La victoire en chantant

Jean-Baptiste Soufron

Comment la Corée du Sud a fait de la Kpop son cheval de Troie dans la guerre culturelle mondiale. 

 

Le 10 février 2023, HYBE, le label du groupe BTS, a lancé une OPA hostile sur SM Entertainment, son rival historique. Avec 14,8% des titres, HYBE est devenu le nouvel actionnaire de référence et propose désormais de racheter les minoritaires restants avec un premium de 25%. A elles deux, les sociétés HYBE et SM Entertainement capitalisent 9 milliards de dollars.

Quant au Hallyu, la « vague » culturelle coréenne qui se répand à travers la musique, les séries télévisées et les bandes dessinées, elle a représenté en 2022 un marché de 12,4 milliards à l’export pour le pays, soit plus que l’électronique grand public, les batteries, les véhicules électriques ou les écrans plats. 

En France, la culture et le soft power coréens se répandent dans le calme sinon sans bruit. On voit par exemple fleurir, à Paris comme en province, des restaurants comme l’excellent King Kong, où l’on peut manger du poulet frit avec une sauce miel-wasabi, au milieu de néons qui rappellent le Séoul nocturne, tout en regardant chanteurs et chanteuses s’époumoner sur les écrans géants qui passent en boucle leurs clips ou l’une des nombreuses émissions musicales du pays. Même les politiques s’en emparent, et la présence des Blackpinks au concert des pièces jaunes a pesé lourd dans la bataille de position qui se joue avec le concert des Enfoirés. 

Il ne s’agit pas d’un hasard. En 1997, Kim Dae Jung, est élu président de la Corée du sud. Principale figure de l’opposition depuis les années 60, c’est un homme d’action qui a échappé à une rocambolesque tentative d’assassinat en 1973. Enlevé lors d’un voyage à Tokyo par les services secrets coréens du dictateur Park Chung-Hee, ceux-ci coulèrent ses jambes dans du béton avant de le jeter à la mer. Il n’a dû son salut qu’à l’intervention, in extremis, de l’ambassadeur américain, une initiative personnelle, sans ou peut-être même  contre l’avis du département d'État américain. Miraculeusement  libéré, il est retrouvé quelques jours plus tard, hagard,  errant dans Séoul. D’abord assigné à résidence, il est emprisonné pendant plusieurs années, puis. condamné à mort, pour sédition et conspiration, avant de voir sa sentence commuée en vingt ans de prison, puis en un exil vers les États-Unis.

 
En France, la culture et le soft power coréens se répandent dans le calme sinon sans bruit. 
 

Dès son entrée en fonction, Kim Dae-Jung saisit de façon presque intuitive l’importance du numérique et du soft power, dont il décide de faire le fer de lance de la politique coréenne face à la Chine et au Japon. À son initiative, le gouvernement coréen investit massivement dans une les contenus : jeux vidéos, dramas, musique, etc. apportant notamment son soutien au mouvement de la KPOP imaginé par le groupe Seo Taiji and Boys, les premiers chanteurs coréens à avoir réussi à importer le rap et la musique occidentale dans leur pays. 

Au même moment, le Japon connaît une explosion brutale et probablement imprévue de son propre soft power. Après des années d’exportation plutôt discrète, voire subie, le pays est devenu un centre créatif important dans le domaine du jeu vidéo, du cinéma, de l’animation et de la musique. Mais, au contraire de son voisin coréen, aucune politique n’est mise en place pour soutenir et projeter cette nouvelle culture : malgré l’omniprésence de son industrie d’animation dans le monde, le Japon n’a jamais cherché à s’imposer à l’étranger par l’intermédiaire du travail de ses créateurs, le monde de Gundam n’est jamais devenu le Marvel Cinematic Universe et Sunrise n’est jamais devenu Disney. 

