« Les anciens sont quelquefois bien bizarres, les têtes grecques n’étaient apparemment pas faites comme les têtes françaises ». De ce constat fait en 1866, Henri Weil (1818-1909) a su tirer les implications philologiques générales : quatre siècles d’étude de la littérature antique n’ont pas permis de faire de celle-ci un domaine connu ; un poète comme Eschyle demeure un véritable mystère, et pour parvenir à la compréhension d’une littérature si étrangère, les philologues doivent reconnaître l’altérité radicale de l’Antiquité grecque, et se débarrasser des préjugés accumulés par leurs prédécesseurs, trop enclins à assimiler anachroniquement le monde ancien au moderne et sa poésie à la nôtre.
Telle est l’analyse qui, au cours d’une vingtaine d’écrits publiés entre 1844 et 1909, a permis à Henri Weil de résoudre, dans « La fable de Prométhée dans Eschyle » (1886), l’un des problèmes les plus importants posés par la littérature antique : comment Eschyle dont on reconnaît unanimement la profonde piété et la dévotion pour celui qu’il appelle « le Seigneur, bienheureux entre tous les bienheureux, puissant au-dessus de tous les puissants », a-t-il pu présenter Zeus comme un bourreau, et engager ses auditeurs et ses futurs lecteurs à prendre parti pour sa victime, le Titan Prométhée ?
Nous prenons parti pour Prométhée contre Zeus, pour la victime contre le bourreau ; mais est-ce bien là le sentiment qu’Eschyle voulait nous inspirer ?
« On peut se demander, écrivait-il en 1886, si notre point de vue est le point de vue d’Eschyle, si l’impression que reçoivent la plupart des lecteurs modernes est conforme aux intentions du vieux poète. Prométhée nous touche, nous voyons en lui un dieu qui aime les hommes, qui est leur bienfaiteur, et qui souffre pour eux. Il souffre avec une fermeté inébranlable, sans défense contre les rigueurs du maître, il ne cède point à l’espérance d’un avenir meilleur […]. Nous prenons parti pour Prométhée contre Zeus, pour la victime contre le bourreau ; mais est-ce bien là le sentiment que le poète voulait nous inspirer ? » Pleinement conscient de la distance séparant les mythes traditionnels de leurs recréations poétiques, c’est-à-dire les remaniements que leur imposaient les anciens poètes pour les adapter à leurs propres conceptions religieuses, H. Weil a tout d’abord étudié la façon dont Eschyle avait traité « les vieux récits traditionnels » du mythe de Prométhée, « ce qu’il en a fidèlement conservé, ce qu’il a modifié, retranché, ajouté ». Pour cela, il a procédé en deux temps : il s’est d’abord attaché aux innovations eschyléennes qui touchent aux figures secondaires d’Océan, de ses filles, d’Io et de Thémis, avant de concentrer son étude sur celles qui affectent directement ses personnages principaux (Zeus et Prométhée). Il a ainsi établi que toutes ces modifications allaient dans le sens de l’ennoblissement du voleur de feu et constituaient autant de coups de burin façonnant la statue du fils de Japet l’immortelle « figure du défenseur de l’humanité ». Fidèle à la conception aristotélicienne du pathos, considéré comme le moteur de la tragédie antique, il a en outre montré que l’intention d’Eschyle avait bel et bien été d’amener son public à éprouver de la sympathie pour Prométhée.
