Choisir

Thierry Pasquet et Tania Sollogoub

L’état du monde exige de nous confiance et détermination. Comment choisir quand tout est mouvant et incertain ? 

 

L’addition des certitudes péremptoires (il faut ! il faut !) et la multiplication des jugements critiques et tranchés (il ne faut pas ! il ne faut pas !) sont la marque des époques d’immense désarroi. Cela se voit, entre autres, dans la détresse des jeunes. Désarroi, parce que si le violent détricotage du système-monde – économique, politique et écologique – nous impose d’agir sans délai au niveau collectif, il est quasi impossible de savoir quoi faire au niveau individuel pour stopper la crise globale, alors que l’urgence l’exige. Nombre d’entre nous sommes pris au piège de la perception croisée de l’urgence et du doute, dont seuls quelques bienheureux démissionnaires urbains ayant décidé de vivre en faisant pousser des tomates ont réussi à s’extirper. Dois-je arrêter de consommer ? De voyager ? Est-ce que je juge les autres s’ils ne le font pas ? Est-ce utile de le faire ? Etes-vous tofu ou viande de qualité ? Pour ou contre les livraisons d’armes à l’Ukraine ? Suis-je pro-russe si je suis anti-américain ? Le monde des amis-ennemis devient de plus en plus bête et étroit, et nous voilà perdus et ballotés entre les opinions d’économistes ou de géo-politologues, quand ce ne sont pas celles de biologistes ou de généraux, dont le métier est justement d’être sûrs d’eux. Quant au succès d’un Jean-Marc Jancovici (ingénieur engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique et favorable au nucléaire) il tient sans doute aussi (en plus de ses immenses qualités scientifiques) à son assurance tranquille, sa capacité à rester naturel devant des assemblées d’hommes d’affaires qu’il malmène, brutalise et accuse, qui semblent adorer se faire ainsi flageller, qui en redemandent ! Bravo Janco !

Évidemment, nos doutes et nos incertitudes sont liés à la nature des chocs. En quelques années seulement, nous avons vécu tant d’évènements difficiles : une crise financière majeure, la sortie d’un pays de l’UE, une pandémie mondiale, une attaque du Capitole par des militants pro-Trump aux Etats-Unis, une guerre en Europe.
La modernité néolibérale a dissous à la fois nos convictions et nos rapports aux autres. 
Comment ne pas avoir le tournis et quelques doutes sur ce qu’il faut penser ! Souvenez-vous : masques ou pas masques ? Vaccin ou pas vaccin ? Mais nos incertitudes ne sont pas seulement liées à la nature des catastrophes en cours. Elles ont d’autres causes, plus profondes, plus anciennes, plus structurelles. En fait, elles sont liées à la modernité elle-même, qui s’est peu à peu transformée en un phénomène auto-entretenu d’accélération permanente de la vie et du savoir, conduisant à la “liquéfaction” de toutes les vérités surplombantes, et de tous les chemins déjà tracés vers un futur donné. Même la science n’y échappe pas, nouvelle idole qui avait pourtant chassé les grandes certitudes métaphysiques, avec sa promesse de progrès infinis. La modernité néo-libérale fondée sur un principe de dérégulation a dissous à la fois nos convictions et nos rapports aux autres, au temps et à l’espace, rejetant tout ce qui est solide et tout ce qui enfermait un individu désormais devenu roi. Zygmunt Baumann définissait tout cela comme un “régime liquide” dans lequel tout peut arriver mais où rien ne peut être fait avec confiance et certitude. Or, cela produit un sentiment combiné d’ignorance (l’impossibilité réelle de savoir ce qui va se passer) et de véritable impotence (l’impossibilité d’arrêter ce qui va se passer). Vivre dans la société liquide, écrivait Baumann dès 1999, c’est comme marcher dans un champ de mines : tout le monde sait qu’une explosion peut arriver à n’importe quel moment et à n’importe quelle place mais personne ne sait ni où ni quand. Et pourtant il faut bien poser son pied quelque part.

C’est donc dans ce monde mental où toute idée et perception est devenue relative que se matérialise le temps des catastrophes qui lui, exige des individus sûrs d’eux et agissants, des sociétés sûres d’elles-mêmes et agissantes. Mais comment devenir tout cela ? Comment choisir, comment arbitrer, comment décider quoi que ce soit dans un monde globalisé où on ne maîtrise rien ? Comment chacun d’entre nous peut-il faire face à la responsabilité du choix ? Nietzsche doit bien rire dans sa tombe : nous voilà tous débarrassés de nos certitudes, enfin libres et déconstruits, et néanmoins assis au milieu d’un monde en détresse qui exige des décisions que nous peinons à prendre, pour les raisons mêmes qui nous ont conduits à sacrifier les dieux sur l’autel de notre liberté. On en viendrait presque à regretter la sécurité mentale d’une époque où Margaret Thatcher triomphait en expliquant au monde qu’il n’y avait tout simplement pas d’alternative à son idéologie (le fameux TINA - There is no alternative), rien d’autre que le néo-libéralisme. Heureuse Margaret que le doute n’a officiellement jamais effleurée. Mais non, ne la regrettons pas. Car choisir, c’est évidemment, d’abord, douter. Puis, c’est discriminer, c’est renoncer, c’est sacrifier, couper à partir d’un éventail d’options, c’est définir un espace du possible et de l’impossible, du souhaitable et de l’indésirable.

