Qui rira le dernier ?

Blandine Rinkel

Quand on arrivait au Paléo, il flottait dans l’air un parfum de vanité.

Dans les allées du Village Artiste, les corps se redressaient, les nuques se tendaient, les regards se faisaient inquisiteurs. Qui était déjà là, depuis combien de temps, et quel était son degré de notoriété ? Dans les festivals de musique comme celui-ci, les étoiles américaines régnaient sans partage, escortées d’hommes au torse sculpté, affublés de lunettes de soleil. On les regardait passer comme des conquérants grecs, des statues d’Ithaque. On était impressionnés par ces créatures d’une autre espèce que la nôtre.

Des demi-dieux, hors d’atteinte à jamais.

Heureusement, nous avions nos mythologies locales : Lomepal ou Juliette Armanet avaient sur nous un effet magnétique ; c’était le ciel à portée de main. Notre infini de proximité. Et quand nous les croisions, sur le chemin des balances, nous les frôlions en redressant le buste, le regard lointain et les épaules orgueilleuses, simulant, par cette allure altière, une indifférence que nous n’éprouvions pourtant jamais.

La gloire avait, même sur les plus lucides d’entre nous, un effet d’opium.

Elle nous énergisant et nous soumettait à la fois.

Inavouable moteur, elle gouvernait nos gestes.

Elle nous amenait par exemple, cinq à dix fois par heures, à vérifier les gratifications de nos téléphones. Quelqu’un nous avait-il contacté ? Cité ? Pris en photo à notre insu ? Avait-on cherché à nous joindre ? Voulait-on nous proposer quelque chose ? Qu’est-ce qui nous donnerait, aujourd’hui et demain, le sentiment de compter ?

Nous avions soif de tous les signes que l’on pourrait nous faire, de tout ce qui nous permettrait de nous rêver, nous aussi, en démiurges.

Notre iPhone était un tonneau des Danaïdes, où des petits ronds rouges apparaissaient et disparaissaient sans cesse, comme des poissons phosphorescents se promenant à la surface d’un lac. Et même pour ceux d’entre nous qui recevaient le plus de ces signes minuscules, ce n’était jamais assez. Les ronds rouges appelaient les ronds rouges. Cela n’en finirait jamais.

Cela finissait pourtant, parfois. Quelques-unes de nos plus brillantes étoiles avaient fini par lâcher l’outil et se pavanaient avec un Nokia 3310 qui ajoutait une touche d’indépendance à leur magnétisme. C’était notamment le cas d’Orelsan, qu’on voyait passer au catering avec une humilité évidente, tranchant si violemment avec l’attitude du reste des troupes qu’elle lui conférait une souveraineté inattendue. Un charme, en somme.

À ce charme de l’humilité, Joseph n’avait jamais été sensible.

De notre groupe de quatre – peut-être le connaissez-vous ? nous nous appelions Flash et, dans les années 2020, faisions de la pop punk – c’était le plus excité à l’idée d’aller faire un concert dans ce festival suisse. Chez « les welschs » comme il disait, chez « les cousins des Teutons, on va leur faire voir aux welschs », répétait-il, lui qui ne respectait jamais rien ni personne, lui qui, quand il ne jouait pas de la guitare, riait fort de tout et de tous et à qui, bizarrement, cette impolitesse n’avait jamais porté de préjudice direct.

Indirect, sans doute. Quelques personnes l’avaient sans doute ignoré un soir, préférant ne pas l’inviter à telle fête ou lui proposer telle session de studio parce qu’elles aimaient mieux, à tout prendre, ne pas travailler avec quelqu’un qui risquait de se payer leur tête à tout moment. Oui, sans doute avait-on évoqué son manque d’égards dans quelque soirée de la pop française, dans quelques dîners d’étoiles en devenir, mais de cela, ni lui ni nous ne savions rien. Nous ignorions les effets secondaires de ses provocations. De manière générale, dans ce milieu, nous méconnaissions nos ombres.

Ce que nous savions, en revanche, c’est qu’après nos concerts, il fallait tenir Joseph. Après avoir joué, comme d’autres ont des courbatures ou le souffle court, nous avions coutume de dire que Joseph avait « la tête qui gonfle », de sorte qu’il parlait plus fort que de coutume, avec une confiance en lui démesurée. Il devenait un phénomène, « une montgolfière », disait Connie, sauf que la vérité, plus crue, c’est que Joseph était alcoolique – et qu’il avait l’alcool mauvais, le pire des alcools peut-être même : il avait l’alcool cruel.