Weil résolvait donc d’emblée l’embrouillamini exégétique qui avait amené « plusieurs critiques modernes, et des plus autorisés », à contredire l’interprétation antique de Tertullien (†220), un Père de l’Église qui comparait le rocher de Prométhée à la croix de Jésus, et « voyait dans le Dieu qui souffre pour l’humanité une figure du Christ », c’est-à-dire un martyr : « un homme très savant et, qui plus est, des plus sensés », Ernest Renan (1823-1892), était même « allé jusqu’à comparer le Prométhée d’Eschyle avec l’Ange déchu, le tentateur de l’humanité », et en avait ainsi fait un odieux rebelle satanique. Il n’en subsistait pas moins deux contradictions insupportables dans le texte eschyléen : (1) comment, dans le Prométhée enchaîné, un poète dévoué à l’ordre de Zeus, comme l’est assurément Eschyle, avait-il pu présenter le maître de l’Olympe comme un tyran, et prendre parti pour un Titan qui avait mis son règne en péril ? Et (2) comment, dans son Prométhée délivré, le même Eschyle avait-il au contraire pu changer ce Titan en divinité soumise à l’ordre de Zeus, qui recevait même du roi des dieux la couronne symbolisant sa reconnaissance définitive de l’autorité divine ; et comment, dans une troisième tragédie consacrée au même mythe, le poète avait-il pu lui faire porter « un anneau de fer en souvenir de sa peine et en signe de soumission » ?
Selon H. Weil, qui postulait la rationalité des conceptions religieuses d’Eschyle, ces contradictions n’étaient nécessairement qu’apparentes. Pour résoudre l’énigme posée par le traitement eschyléen du plus théologique de tous les mythes grecs, il mit en application trois principes exégétiques, qu’on peut appeler le principe de la trilogie, celui du relativisme historique et celui de la composition symétrique.
Suivant le Principe de la trilogie, les tragédies d’Eschyle, qui étaient traditionnellement composées et représentées trois par trois lors de concours publics, doivent être pensées comme des « parties de compositions plus vastes ». Son application au problème du parti pris d’Eschyle pour l’adversaire de Zeus suggère que cette adversité n’était que provisoire, puisque le drame n’était pas véritablement dénoué à l’issue du Prométhée enchaîné, qui était suivi du Prométhée délivré et d’une troisième pièce au titre inconnu (le Prométhée boutefeu du même Eschyle, qui paraît avoir été un drame satyrique, ne faisait pas partie de cette trilogie de la Prométhie). Autrement dit, le mythe eschyléen de Prométhée était constitué de trois épisodes successifs, dont le Prométhée enchaîné ne présentait que le premier, et les deux autres pièces de la trilogie en offraient la suite et la fin, qui devaient mettre en scène des modifications sensibles du personnage prométhéen. Le Principe du relativisme historique, suivant lequel il faut se garder d’attribuer aux anciens nos conceptions modernes, impose pour sa part de reconnaître que les dieux des Grecs, loin d’être des essences immuables de perfection éternelle, étaient, en tant qu’êtres « semblables à l’homme, tout en lui étant très supérieurs », soumis au devenir historique : « ces dieux sont nés, ils ont grandi, ils ont lutté, ils ont eu leurs aventures, leurs histoires » ; en somme, ils ont changé. Le Principe de la composition symétrique, suivant lequel les drames d’Eschyle observaient « le plus sévèrement » la « loi de symétrie » qu’y avait découverte H. Weil en 1884 (« la disposition symétrique des parties était la règle générale des trilogies d’Eschyle »), ordonnait que le philanthrope et indomptable Titan du Prométhée enchaîné devienne l’humain ami de Zeus dans le Prométhée délivré, tandis que le seigneur tyrannique du premier drame devenait le juste dieu philanthrope du second.
La combinaison de ces trois principes exégétiques, amenait donc H. Weil à constater combien était « important le changement opéré » par Eschyle au cours des trois drames de sa Prométhie : « les Titans que Zeus avait autrefois jetés au Tartare, il les rend maintenant au jour, délivrés de leurs chaînes ; Prométhée, auquel il avait infligé le cruel supplice de la croix, il lui rend à présent la liberté et les honneurs […]. Les dieux des Grecs ne sont pas toujours semblables à eux-mêmes et ne sont pas immuables, mais ils naissent, se développent, ont de bonnes et de mauvaises fortunes […]. Dans les diverses pièces de la même trilogie, les intentions de Zeus et de Prométhée n’étaient plus les mêmes ».
La thèse évolutionniste de l’inscription du monde divin dans le devenir permettait ainsi au philologue français de dépasser les contradictions apparentes des tragédies constitutives de la Prométhie et de sauver la rationalité de la pensée religieuse d’Eschyle.