Mémoire et souvenir ne sont pas synonymes. Le souvenir est un instantané prélevé dans le flux continu du temps, consigné dans un album très personnel et discrétionnaire, et donc sujet à effacement ou modification puisque soumis à l’arbitraire de la subjectivité.
La mémoire, au contraire, est la stratification d'un passé commun, un ensemble de traces qui s'additionnent et se confortent mutuellement. Si sa fiabilité est bien supérieure à celle du souvenir, c’est précisément parce qu’elle recoupe et passe au crible le vaste ensemble d’informations dont elle dispose.
Reconstituer la mémoire à travers ses propres souvenirs, fouiller les replis de l’histoire à la recherche d'événements minuscules et quotidiens, c'est déterrer de petits trésors et relier ce qui est à ce qui a été. Parce qu’elle permet de consigner sur le papier le flot bouillonnant des jours, l'écriture est le lieu privilégié de la mémoire, le moyen d'échapper à la sensation d'habiter un « éternel présent », un perpétuel aujourd'hui dans lequel les urgences, la colère, l'indignation ne dureraient qu'une journée.
Nouer les fils de la mémoire permet de dissiper l’impression que tout est régi par le hasard, de retrouver la logique de la « causalité » : ce qui se passe aujourd'hui est le résultat des prémisses d'hier et le présupposé de ce qui sera demain. Et cela vaut aussi bien pour les destins individuels que collectifs : pour la petite histoire comme pour la grande.
Le roman historique ou le roman qui interroge l'histoire m'apparaît aujourd'hui plus nécessaire que jamais, car lorsque le présent se dérobe, il est crucial de se pencher sur le passé. C’est le sens du magnifique dicton sénégalais : « Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens ». Même si le passé est une intrigue qui a déjà été écrite, il comporte nombre de zones d’ombre qui restent à éclairer.
Parler de soi à travers ses propres souvenirs, ou inscrire un événement intime dans le cadre historique national constituent deux façons de contribuer à la construction d'une sorte d'autobiographie à la fois personnelle et collective. A condition toutefois que les protagonistes, même s'ils sont imaginaires, soient plus vrais que vrais, que le contexte historique (passé proche ou lointain) ne s'apparente pas à une scénographie bidimensionnelle sur laquelle projeter une représentation qui pourrait avoir lieu n'importe où n’importe quand, mais soit bien une structure à trois dimensions, dont l'une est précisément le temps, dans laquelle le lecteur peut déambuler aux côtés des personnages.
Mais quelle est, dans la littérature, la relation entre l'écriture et le temps en littérature ?
L'écriture est un travail d’horloger, de musicien, de démiurge, en ce que la maitrise du temps y est cruciale. Il n'y a pas d'histoire sans un mouvement entre un T 1 et un T 2 , qu’importe qu'ils soient proches ou éloignés l'un de l'autre. Et cet intervalle temporel est la ligne directrice sur laquelle se détermine l'évolution des personnages, le lieu où grandit et mûrit l’aventure humaine que vous voulez raconter.
Pour essentiel qu’il soit, cet aspect ne résume pas le lien entre la littérature et le temps. Au-delà des temps de l’action, qui peuvent varier de quelques secondes à plusieurs années, il y a le temps du récit, sa durée, librement déterminée par la volonté de l’auteur : Ulysse de James Joyce est une journée étirée sur mille pages, tandis que dans Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez résume un siècle entier en moins de la moitié.
Ensuite vient le temps de la lecture , et cela concerne certes le lecteur, mais seulement jusqu'à un certain point. Si un personnage doit passer une nuit blanche, il est bon que le lecteur l'accompagne pendant plusieurs pages dans sa veille, pour partager ses sensations pendant ces longues heures. L'attente du protagoniste doit correspondre à celle du lecteur ; calibrée en termes de mots, de lignes, de pages, elle doit idéalement s’étendre sur une durée comparable à celle nécessaire pour en absorber les détails. C'est ce stratagème qu'Umberto Eco appelait "délai narratif", qui consiste à faire "attendre" le lecteur en même temps que le protagoniste de l'histoire pour le mettre à sa place, déclencher le mécanisme d'identification. Dans le temps d'attente, l'espace et la mémoire doivent se confondre et le devoir du lecteur est de se perdre dans le maelström de leur indistinction.
Certains auteurs usent de techniques de ralentissement ou de procrastination pour permettre au lecteur de faire des "promenades inférentielles", c'est-à-dire de quitter un instant le récit pour réfléchir à l’action et étudier les personnages. Selon Eco, pour tenter de prédire le déroulement de l’histoire, le lecteur a besoin de se référer à son expérience personnelle, ou à sa connaissance d'autres histoires.
Enfin, il y a une quatrième dimension temporelle, et c'est le temps de l'écrivain. Celui qu'il consacre à la rédaction et la réécriture (première, deuxième, troisième, quatrième mouture…), mais aussi celui de la conception, le temps où – comme le résume la fameuse blague attribuée à Joseph Conrad – l’écrivain semble regarder un point fixe à l’horizon et pourtant il travaille. Il y a aussi les temps morts, les moments de latence, qui sont aussi une phase de l'écriture. Les années où l’on n'écrit pas parce qu’il faut bien s’occuper de cette mauvaise copie de la littérature qu'est la vie.