Et le soir-là, le Paléo n’échappait pas à la règle.

Joseph avait commencé à boire à notre sortie de scène, alors que je me ruais sous une douche, que Connie s’inquiétait d’une écorchure aux cordes vocales et que Raphaël, qui produisait notre son et parlait par pré-set, tweetait déjà qu’il « n’avait pas les mots » pour qualifier ce qui s’était passé ce soir. Alors que nous retournions à nous-même, donc, Joseph s’était enquillé deux pintes et trois gorgées de vodka. Comment ne pas le comprendre ? Comment n’avoir pas besoin de boire, dans ce contexte-là ?

Un nuage de désirs surplombe les festivals, qui vous aliène vite.

Quand vient le soir, on sent monter cette atmosphère électrique, chargée en libido et en ambitions, cette folle énergie qui – à la manière d’un gaz – vous réveille et vous entraîne. Pour tout le monde, autour d’une grande scène, tout vibre.

La différence, peut-être, c’est qu’après quelques pintes, Joseph était convaincu que tout ne vibrait plus que pour lui. Sans doute, bien sûr, était-ce une forme de défense : après les concerts, il s’enfermait à la fois dans sa solitude et dans l’alcool, comme on se protège en refermant la porte de sa chambre. Oui, après qu’on avait joué, il se tenait droit, persuadé d’avoir le torse le plus intéressant de France et refusait de perdre son temps à échanger avec nous. Gêne ou orgueil, personne ne savait. On savait juste qu’il préférait se ruer dans la foule, recueillir les éloges sur son jeu de guitare, instrument phallique s’il en est. Et on le regardait faire en riant. En s’en foutant. C’était Joseph, disons, et on savait que Joseph avait un bon fond.

Ce soir-là donc, à Nyon, entre Léman et le Jura, nous avions joué notre set avec une énergie qui nous laisserait des courbatures le lendemain et, attablés au catering, nous nous en remémorions les meilleurs passages en ingérant de la purée.

– Vous pouvez y aller sur la saucisse, Joseph ne mangera pas la sienne ce soir.

– Quoi ? Et pourquoi il ne mange pas ? demanda Victor, notre ingénieur du son.

– Il veut avoir le temps de draguer, je crois, fit Raphaël en soupirant avec humour. Et comme on repart en van dans une heure, il faut faire des sacrifices. Et puis tu sais, il veut retrouver le corps de ses 20 ans, alors parfois il jeûne comme ça, aléatoirement.

– C’est débile, fit Connie, qu’on sentait concernée par la question. Il va se rattraper sur de la malbouffe à 4 heures du mat, et il aura tout perdu.

Elle-même était végan et, invariablement, élégante. Elle avait rejoint notre groupe l’année passée, remplaçant notre ancienne bassiste, que la crise du covid avait décidée à changer de secteur d’activité et qui, désormais, faisait du vin en Ardèche. Comment Connie parvenait-elle à garder des joues aussi fraîches ? Après les concerts, je n’osais pas croiser son regard. J’étais aussi rouge qu’elle ne le serait jamais. Bien qu’en salopette, je transpirais toujours, mes cheveux collés front – j’étais un homme humide.

– C’était un bon gig, non ? Je veux dire on s’en souviendra, vous ne pensez pas ?

– Sans doute, fit Victor en essuyant un coin de lèvre avec sa serviette, même si au rythme où ça va, certains risquent de tout oublier.

Raphaël et Connie échangèrent un sourire.

– C’est-à-dire ?

– Généralement, quand on rentre de nuit, c’est là qu’advient le vrai événement du festival, fit Victor, malicieux, et il se servit un peu d’eau, ne buvant jamais après les concerts.

Dans les caterings de festival, le désordre dominait. Certains artistes avaient mangé deux heures avant, quelques autres étaient ivres et parlaient fort, d’autres s’échauffaient près des casseroles, inquiets de leur passage à venir. La plupart se parlaient calmement, un sourire social sur les lèvres. C’étaient des endroits sans la moindre synchronicité, des fiefs bordéliques aux conversations informelles, où tout le monde semblait vaguement connaître tout le monde sans jamais connaître personne.