Le choix est partout. Il est par exemple dans ce qui permet de définir la différence fondamentale entre la Puissance – la capacité à faire, écrit Zygmunt Baumann – et la Politique – la capacité à décider des choses qui doivent être faites et à établir des priorités, même si c’est une décision dans un ensemble de choix désagréables. Gouverner, c’est choisir entre deux inconvénients, disait Waldeck-Rousseau. Freud caractérisait aussi le processus de civilisation comme un choix : l’acceptation collective d’un renoncement aux désirs et aux affects anarchiques. Source de frustration mais aussi de capacité à vivre ensemble, et de production du “sublime” (art, sciences…). Amartya Sen, économiste et philosophe indien qui a inspiré l’IDH, l’Indicateur de Développement Humain utilisé par la Banque Mondiale, a révolutionné la vision du développement en y introduisant lui aussi la notion de choix : se développer, ce n’est pas seulement avoir assez à manger avec mille kilos de carottes devant soi, mais avoir deux ou trois tas de légumes, et la possibilité de choisir, d’avoir des préférences, notamment grâce à l’éducation que l’on a reçue. Ce qu’il a appelé les capabilités, c’est à dire la liberté donnée aux individus de choisir les biens qu’ils jugent les plus importants, et de mettre en place les moyens pour les atteindre. Le développement est un choix, et le choix est une liberté. 
Gouverner, c'est choisir entre deux inconvénients, disait Waldeck-Rousseau. 
Choisir, c’est également prendre ses responsabilités sans trahir ses convictions. Max Weber a fait une distinction célèbre entre les deux ressorts principaux de la décision politique : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. En résumé un peu abrupt, la première consiste à ne pas trahir une morale, à ne pas transgresser une norme, à dire la vérité par principe, et à aligner toutes ses actions avec ses convictions. La seconde serait poussée par le désir d’arriver à une fin et par le souci d’un plus grand pragmatisme par rapport à cet objectif. L’éthique de responsabilité se projette par conséquent plus loin dans l’avenir que l’éthique de conviction. Néanmoins, la réduction de ces deux catégories au débat “idéaliste versus réaliste” est aussi dangereuse que simplificatrice. Surtout en période de guerre. Une éthique de responsabilité doit rester inspirée par une conviction ou une cause, sans quoi elle se réduit à de l’opportunisme. Quant à l’éthique de conviction qui se refuserait à projeter les conséquences de ses actes, elle serait une pure éthique religieuse, l’éthique absolue du Sermon sur la montagne, comme le dit Weber, si convaincue de la justesse de ses actes qu’elle en devient de facto indifférente aux effets qu’ils peuvent entraîner. C’est l’éthique des « guerres justes » qui sont aussi des guerres totales. Choisir, pour un politique, c’est donc, peut-être, réfléchir à ce qui sera sa propre morale de l’équilibre, entre éthiques de conviction et de responsabilité. C’est avoir le courage de la nuance au sein d’un monde qui n’en a pas. C’est revendiquer l’équilibre. “Aujourd’hui, on dit d’un homme, c’est un homme équilibré, écrivait Camus. En fait, l’équilibre est un courage et un effort de tous les instants et la société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir.”...

L’état du monde exige de nous confiance et détermination. Comment choisir quand tout est mouvant et incertain ?    L’addition des certitudes péremptoires (il faut ! il faut !) et la multiplication des jugements critiques et tranchés (il ne faut pas ! il ne faut pas !) sont la marque des époques d’immense désarroi. Cela se voit, entre autres, dans la détresse des jeunes. Désarroi, parce que si le violent détricotage du système-monde – économique, politique et écologique – nous impose d’agir sans délai au niveau collectif, il est quasi impossible de savoir quoi faire au niveau individuel pour stopper la crise globale, alors que l’urgence l’exige. Nombre d’entre nous sommes pris au piège de la perception croisée de l’urgence et du doute, dont seuls quelques bienheureux démissionnaires urbains ayant décidé de vivre en faisant pousser des tomates ont réussi à s’extirper. Dois-je arrêter de consommer ? De voyager ? Est-ce que je juge les autres s’ils ne le font pas ? Est-ce utile de le faire ? Etes-vous tofu ou viande de qualité ? Pour ou contre les livraisons d’armes à l’Ukraine ? Suis-je pro-russe si je suis anti-américain ? Le monde des amis-ennemis devient de plus en plus bête et étroit, et nous voilà perdus et ballotés entre les opinions d’économistes ou de géo-politologues, quand ce ne sont pas celles de biologistes ou de généraux, dont le métier est justement d’être sûrs d’eux. Quant au succès d’un Jean-Marc Jancovici (ingénieur engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique…

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