Aujourd'hui, nous assistons à la prolifération de romans avec un arrière-plan historique, mais il convient de les différencier car tous les récits qui ont pour cadre le passé n’ont pas la même ambition. La langue anglaise fait la distinction entre roman et romance, entre roman littéraire et roman divertissant. Il ne s'agit pas d'un jugement de valeur, mais d'une distinction utile pour guider le public dans son choix. Car le plaisir éprouvé à la lecture du Guépard de Tomasi di Lampedusa est différent de celui que procure celle d'une saga aux implications sentimentales, quand bien même elle aurait pour cadre le royaume de Sicile au XIXe siècle. Ceux qui se plongent dans les scriptoriums médiévaux du Nom de la Rose d’Umberto Eco en tireront une satisfaction bien différente de celle que peut procurer les milliers de pages d'une épopée sur les Templiers aux prises avec des mystères ésotériques. D'un côté, le goût de la découverte et le « trouble » de l’intelligence. De l'autre, le charme de la répétition du même, la sensation confortable d'errer dans un univers déjà connu et familier. Aller pêcher en pleine mer ou se baigner dans un jacuzzi provoquent des jouissances différentes mais qu’un même individu peut parfaitement éprouver. Et il n’est pas dit qu’une romance située dans un cadre historique touchera nécessairement un public plus large qu’un roman historique. Pour preuve, l’intérêt pour la dictature portugaise de Salazar, évoquée dans Sostiene Pereira d'Antonio Tabucchi ; pour la Réforme et la Contre-Réforme traitées dans Q , du collectif bolognais Luther Blissett ; pour les aventures de la jeune Rosa Sauer, chargée de goûter la nourriture destinée au Führer dans Les Dégustateurs de Rosella Postorino ou pour l’émergence et la montée du fascisme dans le remarquablement documenté M. Le fils du siècle d'Antonio Scurati. Des voix, des styles et des langues qui partagent une même idée de la littérature, assignée à interpréter le monde plutôt qu’à simplement le décrire. Des œuvres qui ne proposent pas le spectacle paisible qui s’offre à ceux qui visitent un pays sans quitter leur véhicule, mais une exploration spéléologique qui permet de traverser le cœur d'une époque pour mieux comprendre la sienne.
Luigi Meneghello, dans la préface des Petits maîtres, dont l’action se situe à l'époque de la Résistance, affirme que « l'écriture est une fonction de la compréhension ». L'écrivain peut témoigner de sa propre histoire, ou retracer celle de d’anonymes qui n’ont pu en parler, par pudeur ou parce qu'ils en ont été empêchés et en faire un patrimoine commun.
Et c'est exactement ce que fait l'écriture : elle tamise les souvenirs pour construire la mémoire.
Ecrire une fiction dans un contexte historique est, de mon point de vue, une expérience doublement passionnante, car elle fait d’abord appel à un travail de recherche, d’investigation, indispensable pour bâtir le décor dans lequel évoluent les personnages, puis, à l'intérieur de ce cadre rigide libérer l’imagination pour créer l’histoire. C'est ce que j'ai personnellement ressenti en écrivant Les trains des enfants et Le choix, dont l’action se déroule respectivement dans le sud de l'Italie après la seconde Guerre mondiale et en Sicile dans les années 1960.
Evoquer une période du passé est en quelque sorte confortable : il y a une intrigue déjà écrite qui est l'histoire et une à écrire, l’histoire des personnages. Et le fait de devoir respecter des repères incontournables (dates, lieux, événements historiques) stimule la créativité. Plus les règles sont strictes, plus le jeu est amusant. Maîtres incontestés du jeu, les enfants le savent mieux que quiconque. Essayez de leur demander!
Mais qu'entend-on par fiction historique et comment se glisse-t-on dans les replis de l'histoire pour imaginer des personnages et des intrigues ?
Au fil du temps chaque écrivain a donné sa propre réponse. Alessandro Manzoni, par exemple, qui fut l'initiateur du roman historique en Italie, prétendait suivre une sorte de poétique probable qui consistait à mettre en scène des situations, des personnages et des dynamiques narratives qui « auraient pu se produire » dans le contexte historique présenté. Une scène des Promessi Sposi qui m'a profondément frappée rapporte un dialogue entre un personnage historique, Federigo Borromeo, cardinal milanais du XVIIe siècle, et un anonyme, un kidnappeur que sa jeune victime a mené sur le chemin du repentir. Manzoni s’autorise à placer le cardinal dans une situation où il ne s’est jamais trouvé et à lui attribuer des propos qu’il n’a jamais tenus. Cette liberté, il se l’accorde parce que l’anonyme est un personnage fictif.
Dans La chartreuse de Parme, de Stendhal, le jeune protagoniste, Fabrice del Dongo, voit ou croit voir Napoléon à cheval pendant la bataille.
Dans Guerre et Paix, le général Koutouzov, à la tête de l'armée russe, et Napoléon lui-même, sont enrôlés par Tolstoï et participent à l’intrigue.
Que les scènes et les dialogues rapportés soient conformes à la réalité historique ne préoccupe nullement le lecteur. Pour une raison fondamentale : sur la couverture de ces livres, il est inscrit « roman », un avertissement qui scelle un pacte narratif implicite mais sacré entre l’auteur et le lecteur. Dans un roman, se mêlent le réel et le réaliste, le probable et le plausible. Le but de l'historien est de renseigner le plus précisément possible sur les faits du passé. Celui de l'écrivain, en revanche, est de créer, ou de recréer, un monde où se meuvent personnages imaginaires mais plausibles, ou réels mais transfigurés pour intégrer le récit romanesque, des hommes et des femmes sous l’empire de passions, d’émotions, d’idéaux.. Aborder l’histoire et le mythe par le biais du roman, qui sollicite l'émotion et l'empathie, permet de toucher tous les publics, jusqu’au plus jeune, comme en témoigne le succès international de Madeline Miller, avec son best-seller à dimension épique, Le chant d'Achille.
C'est la magie du conte, de la beauté, et on n'y peut rien !...
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