En 1969, le vent de mai 68 semble déjà bien loin. La France se remet doucement de ce printemps explosif, l’Université de Vincennes ouvre ses portes, décidée à changer le cours de l’enseignement supérieur ; les accords de Grenelle, qui prévoyaient notamment l’augmentation de 35% du SMIG – ancêtre du SMIC – ont été proposés, sans être paraphés par les syndicats, mais seront appliqués par le Premier ministre, Georges Pompidou ; la libération de la parole et de la sexualité – en 1968, plus d’un français sur quatre a moins de 16 ans, conséquence directe du baby boom – annonce la loi Veil qui, en 1975, légalisera l’avortement. Pourtant, ce qui était au cœur de la contestation ouvrière, l’aliénation par le travail, est encore bien vivace dans les usines. Quelques militants appartenant à l’extrême-gauche maoïste veulent alors prolonger la révolution en infiltrant les usines pour réveiller le feu de la révolte ; ce sont les établis. Plusieurs intellectuels de la période ont expérimenté cette pratique militante déjà en cours depuis 1967. Robert Linhart, agrégé de philosophie, professeur en devenir et militant en activité, s’y plonge à son tour durant un an en 1969. Il en tire un récit, L’établi, aujourd’hui adapté par Mathias Gokalp, auteur d’un premier film Rien de personnel en 2009, qui, déjà, auscultait les rouages pervers d’une entreprise.
La séquence d’introduction du film L’établi est saisissante ; Swann Arlaud, interprète de Robert Linhart, fait la queue, en compagnie d’autres hommes, en Marcel bleu, évoquant déjà l’uniforme à venir. Le regard fixe, il se soumet aux différents tests physiques et psychologiques qui lui permettront d’intégrer l’usine Citroën. D’emblée, le corps est central, un principe autour duquel Gokalp décline son film, s’attardant sur les mains de Linhart, plus tard décrites par un syndicaliste de la CGT comme trop fines pour être celles d’un ouvrier. Elles deviennent un leitmotiv ; entourées de bandages, saignantes, elles valent à Linhart le surnom de « la momie » et deviendront le stigmate visible de la violence à laquelle sont soumis les ouvriers.
D’emblée, le corps est central, un principe autour duquel Gokalp décline son film.
Un corps central, donc, dont les gestes répétitifs assurent le rendement et le bon fonctionnement de l’usine, mais conditionnent aussi l’esprit, l’enfermant dans un carcan psychologique jusqu’à l’aliénation. Contrairement aux attentes du spectateur n’ayant pas connu l’usine, peut-être nourri par un imaginaire dérivé des Temps Modernes de Chaplin, le rythme du travail est ici décrit et mis en scène comme un temps long, un mouvement précis et répété en cercle, qui engendre la somnolence, l’engourdissement. La mise en scène de Gokalp se calque sur ce rythme, les séquences s’étirent en plans larges qui engloutissent l’ouvrier dans l’univers de cette grande machine jusqu’à l’y perdre. Ce choix soumet le spectateur à une expérience similaire à celle des ouvriers représentés, où l’ahurissement des premiers instants se mue lentement en renoncement. Une voix-off sporadique intervient, mesurée, pour expliciter l’expérience de Linhart, une voix-off atone mais précise, sans circonvolutions. D’abord limité à l’espace-temps de l’usine, ce conditionnement de l’esprit par la répétition du geste se prolonge jusqu’aux domiciles des ouvriers ; Gokalp traque les bruits monotones qui perturbent leurs nuits, les contraignant à se réveiller plus zombéifiés que la veille, note les médicaments donnés par des médecins douteux pour leur permettre de s’abrutir le soir, dénonce les petits rouages pernicieux, exclusivement conçus pour favoriser le rendement. Une expérience qui crée la solitude, brise le lien entre les ouvriers réduits à n’être que des rouages d’une machine qui isole l’individu, casse toute idée de collectif. Une première solitude à laquelle est confrontée Linhart, solitude construite aussi par son propre double-jeu, par le secret qu’il porte, et qui se traduit en plans évoquant son errance lorsqu’il rentre chez lui, trouant la nuit magnifiquement éclairée.
