Tandis que l’on entre chaque fois plus dans le voisinage de la catastrophe climatique, à savoir celle qui rendra notre monde tout bonnement invivable, j’ai l’intime conviction que l’humanité se prépare à jouer sa dernière carte – pas vraiment un atout maître, plutôt une sorte d’astuce de grand-mère de l’espèce : l’arche, aussi nommée la méthode du sauve-qui-peut. Le cinéma ne s’y trompe pas – regardez le trop sous-estimé Don’t Look Up et dites à ceux qui ne l’ont pas vu que ce sont des cons, n’hésitez pas, vraiment ! – on finira un jour par quitter la terre avec le vague espoir de sauver quelque chose du peu qu’il nous restera.
J’y pense dans mon bain, pris par temps de sécheresse hivernale, avec une certaine tranquillité. Les derniers hommes laisseront la terre derrière eux, et regarderont de loin cette petite boule bleue, finalement assez ridicule. Ils seront un peu émus, mais surtout soulagés, comme en quittant cette ex dont on sait d’avance qu’on regrettera le souvenir. Il y a deux façons de vivre sa fin : avec angoisse, celle des éco-anxieux et des éco-prophètes, celle de ceux qui veulent vivre à tout prix, qui veulent même plus que vivre, qui veulent survivre, considérant impossible que l’aventure humaine s’achève là. L’autre façon, c’est le détachement. Comme à la fin d’un grand repas, même si je n’ai eu le droit qu’au dessert, et que le ventre de tous les convives est tendu par d’innombrables abus, il faut payer l’addition, régler la note. Tant pis ! au moins nous avons ri. Il est possible de partir avec panache ; et si, plutôt que de nous débattre, nous organisions une grande orgie ? Si nous partions tous ensemble, dans un suicide planétaire, après avoir joui une ultime fois ? Je suis partisan de l’extinction de mon espèce, et me prononce pour qu’on laisse leur chance aux lombrics. Car la vérité, nous la connaissons tous : un jour ou l’autre, les militants écolos et les techniciens du transhumanisme, les capitalistes et les survivalistes, s’accorderont sur le fait qu’ils ne sont pas si éloignés les uns des autres, qu’ils sont simplement mus par leur instinct de survie.
Il y a deux façons de vivre sa fin : avec angoisse ou détachement.
C’est la lecture du dernier roman d’Hélène Zimmer, Dans la Réserve (P.O.L, 2023), qui m’inspire cette méditation. Il s’agit d’un bon roman, pour au moins deux raisons.
D’abord, grâce à sa langue. A l’heure où la littérature se recouvre de tous les immondices discursives, à l’heure où elle se morfond dans le plat langage, dans un langage à ras les pâquerettes, et pire, qu’elle en est fière, un peu à la manière de ce cancre, fils de bonne famille, que nous avons tous connu, et qui, au fond de la salle, se vante de ne rien faire, parce que rien faire c’est cool ; à l’heure donc, où tous les charlatans qui sévissent dans cet art nous infligent leur inculture, leur absence d’inspiration et, plus grave, leur lâcheté – parce que la vérité, celle qui explique le déclin actuel, c’est qu’ils ont la trouille, ils ont peur de la littérature, de sa toxicité -, à cette heure, les critiques doivent donner des bons points à ceux qui font l’effort d’écrire. Appréciable, cette façon qu’a Zimmer de jeter ses phrases sur la page, parfois au pinceau, souvent au couteau, avec le choix, fait, d’un raffinement jamais anachronique, jamais superflu, toujours poétique.
Ensuite, c’est le plus important, son histoire à plusieurs voix : quatre personnages – Arnaud, Solveig, Nassim, Éva-Lou – évoluent en parallèle et gravitent autour d’un lieu, la réserve, comme des vies diffractées. Ou, plus exactement, comme la diffraction d’une certaine contemporanéité de l’existence, dont l’autrice envisage chacune des dimensions. Par exemple, la famille. Sur ce point, très intéressante cette idée d’un couple (Nassim/Solveig) dont la femme a décidé de se faire féconder sans « l’avis » de son copain, et sans même utiliser son sperme, le forçant à devenir une sorte de père, l’obligeant littéralement à devenir un père, un père à découvert, un père qui n’aurait pas l’assise, qu’on croit légitime, du lien du sang, et qui serait sommé de s’en montrer digne. Point de patria potestas avec cette exclusion du domaine de la procréation. Trop facile le chantage à l’amour ou au sperme – et les femmes savent depuis longtemps qu’elles ne peuvent compter que sur leur cul. Même si l’on comprend aussi le malaise de ce peut-être-père : « Il est incapable de mesurer autre chose que les neuf mois durant lesquels il va sentir le ventre de Solveig grossir contre lui. » Autre exemple, la tranquillité. Arnaud, l’autre grand personnage de ce roman, s’est soustrait du reste des hommes pour profiter d’un « monde infroissable », pour vivre tranquillement, dans un abandon total, jusqu’à devenir une bête de forêt. Ce que vient chercher cette espèce de survivaliste dépressif et misanthrope, c’est une solution au cul-de-sac qui lui sert de vie. En finir avec les hommes, lutter contre ses propres appétits, « Sa bite passe plus de temps à le mettre mal à l’aise qu’à lui faire plaisir ». Il considère, comme Rousseau, que c’est la société qui corrompt et aimerait atteindre un état de paix comparable à l’homologouménos des stoïciens. Or, on refuse à Arnaud ce droit à la tranquillité. Car dans un État comme la France, il existera toujours un décret, il existera toujours une loi, au moins un arrêté municipal, pour vous interdire de faire ce que vous avez commencé à faire. Mieux vaut être bête, animal, et prendre la fuite – se réensauvager –, quitte à devenir un homme nu, à ce point soustrait des lois humaines, à ce point déshumanisé, que le pouvoir peut le frapper dans la chair. Ce qu’il ne manquera pas de faire, dans la réserve.
