Pour un Etat laïc en Iran

Shirin Ebadi

La mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs, a provoqué l’indignation du peuple iranien, attestée par ces foules immenses manifestant à travers le pays, unies derrière le slogan « Femmes, Vie, Liberté. »

Soudaine, cette explosion de colère était pourtant prévisible, attisée par les lois sexistes votées et appliquées depuis l’avènement, en 1979, de la République islamique, dont je vais donner ici quelques exemples : toutes les femmes qui se trouvent en Iran, qu’elles soient musulmanes ou non, iraniennes ou étrangères, doivent porter le hidjab. Si elles ne le font pas, la police peut procéder à leur arrestation. Un homme peut avoir jusqu’à quatre épouses dont il peut divorcer sans avoir à motiver sa décision, alors que pour une femme, il est très difficile, voire impossible, d’obtenir le divorce. Une femme mariée n’est pas autorisée à voyager sans la permission de son mari.

Cette législation discriminante a créé une sorte de poudrière susceptible d’exploser à tout moment. La mort de Mahsa en détention a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

Mahsa a été arrêtée uniquement parce que quelques-uns de ses cheveux dépassaient de son foulard. Elle a été frappée à la tête, ce qui a provoqué une commotion cérébrale et elle en est morte. En signe de protestation, les Iraniennes, en particulier les jeunes filles, ont commencé à se couper les cheveux.

Auparavant, les Iraniennes avaient régulièrement tenté de se révolter mais, jusqu’ici, elles n’avaient jamais été soutenues par les hommes. Les hommes leur disaient : « Écoutez, le nouveau régime vient tout juste de s’installer, laissez-lui du temps. Un peu de patience et, très bientôt, vos droits seront reconnus. » Puis Saddam Hussein, alors à la tête de l’Irak, a attaqué l’Iran, ce qui nous a plongés dans huit années de guerre. Une nouvelle fois, les hommes avaient une excuse pour nous dire : « Écoutez, maintenant nous devons d’abord nous inquiéter de la sécurité de l’Iran plutôt que de votre statut. Soyez patientes. » Toutes n’ont pas été convaincues par ces médiocres atermoiements. Mais celles qui l’ont fait savoir ont été systématiquement arrêtées, battues, bannies ou jetées en prison. Et ce simplement parce que les hommes n’étaient pas encore prêts à les soutenir. Mais la discrimination et l’oppression entraînent un sentiment d’injustice qui se diffuse sourdement dans la société, comme un virus. Si vous n’en asséchez pas la source, il va sans cesse se propager jusqu’à devenir incontrôlable.

Lorsque les autorités ont commencé à arrêter les communistes, les nationalistes et tous ceux qui osaient exprimer la plus légère réserve sur l’action du gouvernement, les hommes ont fini par comprendre que la plaisanterie avait trop duré, qu’il fallait faire quelque chose. C’est la grande différence aujourd’hui : les femmes ont le soutien des hommes. Ils sont, eux aussi, descendus dans la rue et manifestent aux côtés des femmes. Et, pour montrer qu’ils sont totalement solidaires de la lutte des femmes, ils font le geste de se couper les cheveux, même lorsqu’ils les portent courts. C’est pour cette raison essentielle que les protestations ont pris une telle ampleur et se poursuivent en dépit d’une répression féroce. Six mois de manifestations en Iran, c’est exceptionnel.

Ce soulèvement est-il susceptible de déboucher sur un changement radical en Iran ? Je le crois, parce que cette fois, il y a une demande unanime, un appel au renversement du pouvoir théocratique en place depuis plus de quarante ans. Ce régime doit partir. Pour l’heure, il résiste, accentuant la violence de la répression. À ce jour, au moins 520 opposants ont été tués. Au cours des quatre derniers mois, quatre manifestants ont été exécutés, plus de 20 000 ont été arrêtés. Cette stratégie de dissuasion par la terreur ne parvient pourtant pas à convaincre les gens de rester chez eux. Si les Iraniens avaient peur, tout serait terminé depuis des mois. Mais, comme chacun peut le voir, cela continue. Ce qui se passe en Iran aujourd’hui n’est pas une suite d’émeutes éparses, c’est une révolution. N’oublions pas qu’une révolution est un processus. Un processus a ses fluctuations, parfois c’est dur, parfois moins. Mais, quelles que soient les difficultés, ça continue.

Le régime est soutenu par les pasdarans, les gardiens de la révolution, une force puissante, bien équipée, dont la fidélité et la motivation sont entretenues par les privilèges que leur accordent les mollahs. Même si elle est ordonnée par les politiques, ce sont bien les pasdarans qui exercent la violence. C’est d’abord contre eux qu’il faut agir. Nous souhaitons que l’Occident prenne des sanctions à leur encontre et les place sur une liste noire. Les gouvernements occidentaux ont beaucoup parlé jusqu’à présent, mais ils n’ont pas fait grand-chose. Ce n’est pas suffisant et cela ne nous aide pas. Ce que nous attendons de l’Occident, ce n’est pas une simple critique des dictateurs ou une dénonciation de leurs actes en termes prudents. Ce que nous demandons, c’est que les relations diplomatiques avec l’Iran passent du niveau d’ambassadeurs à celui de chargés d’affaires. Officiellement, des sanctions ont été prises contre l’Iran, mais à la différence de ce qu’on constate avec la Russie, elles sont restées théoriques : dans les faits, rien ne s’est passé. En Russie, Vladimir Poutine et ses partisans, en particulier les oligarques, ont été frappés. Leurs biens, y compris les clubs de football, ont été confisqués. Rien de tel en Iran. L’Occident doit donc enfin agir.