Si je suis honnête, ces endroits – pourtant accueillants – m’abimaient. Ils m’abimaient comme ils nous abimaient sans doute tous, ne nous laissant jamais que la possibilité de nous effleurer les uns les autres, nous changeant en créatures clignotantes, qui se frôlent sans s’approfondir, n’échangent jamais qu’en pointillés, s’approchent et disparaissent. Et comme Joseph, pour ne pas souffrir, j’avais mes protections. Il buvait ; je me taisais. Certains silences sont des forteresses, et si je me réfugiais dans le mutisme c’était moins par snobisme que pour ne pas me faire assiéger par l’indifférence des autres. Pour en être moins blessé.

– Vous avez vu la femme, au deuxième rang, qui s’est filmée elle-même TOUT le concert ? demanda Connie, alors qu’on attaquait le dessert

– J’ai surtout vu sa copine, qui la regardait faire, ça m’a rendu vaguement triste au milieu du troisième morceau, fit Raphaël, tout en retirant sa serviette de la chaise à sa droite, pour faire une place à Sam.

C’était la conductrice de notre van, Sam (et d’elle, on disait ironiquement qu’au contraire du petit personnage de la Sécurité routière, elle était à la fois celle qui conduit ET celle qui boit). Depuis une demi-heure, elle venait nous rappeler à intervalles réguliers qu’on n’allait pas tarder, qu’on voyageait de nuit. À 23 heures, tout devait être plié. Et tout aussi régulièrement, on lui conseillait d’aller dire ça à Joseph, le plus susceptible de nous mettre en retard. D’ailleurs, où était-il ?

– Juste là, derrière-toi, fit Raphaël, il vient de te mettre une droite invisible.

Et me retournant, je vis en effet Jo’, hilare comme à son habitude, son poing encore en l’air, prêt à éclater mon visage. Je ne dis rien.

– J’ai bien envie de te taper, gloussa-t-il soudain. Imagine on te fout au centre, là, par terre, et on te tape tous !

Il se tenait le ventre, tant cette idée lui procurait de la joie.

– On t’explose, ajouta-t-il joyeusement.

Je conservai le silence – d’une part parce qu’il n’y avait rien à répondre, de l’autre parce que j’avais honte de mon visage rouge, et de la possibilité que Connie et les autres m’imaginent, malgré eux bien sûr, mais m’imaginent tout de même, au sol, en sueur, en sang, roulé en boule pour parer les coups, victime que le groupe éclate. J’avais bu deux verres de blanc, qui commençaient à faire leur effet, et la présence de Joseph m’était, c’est difficile à expliquer, démoniaque. Personne ne répondit rien à Joseph et, en réalité, c’est peut-être ce qui me marqua. Tout le monde le laissa crier, pour couvrir les basses des scènes voisines, qu’il allait m’exploser, oui, tout le monde le laissa hurler, comme on le laissait parler des « welschs », des « schleus », manquer de respect à la terre entière – comme toujours on le laissait faire.

– Bon les jeunes, on est partis, fit bientôt Sam, et ses mots performatifs dirigèrent nos corps et nos affaires vers le van.

Un véhicule huit places en cuir de qualité, un Mercedes neuf, qui avait dû être loué deux jours auparavant. Connie s’assit à côté de Raphaël, je pris la double place du fond et, devant moi, Victor atterrit à côté de Joseph, qui, se retournant, me répéta l’idée qu’il avait en tête, celle de me décrocher la mâchoire pour rire – « ça serait quand même énorme, non ? »

– Écoute, Sac-à-merde, fit Victor, tu te tais pendant ce voyage d’accord ? L’idée, c’est qu’on dorme, et que tu décuves.

Le camion venait de se mettre en mouvement dans la nuit suisse, où de rares lumières trouaient un noir profond.

– Parce qu’on ne retourne pas à l’hôtel ce soir ? tenta d’articuler Joseph, une authentique surprise sur le visage

– Putain, ajouta-t-il en frappant le siège de Sam devant lui, qui ne broncha pas. Putain de merde ! Je pensais qu’on retournait à l’hôtel, moi.

Personne ne broncha. Joseph gueulait, seul dans son monde, et nous essayions tous, chacun de son côté, de découvrir la contorsion idéale pour trouver le sommeil contre la banquette. Le BPM intérieur de chacun retombait, nos corps se calmaient, nous nous taisions d’un commun accord tacite. Un certain silence succède au bruit et à la fureur des concerts. Un silence hanté, qu’on écoute généralement tête sur l’oreiller, alors que les muscles refroidissent encore. La porte d’un autre monde s’était ouverte ? La voilà qui se referme. Un accord plaqué dans le vide – n’en reste que l’écho.