Il en était de même dans le secteur de la musique, et ce de façon peut-être plus dramatique. En 1995, l’auteur-compositeur-producteur-chanteur Tetsuya Komuro monopolisait les trois premières places du JASRAC, l’équivalent japonais de la SACEM. Au sommet de son activité, la TK Family représentait la très grande majorité des principales pop stars du Japon dont les chanteuses Namie Amuro, Amy Suzuki, Hitomi. Sous la dénomination JPOP, l’industrie musicale japonaise était alors en explosion et commençait par petites touches à pénétrer le marché international, notamment grâce au travail de mise en compatibilité effectué par Tetsuya Komuro autour des influences de la dance, de l’eurobeat et de l’électro. En 2001, c’était par exemple lui qui était choisi pour écrire l’hymne de la coupe du monde de football avec Jean-Michel Jarre. 

Mais, le 4 novembre 2008, Tetsuya Komuro est arrêté pour fraude fiscale. La même année Amy Suzuki est poursuivie à son tour pour ses pratiques de gestion. S’en suit une série d’enquêtes et de procédures dont l’effet premier est de stopper la dynamique. L’’industrie japonaise redevient insulaire, développant des groupes japonais pour un public de japonais, retombant dans la logique et l’impasse artistique du phénomène des idols tel qu’il a été parfaitement décrit dans Perfect Blue en 1997. 

Dès lors, avec le marketing pour seule boussole, l’industrie va s’appuyer sur la sectorisation de sous-catégories de public jusqu’à aboutir à des monstruosités telles que les 120 chanteuses interchangeables du groupe AKB48 - qui va pourtant squatter les classements pendant plusieurs années. Comme le cinéma de Hong Kong, Cinecitta, le jazz éthiopien et bien d’autres mouvements du secteur culturel, la Jpop avait vécu et disparaissait.

Entre-temps Youtube avait été lancé le 14 février 2005 puis racheté par Google en octobre 2006 pour 1,65 milliards de dollars. En 2009 déjà le site cumulait 350 millions de visiteurs mensuels. En 2014, Susan Wojcicki, l’ancienne salariée n°16 de Google, prend la direction de la plateforme. Aujourd’hui, elle fédère 2,5 milliards d’utilisateurs et a généré 29 milliards de revenus en 2022. La distribution numérique est devenue un fait global. Son impact s’est révélé fondamental à tous les niveaux pour les industries de la culture et leur public, jouant à plein sur le dividende numérique : ceux qui investissent le plus sont aussi ceux qui en bénéficient le plus, ce qui est vrai pour la Silicon Valley, pour Hollywood et pour le reste du monde. 

Contrairement au Japon, la Corée du sud s’est efforcée depuis le début de garantir sa souveraineté numérique en s’assurant de protéger le développement de ses géants locaux tels que Naver ou Samsung. En parallèle, avec la fin de la dictature, le pays s’ouvrait à l’extérieur, et il n’est pas anodin que la première occurrence du terme KPOP soit apparu le 9 octobre 1999 dans un article du magazine américain Billboard intitulé « la Corée du sud autorisera désormais des artistes japonais à donner des concerts localement ».  Au fil des années 2000, cette nouvelle industrie culturelle s’installe sur Internet et sur les réseaux sociaux. Contrairement à son voisin japonais, et suivant la volonté du Président Kim Dae Jung, le gouvernement coréen lui apporte son plein soutien, à la fois pour garantir son indépendance, à l’exemple du modèle français dit de l’exception culturelle, mais aussi pour lui donner les moyens de lutter contre l’influence croissante du géant chinois.

En 2012, cette industrie en construction explose à la face du monde avec la sortie sur Youtube de Gangnam Style, le hit écrit par Park Jae-Sang alias PSY et produit par Yang Hyun Suk, lui-même ancien membre des Seo Taji Boys et fondateur de YG Entertainement, le label des futures Blackpink. Malgré des interprètes parfaitement inconnus du public international, chantant en coréen uniquement, Gangnam Style, établit un record que nul n’aurait pu prédire : le clip sera la première vidéo à dépasser le milliard de vues sur YouTube.  

