Israël : revanche de la géographie

Philippe Zaouati

La culture du peuple juif, forgée dans l'exil et l'errance, est bouleversée par la sédentarité.

 

Dans les collèges et les lycées, c’est le ou la même professeur(e) qui enseigne l’histoire et la géographie. Les élèves disent qu’ils vont en cours d’histoire-géo, comme si ces deux sciences étaient indissociables. Plus tard, à l’université, leurs chemins se séparent. Il y a les spécialistes du théâtre, de ses plaines et de ses rivages, de ses fleuves et de ses montagnes, et ceux qui s’intéressent aux scènes que les humains y ont jouées, à leurs conquêtes, leurs voyages et leurs tragédies. Les uns décrivent le décor, ses beautés et ses pièges ; les autres l’action qui s’y déroule. L’histoire et la géographie sont en effet indissociables, l’une influant sur l’autre, et réciproquement. 

Depuis que le rapport Meadows nous a éclairés sur les limites de la croissance, nous avons découvert que l’activité influait sur le cadre. Avec l’avènement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’anthropocène, l’histoire humaine a modifié l’apparence et le fonctionnement de la planète. Le climat est déréglé, les banquises et les glaciers disparaissent, la montée des eaux re-dessine le trait des côtes. L’histoire invente une nouvelle géographie.

De tous temps, la géographie a précédé l'histoire, les aventures humaines s'ancrant dans les méandres des rivières et les anfractuosités des paysages. Les royaumes et les empires se sont construits sur des terres conquises dont les limites étaient tracées par les contraintes du terrain. Si Hannibal a traversé les Alpes, Napoléon s’est arrêté quant à lui sur les rives de la Berezina. À la fin du XVe siècle, les grandes découvertes de navigateurs aventuriers ont changé le destin de leurs nations :  en agrandissant la géographie, l’histoire s’est inventé une Renaissance. Si la géographie explique la grandeur et l’apogée des civilisations, elle détermine aussi leur déclin : lorsque le bras qui la liait à la mer s’est ensablé, la puissance de Bruges a décliné, jusqu’à être détrônée par sa rivale Anvers.

Tous les peuples ont cherché à contrôler, élargir, cultiver et embellir leur territoire, en usant de stratégies parfois pacifiques, parfois belliqueuses. Les civilisations sont liées à leur terre. Que la géographie leur joue un mauvais tour, et elles disparaissent. Ce lien particulier, cette symbiose qui unit les peuples à leur territoire et forge leur caractère est une constante de l’histoire, mais comme toute règle qui se respecte, elle admet une exception. Il est en effet un peuple étrange dont l’histoire s’est construite, non sur une géographie, mais sur l’absence de géographie. Le peuple juif a bâti sa narration historique, la substance même de sa raison d’être, sur l’exil. Chassés du Moyen-Orient, comme Adam et Ève l’ont été de leur paradis, les Juifs se sont dispersés des rives de la Méditerranée jusqu’à celles de la mer Baltique, des Balkans jusque dans la pampa argentine, du Caucase jusqu’à Brooklyn. Génération après génération, migrant au gré des courants et des soubresauts de l’histoire des autres peuples, ils ont inventé une civilisation qui se nourrit de la nostalgie d’une terre « promise ».