Le cœur du roman, c’est la réserve. Et comme dans un ravin, tous les personnages en fuite y finissent. Il s’agit d’une sorte de sanctuaire, autoproclamé de la biodiversité, fruit d’un partenariat entre une organisation, la Wild French Reserve (WFR) et l’État, typique d’une délégation des missions de service public, laquelle répond à l’agenda néolibéral du new management. L’État dit à une association : « Prends donc en charge ceci » ou alors « cela ». Évidemment, elle le fait – toujours de bon cœur. Et c’est sur cette illusion du win-win qu’on se lave les mains, jusqu’à les avoir un peu plus vertes.
À travers cette réserve, Hélène Zimmer interroge la légitimité des moyens utilisés pour protéger le vivant. Le chantier de la réserve, par exemple, implique la destruction d’arbres centenaires afin de construire un mur tout autour de la zone de « réensauvagement », comme s’il y avait un prix à payer à l’hypothétique sauvegarde de la nature. De même, parce qu’il faut bien une autorité !, l’investissement du projet écologique par la WFR conduit à sa militarisation, jusqu’à donner naissance à une véritable milice verte. L’écosentinelle : « un soldat de la nature qui s’engage à protéger le cœur du pays pour un avenir résilient. » Pas vraiment le nouveau monde écolo dont on rêve.
Le cœur du roman, c’est la Réserve. Et comme dans un ravin, tous les personnages en fuite y finissent.
Cette réserve est au fond symptomatique d’une sorte de fardeau de l’Occident, inhérent à ce que l’on pourrait appeler sa façon d’être. Réplication parfaite de ce que nous avons toujours fait : concentrer dans un espace clos pour discipliner ; comme si l’on pouvait forcer la nature à se réensauvager. Trop tard, car cette nature sanctuarisée est déjà une nature profanée. Elle est moins une nature qu’une certaine image, qu’une certaine façon de concevoir la nature – notion déjà tout à fait trompeuse –, comme un droit de l’homme. La nature est mise en réserve, comme le thon en boîte. Laissée libre, elle est le plus parfait des simulacres : la simulation d’une fiction intellectuelle. Ici, la réserve n’est rien d’autre qu’un avatar du paradigme muséal. Muséifier plutôt que protéger, conserver, plutôt que sauvegarder. C’est notre drame de ne pas savoir changer de paradigme. En sommes-nous seulement capables ? Je ne dis pas que c’est mal, avoir un génie, aussi nocif soit-il, c’est toujours avoir quelque chose en plus. Je dis juste que c’est dangereux. Notre art de la collection, notre art du muséum naturel, nous permettra au mieux de savourer avec science le spectacle de notre agonie.
Hélène Zimmer voit juste. Et son roman démontre, pour ainsi dire, la fin d’une certaine insouciance. Si le XVIIIe siècle, celui des Lumières, a marqué la naissance d’une conscience critique, d’un certain rapport à notre propre histoire – d’une historicité de la conscience humaine –, le XXIe nous force à être écologiques. C’est-à-dire non pas à défendre le recyclage dans les poubelles jaunes, ou le compost dans les jardins, ni même à lever le poing dans la rue en observant à la tv les méga-feux, mais bien à se considérer en prise directe avec le vivant. A se considérer soi-même comme une espèce en danger. L’autrice, au travers des différents personnages, montre combien à cette histoire globale, écologique, dont l’angoisse en fait une sorte de nouvel existentialisme qui relativise celui de Sartre, répond l’histoire locale, celle des Hommes, celle des petits évènements, celle des individus qui en sont captifs, qui luttent comme des fourmis arrosées par un enfant sadique ; comme s’il y avait deux courants de vie qui roulaient en parallèle, sans que l’on puisse ralentir l’un ou l’autre, deux flux qui nous mènent, inéluctablement, invariablement, à la grande et à la petite fin.
Dans la réserve, d’Hélène Zimmer, éd. P.O.L, 320p., 20€.