoption de nouvelles valeurs et des efforts de modernisation. L’élite intellectuelle – pas seulement féminine – commence à remettre en question une partie des traditions culturelles, jugées obsolètes, dont l’ordre patriarcal. Entre 1918 et 1945, de nouvelles perceptions et expérimentations de genre ont alors émergé et des courants féministes vietnamien sont apparus.

 

Puis la lutte anticolonialiste a pris le pas sur la lutte féministe…

L’année 1945 est celle de la Révolution d’août qui proclame l’indépendance, puis l’appel à résistance armée. Pour le mouvement des femmes, c’est le creux de la vague. Quand les objectifs politiques sont au premier plan, celui de l’égalité des genres recule. Et puis, pendant la guerre anti-américaine - que les occidentaux appellent guerre du Viêtnam – la situation était très complexe, car les combattantes étaient des deux côtés. C’était à la fois une guerre patriotique et une guerre civile. Pour les femmes, les évolutions ont été différentes dans les « deux Viêtnams ». Mais dans les deux camps, ces guerres ont traumatisé des générations d’hommes et de femmes, dont beaucoup ont été victimes d’abus sexuels. Aujourd’hui, la violence est un phénomène d’ampleur au Viêtnam, non seulement à cause de l’héritage patriarcal et des inégalités socio-économiques, mais aussi parce que ces traumatismes n’ont pas été soignés....

L’historienne Phượng Bùi Trân défriche et éclaire un terrain de recherche méconnu avec son cycle de cours au Collège de France, Femmes vietnamiennes : pouvoirs, cultures et identités plurielles. La leçon inaugurale aura lieu le 9 mars.   Quel est votre objet d'étude dans ce cours au Collège de France ? Il s'agit de l'histoire des femmes vietnamiennes, des débuts – c’est-à-dire le mythe de genèse du peuple Viêt, les sœurs Trưng puis quelques miettes d’histoire jusqu’au Xe siècle – à nos jours. C’est une période très longue, évidemment impossible à couvrir entièrement. J’ai donc centré mon approche sur trois thèmes : pouvoirs, cultures et identités plurielles.   Pourquoi ces thèmes ? Dans l’histoire, beaucoup de choses se passent autour du concept de pouvoir, que j’entends dans un sens large, dépassant la simple notion politique. Ce concept résonne particulièrement au Viêtnam, où les luttes de pouvoir ont été nombreuses et violentes. Les Vietnamiens se sont battus contre la Chine, puis contre les Français et les Américains. Et qu’est-ce que la lutte contre l’envahisseur étranger si ce n’est un combat pour préserver ses cultures, ses identités, pour ne pas être obligé de vivre et de voir le monde à la manière des autres ? Selon moi, les concepts de pouvoirs et de cultures sont très liés, pour les femmes en particulier.   Pourquoi cela ? Parce que ces luttes de pouvoir et ces périodes de domination ont parfois transformé en profondeur les structures de la société, dont la place que les femmes pouvaient y tenir. Au Viêtnam, avant la domination…

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