La clé du succès de ce changement de paradigme culturel tient probablement au fait qu’il s’agit autant d’un morceau de musique que de la parade quasi-militaire d’une industrie locale soudée et porteuse d’une mission d’intérêt général. En lui-même, PSY est déjà une personnalité polysémique et rassembleuse, sorte de Takeshi Kitano coréen qui aurait choisi de diversifier son activité par la musique plutôt que par les films de Yakuza. Et pour réaliser sa déclaration musicale d’indépendance, il s’est entouré de nombreux caméos au moins aussi célèbres que lui dans son pays, tel Hyuna, les deux membres du groupe comique BigBang, les comédiens Yoo Jae Suk ou Noh Hongchul. L’un dans l’autre, Gangnam Style est ainsi devenu une œuvre collective, porteuse d’un genre et d’une industrie plus que d’un artiste en particulier. Il restera la vidéo la plus vue de Youtube pendant 1689 jours d’affilée, record jamais égalé à ce jour, avant d’être dépassé par Despacito, le hit de Luis Fonsi, puis par Baby Shark Dance, une chanson pour enfants mise en ligne par le label coréen Pinkfong qui cumule 12,4 milliards de vue aujourd’hui. 

Depuis, BTS est devenu le plus grand boys band du monde, allant jusqu’à redéfinir l’image de l’homme asiatique et accumulant un capital émotionnel si important que leurs fans réunis sous l’acronyme de ARMY [pour Adorable Representative M.C. for Youth] consacrent un temps proprement monstrueux à faire l’analyse sémantique et stratégique de la moindre interaction en ligne des membres du groupe. C’est la Beatlemania version réseaux sociaux. 

A date, il n’est donc pas étonnant que la valeur des actions de SM Entertainment ait été multipliée par deux à l’idée même que les acteurs de la KPOP pourraient procéder à des fusions et à des regroupements. En raison de la structuration verticale de cette industrie en Corée, personne ne doute de l’intérêt de faire grandir ses acteurs en leur apportant plus de capital et de moyens pour leur permettre de diffuser toujours plus ces contenus qu’ils semblent capables de produire à l’infini. Reste cependant la question de leur capacité à transformer leur gouvernance pour devenir de vraies multinationales de la culture. Jusqu’à aujourd’hui, SM Entertainment a toujours été dirigée et possédée par un seul homme. Et quel que soit son importance dans le paradigme actuel, le secteur de la musique ne saurait de toute façon se résumer à la seule KPOP. Reste donc également à voir si ses acteurs sauront raisonner autrement que par la croyance naïve qu’ils auraient la possibilité de la transformer un jour en monopole. A une certaine échelle, la culture n’est finalement rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. ...

Comment la Corée du Sud a fait de la Kpop son cheval de Troie dans la guerre culturelle mondiale.    Le 10 février 2023, HYBE, le label du groupe BTS, a lancé une OPA hostile sur SM Entertainment, son rival historique. Avec 14,8% des titres, HYBE est devenu le nouvel actionnaire de référence et propose désormais de racheter les minoritaires restants avec un premium de 25%. A elles deux, les sociétés HYBE et SM Entertainement capitalisent 9 milliards de dollars. Quant au Hallyu, la « vague » culturelle coréenne qui se répand à travers la musique, les séries télévisées et les bandes dessinées, elle a représenté en 2022 un marché de 12,4 milliards à l’export pour le pays, soit plus que l’électronique grand public, les batteries, les véhicules électriques ou les écrans plats.  En France, la culture et le soft power coréens se répandent dans le calme sinon sans bruit. On voit par exemple fleurir, à Paris comme en province, des restaurants comme l’excellent King Kong, où l’on peut manger du poulet frit avec une sauce miel-wasabi, au milieu de néons qui rappellent le Séoul nocturne, tout en regardant chanteurs et chanteuses s’époumoner sur les écrans géants qui passent en boucle leurs clips ou l’une des nombreuses émissions musicales du pays. Même les politiques s’en emparent, et la présence des Blackpinks au concert des pièces jaunes a pesé lourd dans la bataille de position qui se joue avec le concert des Enfoirés.  Il ne s’agit pas d’un hasard. En 1997, Kim…

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