Partout, ils demeurent fidèles à leurs rites, à leur langue, à leur culture, mais surtout à un rêve, celui de fouler de nouveau un jour la terre de leurs ancêtres : retourner à Sion, ce pays « où coule le lait et le miel ». Ils n’en savent pourtant rien d’autre que ce qui est écrit dans les livres sacrés qu’ils lisent et commentent inlassablement. Ce rêve est d’autant plus puissant que les Juifs sont le plus souvent maltraités, humiliés, contraints à se regrouper dans des ghettos, voire persécutés. Imaginer un ailleurs, « un lieu où être juif n’est pas un problème » (Golda Meir), c’est l’espoir dans lequel ils puisent la force de persévérer. Cette quête est évidemment un fantasme. Aucune communauté juive n’a jamais imaginé lever une armée pour partir en croisade et reconquérir Jérusalem. Pendant des siècles, cette terre n’a rien de réel, ce n’est ni un but de guerre ni un objectif de migration. Les exégètes des textes bibliques sont partagés sur l’interprétation de ce mythe de la terre promise. Certains font remarquer qu’Abraham a toujours été décrit comme un étranger sur la terre de Canaan. « La Terre promise se dérobe en fait le plus souvent à la possession réelle », comme le remarque l’historienne Katell Berthelot. Dispersés à des milliers de kilomètres les uns des autres, les Juifs habitent pourtant ce même lieu virtuel, une terre transformée en mots. Bien avant Mark Zuckerberg, le peuple juif a inventé le métavers.

Cette errance va pourtant donner corps à un miracle. De cet exil, de cette histoire sans géographie, est née une civilisation extraordinaire qui a engendré Maïmonide, Montaigne, Spinoza, Freud, Marx, Trotski, Einstein, Ka a ou Leonard Cohen, une civilisation mêlée à d’autres civilisations, de la Grenade arabe du XVe siècle à la colline multiculturelle de Hollywood, en passant bien sûr par l’Europe dont elle partage les ombres et les Lumières. N’étant pas enracinés dans un territoire, les Juifs irriguent les peuples qui les hébergent, en échange d’une hospitalité toujours précaire, ils donnent ce qu’ils ont de meilleur, la permanence de l’enseignement et la croyance dans la puissance de l’esprit.

En France, cette présence juive est deux fois millénaire. On n'en trouve pourtant que peu de traces dans les livres d'histoire. Une «tache aveugle dans le récit national», comme l'écrivent les historiens Paul Salmona et Claire Soussen. Quel étudiant a entendu parler du rabbin Rachi de Troyes, l'un des plus grands herméneutes de l'ancien testament? Qui connaît l'héritage des Juifs du Pape, accueillis dans le Comtat Venaissin après avoir été chassés en 1520 du Royaume de France? Qui se souvient d'un des leurs, Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du premier gouvernement de la IIIe République qui donnera son nom au décret naturalisant les Juifs d'Algérie?

Contrairement à ce que disent leurs textes sacrés, la quintessence de l'histoire juive ne se trouve pas dans les pas de Moïse guidant son peuple dans le désert du Sinaï, pas plus que dans ceux de Salomon bâtissant son temple, elle est née de l'exil. La diaspora est le cœur battant de cette histoire. C'est cette particularité qui explique sa longévité. Libérés de leur géographie, emportant leur terre dans leurs prières, les Juifs ne sont pas soumis à cette extrême vulnérabilité que connaissent les autres peuples. Lorsqu'ils sont en danger, ils décrochent leur violon du mur, emportent les rouleaux de la Loi et partent poursuivre leur histoire ailleurs, chez le souverain d'un autre royaume qui sera, pour un temps au moins, plus accueillant.

