Vie d’artiste

Florent Servia

La métamorphose, essence et horizon des artistes, continue. Cécile McLorin Salvant, bientôt 34 ans, l’embrasse en vieille amie, avec évidence. Mélusine est le septième album de la chanteuse franco-américaine. Trois lui ont valu le Grammy Award du meilleur album de jazz vocal de l’année (en 2016, 2018 et 2019). C’eut été assez pour que cette héritière assumée et reconnue des grandes voix du jazz (Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Bessie Smith) campe son rôle déjà impressionnant de chanteuse comme on en fait plus : le répertoire classique, la diction d’un autre temps, l’incroyable justesse. Mais, plus qu’une interprète, Cécile McLorin Salvant est une artiste, que le succès encourage à créer. L’année dernière, à la parution de Ghost song, son précédent album, elle confiait à La Croix avoir « pour la première fois pensé à l’album comme un tout et non comme une collection de chansons ». Plus audacieuse, la chanteuse y embrassait son « étrangeté » sur une musique étonnamment psychédélique, entamant une réflexion sur l’identité duale. Ghost Song évoquait une vivante visitant son fantôme, Mélusine raconte une femme à moitié serpent, mi-belle mi-laide, tout à la fois normale et monstrueuse.

En prenant à son compte cette légende issue des contes populaires et chevaleresques du Moyen Âge, Cécile McLorin Salvant rappelle que nous ne sommes monstres qu’aux yeux des autres et met la lumière sur « ces personnages marginalisés », victimes des discriminations et des injonctions identitaires (« comme avec la taille, la beauté, le genre », liste-t-elle). La légende raconte que Mélusine avait accepté d’épouser Raymondin à condition que ce dernier ne la voit jamais le samedi, jour où elle se transforme en demi-serpent, à la suite d’une malédiction lancée par sa mère pendant son enfance. Le jour où Raymondin rompt sa promesse, Mélusine, nue dans son bain, se transforme en dragon et s’échappe.

Pourquoi le monstre se cache-t-il ? Parce que, seul, sa différence n’existe pas ? Depuis quelques années, Cécile McLorin Salvant dessine et brode, sans cesse, à l’instinct, en tournée comme à la maison, des figures monstrueuses et des corps sans tête, à la beauté laide et à l’identité complexe. Des monstres derrière lesquels percent ses questionnements : « comment fait-on pour vivre, créer, exister dans le monde tout en sachant qu’on est des sujets ? On est constamment vus, examinés, jugés. » Ogresse, un conte avec quatuor à cordes présenté en décembre dernier à la Philharmonie de Paris, racontait déjà l’histoire d’une femme monstrueuse, vivant seule dans les bois aux abords d’une ville, après s’être enfuie de la communauté des hommes. Sortie tout droit de son imagination, l’histoire sera prochainement diffusée sous la forme d’un dessin animé. Tout comme Mélusine, dont elle a dessiné toute l’histoire, va avoir le droit à un livre.

Ce goût pour la narration, Cécile McLorin Salvant l’a développé pendant l’enfance. « J’étais baignée dans les histoires de princesses et d’héroïnes », se souvient-elle. « J’adore ça en tant que public et j’aime jouer ça, incarner des rôles. » La chanteuse avait déjà révélé cette fibre pour le jeu sur scène, où elle excelle. Avec Ogresse et Mélusine, elle semble avoir libéré son imagination, comme sa spontanéité au dessin l’avait nourrie. Pour Mélusine, appuyée par l’éternel Sullivan Fortner au piano, elle décide de « puiser dans un éventail de chansons », en français, en créole haïtien et en occitan. Cinq titres sont d’elle, neuf sont des reprises, toutes efficaces, dont le bouleversant Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, un poème d’Aragon revisité par Léo Ferré ou Le Temps est assassin de Véronique Sanson. En ordonnant d’une certaine manière ces chansons écrites à des siècles d’intervalle, Cécile McLorin Salvant s’est rendue compte qu’elles pouvaient suivre le déroulé de l’histoire.

Derrière cette universalité, Cécile McLorin Salvant glisse des bouts d’elle, de son identité de femme noire franco-américaine, aux origines occitanes et haïtiennes. Son enfance, avec Petite Musique terrienne de Starmania. Ses racines, avec Dame Iseut, un chant occitan du XIIe siècle, qu’elle fait groover en créole haïtien, grâce une traduction de son père. Ses premières envies qui la destinaient au chant baroque, avec D’un feu secret, un air de cour du XVIIe siècle joué au synthé, qu’elle chante également en occitan et en créole. Sa force est de tout ramener à elle, dans un syncrétisme affranchi d’idées arrêtées. Elle fait son truc. On pourrait la croire presque anachronique. Elle est tout à fait de son époque. Début février, elle était d’ailleurs une fois de plus nominée (mais pas lauréate) aux Grammy Awards. Quel délice de l’imaginer en habituée de cette cérémonie californienne, elle, grande chanteuse de jazz du XXIe siècle qui, sous sa tenue excentrique prévue pour l’occasion, porte en elle des broderies de monstres et des chants médiévaux en occitan.



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