Crayons de douleur

Mathieu Perez

Ce n’est plus dans son atelier de Kiev que le dessinateur ukrainien Vladimir Kazanevsky travaille, mais à une table de cuisine. Depuis l’invasion de son pays, il vit en exil en Slovaquie. « Au premiers jours de la guerre, en février 2022, des dizaines de milliers d’habitants ont fui Kiev à cause des bombardements. Par coïncidence, bien avant le début du conflit, mon épouse Lyudmila et moi avions prévu de passer quelques jours de vacances, explique-t-il. C’est à Trouskavets, une station balnéaire dans l’ouest de l’Ukraine, que nous sommes devenus des réfugiés. On regardait les infos jour et nuit, on prenait des nouvelles des amis. Dès le premier jour, il fait des caricatures avec les deux crayons qu’il a pris avec lui, les photographie sur un Smartphone et les envoie à diverses rédactions, notamment au magazine Kraina, à Kiev, auquel il collabore depuis des années. 

Début d’un voyage difficile : « Des amis dessinateurs nous ont conseillé d’aller à Presov, en Slovaquie, non loin de la frontière. Lorsque des trains bondés de réfugiés ont commencé à arriver chaque jour à Trouskavets, nous en avons pris un. Puis, nous avons franchi la frontière à pied, comme des centaines d’autres réfugiés. » Il revoit encore des jeunes gens accompagner leurs familles jusqu’à la frontière, leur dire au revoir et repartir. En vertu de la loi martiale, les hommes âgés de 18 à 60 ans ont interdiction de quitter le pays. « Mes deux fils sont restés, confie le dessinateur. Pour le moment, ils ne veulent pas partir. »

Vladimir Kazanevsky a 72 ans. Très discret, il parle doucement, mais avec force et conviction, même si l’on sent qu’il est meurtri. Tout chez lui est désormais politique. A commencer par la langue dans laquelle il s’exprime : « Dès le premier jour de la guerre, mon épouse et moi avons décidé de ne plus parler la langue des envahisseurs. Avant, nous n’échangions qu’en russe, notre langue maternelle. Depuis, nous parlons uniquement ukrainien. »

 

Même dans mes cauchemars, je ne pouvais imaginer devenir moi-même un propagandiste.

 

Dans ses dessins, un seul et même personnage : Poutine. « Je n’ai jamais aimé la propagande. Même dans mes cauchemars, je ne pouvais imaginer devenir moi-même un propagandiste. Mais je ne peux pas faire autrement, car la caricature est un puissant outil de contre-propagande. » Alors, il dessine, dessine, dessine.

Le président russe réveille en lui la fibre satirique la plus mordante : Poutine suivant les bombardements depuis son bunker, l’œil sur un périscope en forme de Z. Poutine en berger guidant des troupeaux de moutons. Poutine jouant au bowling avec une tête de soldat. Poutine envoyant la grande faucheuse en Ukraine comme si c’étaient un avion en papier…

Ses publications ne sont jamais passées inaperçues en Russie : « Des confrères de Moscou m’ont rapporté qu’en 2018, bien avant la guerre, lors d’une réunion du Syndicat des artistes de Russie, cette question avait été soulevée : « Que faire de Kazanevsky, qui ternit l’image de notre pays dans le monde entier avec ses caricatures ? » », raconte le dessinateur, en souriant.

La menace russe, il ne connaît que ça. Après avoir obtenu un diplôme de radiophysique, il a travaillé comme ingénieur dans une usine militaire secrète, à Kiev, dans les années 70. « L’usine produisait des téléviseurs mais elle était principalement engagée dans la production secrète d’électronique pour les armes modernes, telles que les missiles de croisière. Après l’effondrement de l’URSS, les missiles ont été remis à la Russie et sont sans doute maintenant en train de nous être renvoyés par voie aérienne. » A l’époque, il dessine déjà, mais, à cause de son métier, il lui est impossible de publier. Lorsqu’il rejoint le Musée national de la littérature à Kiev, en 1982, il se met à écrire des histoires pleines d’humour et d’absurde. Ce sont ses premières publications. Pour contourner la censure soviétique, il puise dans les fables d’Ésope, fait parler des animaux. « Lorsqu’une de mes caricatures a été publiée dans Krokodil, journal satirique de Moscou, beaucoup ont été surpris par mon audace. J’avais représenté un patron à tête humaine, assis à une longue table, entouré de ses subordonnés, des perroquets en costumes l’écoutant attentivement. »

Ce qui l’a fait basculer dans le dessin politique, pour de bon ? La « Révolution orange », en 2004. « Nous étions plusieurs caricaturistes à exposer nos dessins sur un stand, installé sur la place Maidan, à Kiev. Tous les jours, nous présentions de nouveaux dessins. »

Lauréat du prix international du dessin de presse 2022, remis par la fondation suisse Freedom Cartoonists (anciennement Cartooning for Peace), Vladimir Kazanevsky continue de dessiner chaque jour, d’envoyer ses caricatures à la presse ukrainienne, à Courrier International et désormais à Bastille pour qui il signe la couverture de ce numéro. La victoire de l’Ukraine, il y croit. La suite ? « La lutte contre la corruption, l’autre grand ennemi du peuple ukrainien. »



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