La Shoah va rompre cet éternel recommencement. Après la solution finale, la fuite vers des lieux plus cléments n'est plus une issue. Dieu lui-même semble avoir déserté. Le temps est venu de revenir vers la Terre promise. La Shoah renvoie ainsi les Juifs à leur géographie. Le projet sioniste, né avec Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle, est providentiel. Aux Européens qui ploient sous le poids de la culpabilité, il offre une solution de rédemption après la catastrophe. Pour la plupart des Juifs, la création de l'État d'Israël marque une fin de l'histoire, la réalisation de la promesse divine, la récompense de siècles de souffrance et d'errance. Le pays fantasmé devient réel. Les Juifs découvrent avec jubilation cette terre collective - en Israël on ne fait que louer la terre à l'État, on ne la possède pas - et se mettent joyeusement à faire fructifier les parcelles les plus arides du désert, à planter des millions d'arbres, à s'enraciner.
Bien avant Mark Zuckerberg, le peuple juif a inventé le métavers. 
Pourtant, longtemps l'esprit de la diaspora va survivre à cette bifurcation de l'histoire. Les soirs de Pessah, on répète toujours le même mantra, «l'an prochain à Jérusalem», en comprenant que cette quête ne peut pas disparaître, qu'elle est l'ADN du peuple juif. La mission d'irriguer, de se mélanger aux histoires des autres, d’apporter cet engrais spirituel, ne peut pas se dissoudre dans un projet national. De leur nouveau port d’attache, les Juifs d’Israël poursuivent inlassablement leur quête d’universel. C’est cet esprit que l’on retrouve dans le succès de la «tech» israélienne. Avec le digital, c’est une nouvelle forme d’extraterritorialité à laquelle les Juifs aspirent. De nouveau, ils cherchent à dépasser les limites de leur géographie, ils réinventent le métavers.

Aujourd’hui, la géographie se venge d’avoir été délaissée si longtemps par ce petit peuple vagabond. Comme elle l’a fait de tous temps et en tous lieux, la terre vampirise les hommes. Elle les rend fous. Tout à coup, ils se mettent à penser qu’un arpent de colline aride est plus important que les fruits de siècles d’histoire. Ils se mettent à parler de propriété, de droit éternel sur le sol. Ils sont prêts à se battre, à mourir non plus pour leurs livres ou pour leur foi, mais pour repousser une frontière. Ils se recroquevillent. Ils tendent à privilégier de petites considérations géographiques au détriment des idéaux de leur glorieuse histoire. Deux générations après la Shoah, l’exception du peuple sans terre est en train de disparaître. Une partie des Juifs d’Israël, obsédée par sa géographie, a perdu le sens de son histoire. Se croyant arrivés, ils se sont perdus en chemin.

Au moment où nous assistons au retour du tragique dans l’histoire, où les conflits de territoires reprennent au cœur de l’Europe, où l’évocation du risque d’une troisième guerre mondiale devient malheureusement crédible, nous aurions pourtant grand besoin de la leçon de ce peuple étrange qui a construit son destin sur l’absence de terre, sur la force de son identité et sur la joie de vivre. Nous aurions grand besoin de réinventer l’esprit de la diaspora....

La culture du peuple juif, forgée dans l'exil et l'errance, est bouleversée par la sédentarité.   Dans les collèges et les lycées, c’est le ou la même professeur(e) qui enseigne l’histoire et la géographie. Les élèves disent qu’ils vont en cours d’histoire-géo, comme si ces deux sciences étaient indissociables. Plus tard, à l’université, leurs chemins se séparent. Il y a les spécialistes du théâtre, de ses plaines et de ses rivages, de ses fleuves et de ses montagnes, et ceux qui s’intéressent aux scènes que les humains y ont jouées, à leurs conquêtes, leurs voyages et leurs tragédies. Les uns décrivent le décor, ses beautés et ses pièges ; les autres l’action qui s’y déroule. L’histoire et la géographie sont en effet indissociables, l’une influant sur l’autre, et réciproquement.  Depuis que le rapport Meadows nous a éclairés sur les limites de la croissance, nous avons découvert que l’activité influait sur le cadre. Avec l’avènement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’anthropocène, l’histoire humaine a modifié l’apparence et le fonctionnement de la planète. Le climat est déréglé, les banquises et les glaciers disparaissent, la montée des eaux re-dessine le trait des côtes. L’histoire invente une nouvelle géographie. De tous temps, la géographie a précédé l'histoire, les aventures humaines s'ancrant dans les méandres des rivières et les anfractuosités des paysages. Les royaumes et les empires se sont construits sur des terres conquises dont les limites étaient tracées par les contraintes du terrain. Si Hannibal a traversé les Alpes, Napoléon s’est arrêté…

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