Que peut-il se passer maintenant ? Je sais que 90 % des Iraniens veulent la chute du régime islamique. Le peuple a clairement affirmé son désir d’un gouvernement démocratique et laïc. Soyez-en sûrs, lorsque 90 % des habitants d’un pays souhaitent quelque chose, ils finissent par l’obtenir. D’autant que la colère gagne de nouvelles couches de la population : récemment, et pour la première fois depuis la révolution, des lycéens se sont joints aux manifestants et scandent des slogans contre le régime. 68 d’entre eux ont été tués. Et quelque 300 sont en prison.

Pour autant, je ne suis pas une pythie et ne peux donc prédire le futur avec certitude. Mes convictions résultent de ce que je vois et de mon analyse des événements qui se déroulent en ce moment même dans mon pays. Ce qui me semble incontestable, c’est la puissance de l’aspiration démocratique du peuple iranien. Est-il nécessaire de rappeler que la notion de démocratie est universelle ? Qu’elle n’est, par essence, l’apanage d’aucune nation, occidentale ou orientale. Oui, en Iran, il y a des gens qui veulent un gouvernement démocratique et laïc. Parce que mon peuple subit depuis quarante-quatre ans l’oppression d’une théocratie tyrannique.

Est-il possible de séparer la religion de l’État ? La réponse est évidemment oui. En Occident, on a réussi à dénouer les liens entre l’Église et le pouvoir politique. Il devrait en être de même pour l’islam. En Europe, les gens sont libres de pratiquer leur religion. S’ils veulent aller à l’église, ils y vont. S’ils ne le veulent pas, s’ils ont d’autres croyances ou aucune, ils sont libres de choisir. Le peuple iranien ne veut rien d’autre que cette liberté. Je sais bien qu’actuellement, dans la majorité des pays musulmans, les citoyens n’en jouissent pas. Mais il y a trois-cents ans, il en était de même dans la chrétienté. Le monde occidental a réussi à dissocier religion et politique. Nous le ferons aussi, afin qu’un pouvoir despotique ne puisse plus instrumentaliser la foi pour contrôler et exploiter le peuple. Je suis moi-même musulmane et je suis fière de l’être. Ce n’est pas une raison pour que j’accepte tout ce qu’on veut me vendre au nom de l’islam.

La question religieuse rejoint celle de la place de la femme dans la société. Partout dans le monde, les femmes sont soumises à une forme d’oppression. Même en France. La raison en est la culture patriarcale, qui fait de nous des citoyennes de seconde zone. C’est cette culture millénaire qui permet d’utiliser un livre sacré pour imposer la volonté des hommes aux femmes et les opprimer. J’insiste : ceci est valable aussi bien dans les pays musulmans que dans des pays chrétiens. Aux États-Unis par exemple, nombre d’opposants à l’avortement justifient leur position en affirmant que c’est contre la volonté de Dieu. Et avez-vous déjà eu une femme pape ?

Si je réclame l’avènement d’un pouvoir laïc, c’est donc aussi parce que je refuse qu’un régime utilise la religion pour opprimer les femmes. Débarrassée de ses oripeaux mystiques, mise à nu, la culture patriarcale apparaîtra telle qu’en elle-même : injuste et oppressive. L’extirper des cerveaux des deux sexes prendra évidemment du temps et seule une éducation ciblée pourra nous permettre d’y parvenir. Un exemple : les religions abrahamiques ont les mêmes racines. Dans toutes, le livre saint dit : le premier péché a été commis par une femme et à cause de cela, toutes les femmes sont condamnées. Mais s’il existe un Dieu juste et équitable, pourquoi, pour le péché d’une seule, toutes les femmes devraient-elles être punies pour l’éternité ? De toute façon, qui était Ève, et quelle était exactement la mauvaise action qu’elle a commise ? Évidentes, ces questions ne sont pourtant jamais posées, tout simplement parce que tous les livres sacrés de toutes les religions ont été interprétés par des hommes. S’ils avaient été interprétés par des femmes, Adam ne s’en serait peut-être pas aussi bien tiré....

La mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs, a provoqué l’indignation du peuple iranien, attestée par ces foules immenses manifestant à travers le pays, unies derrière le slogan « Femmes, Vie, Liberté. » Soudaine, cette explosion de colère était pourtant prévisible, attisée par les lois sexistes votées et appliquées depuis l’avènement, en 1979, de la République islamique, dont je vais donner ici quelques exemples : toutes les femmes qui se trouvent en Iran, qu’elles soient musulmanes ou non, iraniennes ou étrangères, doivent porter le hidjab. Si elles ne le font pas, la police peut procéder à leur arrestation. Un homme peut avoir jusqu’à quatre épouses dont il peut divorcer sans avoir à motiver sa décision, alors que pour une femme, il est très difficile, voire impossible, d’obtenir le divorce. Une femme mariée n’est pas autorisée à voyager sans la permission de son mari. Cette législation discriminante a créé une sorte de poudrière susceptible d’exploser à tout moment. La mort de Mahsa en détention a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Mahsa a été arrêtée uniquement parce que quelques-uns de ses cheveux dépassaient de son foulard. Elle a été frappée à la tête, ce qui a provoqué une commotion cérébrale et elle en est morte. En signe de protestation, les Iraniennes, en particulier les jeunes filles, ont commencé à se couper les cheveux. Auparavant, les Iraniennes avaient régulièrement tenté de se révolter mais, jusqu’ici, elles n’avaient jamais été soutenues par les hommes. Les hommes leur disaient : « Écoutez, le…

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