Sauf qu’en guise d’écho, en l’occurrence, il y avait les râles de Joseph.

Au début, on pouvait croire à une envie de vomir, mais il s’agissait d’autre chose : cela venait du fond de la gorge et faisait trembler le fond du palais, comme si un ogre se raclait la gorge. On pouvait croire à une explosion imminente, quelque chose de sec ayant à voir avec l’air et le feu, sauf qu’en fin de bruit, cela se révélait aussi humide, oui, il y avait comme une boule aqueuse en bout de course, quelque chose de salivaire qui menaçait de couler et qui, in extremis, était ravalé par la bête.

Ces bruits étranges retentissaient dans le van toutes les deux minutes, et, en réponse, nous poussions de bruyants soupirs. Ce qui, au début, semblait comique se révéla vite fatigant. On ne tiendrait pas toute la nuit comme ça. Joseph voulait-il qu’on s’arrête ? Vomir, une bonne fois pour toute ? De quoi avait-il besoin ? Est-ce qu’il ne voulait pas manger quelque chose, déjà, ravalant un peu son orgueil ?

– Mais quel orgueil ? répondait-il, ses yeux tournant presque dans leurs orbites. Qui est le meilleur guitariste du monde ? Les gens ne retiennent que ça, dans la foule, ils m’ont tous parlé de ça, de la guitare, il n’y a que la guitare qui sonnait bien à leurs oreilles, ils ne me parlaient que de ça…

– Peut-être parce que c’est à toi qu’ils parlaient ? fit Raphaël, perspicace.

– Désolé les gars, mais je crois que je vous explose, ajoutait-il, avant de se lancer dans un nouveau râle.

En boucle. On finit par décider de s’arrêter sur une aire d’autoroute, espérant pouvoir forcer Joseph à vomir une bonne fois pour toutes. Ou bien à se taire.

C’était une aire suisse, mais elle aurait pu être française ou belge. En Europe, les aires d’autoroutes se ressemblaient comme se ressemblent les rythmiques des morceaux les plus streamés, et ça me désolait, cette standardisation générale. Il était bientôt une heure, et au milieu du vide, une famille allemande promenait un boxer. L’animal était vif comme un chiot, et j’avais suivi des yeux, hypnotisé, ses mouvements imprévisibles. Puis, alors que Sam remettait de l’essence dans le van, j’étais allé acheter une bouteille d’eau pour la suite du trajet. À la sortie de la station, je fumais une clope, loin de Joseph et des autres qui formaient un petit groupe près du van. Vus d’ici, ils avaient l’air d’insectes nerveux, d’une assemblée de papillons noirs, me disais-je, oui, des insectes nocturnes, voilà à quoi ressemblaient mes amis musiciens, étais-je en train de penser – quand j’entendis un cri. Connie, qui tombait au sol. J’écrasai ma clope et me précipitai vers le groupe, paniqué. Pourquoi Connie était-elle à terre ?

Raphaël tenait Joseph par les deux bras avec fureur, son front proche du front de l’autre, menaçant de le cogner.

– Je vais te frapper, je te jure que je vais te frapper !

– Mais qu’est-ce qui s’est passé ? – mon intonation, déplorable, montait dans les aigus alors que Connie se relevait doucement, s’époussetant le chemiser.

– Joseph a donné un coup à Connie, voilà ce qui s’est passé, fit Victor. Ce mec est malade, on va le laisser sur l’autoroute et c’est puis tout.

– Putain, c’est vrai ? Tout à l’heure il menaçait aussi de me frapper, mais je ne pensais pas…

Ils me regardaient tous.

– Je pensais pas qu’il le ferait vraiment.

Alors, comme si j’avais révélé un secret, tous ouvrirent grands les yeux, comme unanimement stupéfaits par ma phrase.

Puis, d’un mouvement tout aussi synchrone, tous éclatèrent de rire.

– Bien sûr que ce n’est pas vrai, fit Raphaël, mais on a réussi à te faire peur, non ?

Et voyant mon visage, ils comprirent qu’en réalité ils m’avaient vraiment fait peur.

