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Xavier Couture
Dans l’introduction de son ouvrage « Barbarie et Philosophie » paru en 1990 au Presses Universitaires de France, Sylvain Auroux aborde un sujet devenu crucial aujourd’hui : la fragmentation. Il commence par ces mots : « On est toujours le barbare de quelqu’un ». Cette affirmation repose sur un constat d’évidence : chacun de nous appartient à une communauté, un groupe, un système de reconnaissance régressif. Le confort fœtal apparait lorsque l’univers visible dans notre espace partagé devient un miroir. Cette société du « nous c’est moi » produit ce qu’Auroux appelle le fragment. La barbarie est donc la conséquence de la radicalité des fragments. Pour chacun la culture est donc pensée comme sa propre auto-évaluation, sa capacité à pouvoir appartenir au fragment choisi. Et cette culture se définit par opposition à celle du fragment mitoyen, par définition identifié comme le barbare.
L’architecture numérique a surgi depuis la publication du livre, et elle a joué son rôle de bombe à fragmentation, conférant au propos de 1990 une réalité que l’auteur lui-même n’avait sans doute pas envisagée, définissant la nouvelle règle de nos vies. Une règle abolissant les règles, produisant des fragments si hétérogènes que notre monde se retrouve « dispersé façon puzzle » pour citer Audiard, lui qui avait une plume sachant réunir les fragments. La civilisation et la barbarie se nourrissent de leur étymologie. La civilisation est associée à la civitas romaine, la cité, le groupe, l’urbanité. Par opposition le barbare vient de barbaroi, ce bruit produit par une langue de non-grec incompréhensible pour ne pas dire inaudible. En avançant dans l’analyse, la notion d’universalisme propre à notre culture occidentale impose la domination d’un fragment sur les autres. Cela s’appelle la démocratie. Le fragment se regroupe avec d’autres, tisse des consensus et devient majoritaire. La différence, la divergence, le débat doivent s’incliner devant le fait électoral, la volonté agrégée du plus grand nombre.
Notre destin sera collectif ou ne sera pas.
Dans nos obsessions coloniales puis post coloniales nous avons exporté notre universalisme comme un bienfait. Nous avons adopté la phrase de Churchill comme un axiome indépassable : la démocratie comme le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Cet aphorisme malheureux aurait dû être contesté lorsque nous l’avons imposé à des sociétés qui avaient vécu des centaines ou des milliers d’années sur une logique tribale. Nous leur avons imposé des frontières artificielles en privilégiant l’exploitation des sols et des sous-sols au détriment des individus. Oui, cela aurait dû nous alerter lorsque l’explosion numérique a dévasté les frontières physiques, créé de nouvelles tribus, de nouveaux codes de reconnaissance et qu’est apparu le grand puzzle, le grand chambardement communautaire, la révolution du fragment. En moins de vingt ans l’universalisme a perdu la bataille et avec lui la logique démocratique. « Nous c’est moi » signifie clairement « vous, les autres, vous êtes nos barbares ». La planète devient violente. La démocratie avait sa part de religiosité, mais une grande partie du monde n’a plus la foi, considérant que le fragment majoritaire parlait trop bien l’anglais et ne savait compter qu’en dollar. Quant au monde occidental, à la déferlante des avis et opinions fragmentaires qui submergent les réseaux sociaux correspond la montée de l’abstentionnisme, la dégradation de l’image des politiques, la perte de crédibilité des élites. Et comme un aveu en forme de sanction, les acteurs de la démocratie puisent leurs comportements dans le réservoir d’invectives et d’agressivité qui fermente dans les machines à clic.
« Deux mains qui se cherchent, c’est assez pour le toit de demain ». Cette magnifique phrase d’André Breton prend un relief crucial en ces temps de cacophonie. Notre destin sera collectif ou ne sera pas. Nous vivons aujourd’hui en adémocratie : un système toléré, vécu sans passion, dans l’indifférence. Et pourtant une multitude d’enjeux vitaux se coagulent : environnement, démographie, fractures culturelles, accroissement des inégalités, montée des nationalismes. Les fragments sont à l’œuvre, détricotant tous les piliers du vivre ensemble et célébrant l’affrontement comme la démonstration ultime de la liberté. Nous sommes mis à l’épreuve de la main tendue, nous sommes mis à l’épreuve du regard de l’autre, nous sommes pris dans les filets de la toile, du réseau, des écrans où l’apologie de la différence est une affirmation d’identité. Les civilisations vivent, évoluent, se transforment et meurent parfois. Dans le tintamarre revendicatif des fragments, et du cri de sa forme ultime : l’individu, nous devons retrouver l’appétit du collectif. Il en va de notre survie. L’adémocratie ne doit pas masquer l’urgence du travail de reconstruction d’un espace partagé, d’une agora apaisée, non pas pour multiplier les clones mais pour préserver le fragment sans doute le plus fragile de l’univers : l’humanité. ...
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