Des élans généreux, des rires, viennent parfois briser les solitudes. Conseils pour prévenir les blessures, services rendus, la chaîne de la solidarité se substitue à la chaîne du travail et se consolidera lors d’une provocation de Citroën : imposer aux ouvriers de travailler trois quart d’heures de plus, gratuitement, pendant une durée déterminée, afin que les patrons se remboursent des pertes subies pendant les grèves de mai 68. Alors, l’ambition de Linhart peut enfin se réveiller et se muer en incitation à la grève, aidé en cela par ses camarades qui tractent à visage découvert aux portes de l’usine. Le collectif s’organise doucement, soudé autour de cette énième injustice. C’est la porte d’entrée dans le cœur du film, par la description de l’écosystème d’une grève, de sa mise en place, de l’euphorie qui transcende ceux qui y prennent part, qui y trouvent une place autre que celle à laquelle ils pensaient être assignés – une place qui leur permet de s’exprimer, d’être écoutés. Arrive alors l’instant qui comporte en lui toutes les cristallisations : l’heure fatidique qui verra celui qui, le premier, déposera les outils pour signifier la fin du travail. Contrairement au reste du film, ce moment est filmé à l’aide d’une caméra plus volatile, plus mouvante ; la tension des regards et des gestes, saisis dans des cadres empêchés, comme à la dérobée, rappellent le regard tendu et décidé de Linhart dans la scène d’introduction du film. Lorsque la grève est en effet suivie, la caméra elle aussi se délie, et les plans, filmés caméra à l’épaule, deviennent vivants, traduisant le bonheur de cette première réussite.
Vient alors, peut-être, la partie la plus intéressante du film. La violence morale des patrons est évidente, leur volonté de casser la grève en essayant de nouveau d’isoler les individus est claire ; mais Gokalp n’hésite pas à montrer la violence morale qui émane, aussi, du collectif gréviste. Ainsi cette scène qui transforme, un bref instant, le beau groupe solidaire en une foule inquiétante, déferlant sur les quelques ouvriers qui refusent de participer à la grève – notamment une femme particulièrement dépendante de son travail car élevant seule son enfant. Les cris, les injonctions menaçantes des grévistes, provoquent l’effondrement en larmes de l’ouvrière, prise entre la meute de ses camarades et le regard des patrons ; des larmes qui brusquement créent le silence autour d’elle et dans la foule, soudain contrite et consciente de l’impasse.
Tout l’intérêt du film se situe, à vrai dire, dans cette capacité à représenter ainsi la nuance, à montrer toutes les violences, à ne pas s’enfermer dans une idéologie simpliste et à ne pas oublier les problématiques éthiques, déontologiques de la trajectoire de son héros qui, tout au long du film, se déguise, comme le pointe sa fille un soir quand il rentre dans son appartement bourgeois après avoir passé la journée à l’usine, dans des vêtements plus propres à se fondre, selon lui, dans la masse ouvrière. Peu à peu Linhart finit par porter ses vêtements d’usine jusque dans son appartement, indiquant une porosité qui n’existe cependant que pour lui. Lorsque l’un de ses camarades d’usine, le premier à qui il dévoile son secret, vient chez lui, il ne s’y sent pas à son aise, ne comprend pas la démarche de Linhart – pourquoi venir s’abîmer la santé, le corps et l’esprit quand on a la chance d’avoir le choix ?
Outre l’idée hautement questionnable de jouer à l’ouvrier quand les conséquences ne seront jamais les mêmes – un Linhart, même abîmé, même brimé, aura toujours une place à l’Université qui l’attend, de sorte que les conséquences d’une grève ne seront pas les mêmes pour lui que pour ceux qui ne jouent pas – le film pose finalement la question de la réelle possibilité d’une convergence des luttes. Si la classe ouvrière a connu d’importantes mutations, la fragilité de précaires pressés par un patronat tout puissant est toujours réelle – travailleurs soumis au rendement et contraints, encore, de ruiner leurs corps pour survivre, politiques présentant l’uberisation du travail comme un progrès, sous couvert d’une fausse liberté ; et la solitude des individus est encore plus réelle, le lien social encore plus abîmé qu’il ne l’était au XXème siècle. En exposant les limites de la contestation emblématique que fut mai 68, par le prisme de femmes et d’hommes exploités, Gokalp place L’Établi au coeur des problématiques contemporaines et fait émerger une première réponse, égrenée en filigrane tout au long du film : l’absolue nécessité de la solidarité comme moteur premier pour briser l’individualisme, mener à la porosité des mondes et des classes afin de parvenir à se parler, à se comprendre, à s’écouter et, enfin, à s’unir.