Tous, y compris Connie, semblaient alors mêler un peu de regret à leur rire, sans rancune, c’était pour rigoler mec, chacun souhaitant me donner une tape amicale sur l’épaule – « pardon, c’était une blague » – tous, oui, se voulant après ça rassurants et sympathiques, et « tu veux un M&M’s ? » « On ne voulait pas vraiment t’effrayer. » Tous semblaient désolés de cet humour moins anodin qu’ils ne l’auraient cru, tous, oui, sauf Joseph, qui lui riait franchement, qui riait sans discontinuer, qui riait comme on se révèle et qui, c’est surtout cela qui me marqua, ne me regardait plus dans les yeux, fuyant mon regard par le rire. Bientôt, nous regagnions le van, chacun à sa place et Joseph n’avait plus de relents – avait-il vomi tandis que j’achetais mon eau ? Mais alors que nous cherchions le sommeil avec le plus grand sérieux du monde, il continuait de rire.

D’ailleurs, ne riait-il pas encore quand je finis par m’endormir ?

Et ne riait-il pas toujours dans mon rêve où, en plus de rire, il mordait férocement le cou de chacun d’entre nous, oui, dans mon rêve où, en plus de rire, il nous suçait le sang, lentement, sa guitare à la main, des ronds rouges plein le visage, comme si des notifications lui avaient poussé en boutons sur la peau, et Joseph avait-il vraiment ce bon fond que je lui avait toujours prêté ? Voilà ce que je me demandais dans mon rêve, dans ce van qui courait au beau milieu de la nuit et de ces moissonneuses-batteuses accomplissant leur ouvrage discret – et les gens ont-ils un fond, et ce fond se révèle-t-il à mesure qu’on vieillit ? Ou bien sommes nous tous des puits de sensations et d’expériences, des puits sombres et sans certitudes, capables de nous révéler, un beau jour, radicalement différents de ce que nous avions paru être la veille ? Joseph aurait-il pu me frapper ce soir-là ? Me frapperait-il le lendemain ? Je ne le verrai plus jamais de la même façon, songeai-je, les yeux rouges et le cœur saccadé, et dans mon rêve je l’imaginais rire comme il riait dans notre bolide fonçant à 120 km/h, dans le sens inverse de celui qu’il avait pris trois jours plus tôt, van qui retournait sur ses pas, van en régression, emportant avec lui des rêves honteux et sensuels de notoriété, de rencontres et d’alliances, et Joseph riait dans le sommeil du camion, et dans les kilomètres qui s’accumulaient au compteur, et il riait encore aux péages et aux bornes d’appel d’urgence, et il riait aux coups de freins et aux accélérations, et Joseph riait alors qu’on continuait à rouler, oui, tant que nous étions en mouvement, mais jusqu’à quand ? Il riait comme s’il était immortel. Il riait, la nuit régnait, et il riait encore....

Quand on arrivait au Paléo, il flottait dans l’air un parfum de vanité. Dans les allées du Village Artiste, les corps se redressaient, les nuques se tendaient, les regards se faisaient inquisiteurs. Qui était déjà là, depuis combien de temps, et quel était son degré de notoriété ? Dans les festivals de musique comme celui-ci, les étoiles américaines régnaient sans partage, escortées d’hommes au torse sculpté, affublés de lunettes de soleil. On les regardait passer comme des conquérants grecs, des statues d’Ithaque. On était impressionnés par ces créatures d’une autre espèce que la nôtre. Des demi-dieux, hors d’atteinte à jamais. Heureusement, nous avions nos mythologies locales : Lomepal ou Juliette Armanet avaient sur nous un effet magnétique ; c’était le ciel à portée de main. Notre infini de proximité. Et quand nous les croisions, sur le chemin des balances, nous les frôlions en redressant le buste, le regard lointain et les épaules orgueilleuses, simulant, par cette allure altière, une indifférence que nous n’éprouvions pourtant jamais. La gloire avait, même sur les plus lucides d’entre nous, un effet d’opium. Elle nous énergisant et nous soumettait à la fois. Inavouable moteur, elle gouvernait nos gestes. Elle nous amenait par exemple, cinq à dix fois par heures, à vérifier les gratifications de nos téléphones. Quelqu’un nous avait-il contacté ? Cité ? Pris en photo à notre insu ? Avait-on cherché à nous joindre ? Voulait-on nous proposer quelque chose ? Qu’est-ce qui nous donnerait, aujourd’hui et demain, le sentiment de compter ? Nous avions soif de tous les signes que l’on…

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